Cinéma

La passion selon Milo – à propos de The New Gospel de Milo Rau

Critique

Le metteur en scène et réalisateur suisse marche dans les pas de Pier Paolo Pasolini et de Mel Gibson en choisissant comme terre d’accueil de son Nouvel Évangile la ville italienne de Matera. Chaque image, chaque parti pris, chaque personnage choisi par Milo Rau est selon ses mots « une révolte de la dignité » ; en résulte un film documentaire sidérant, esthétiquement et politiquement, à voir pendant la semaine sainte sur le site du théâtre de Gand avant sa diffusion au festival d’Avignon en juillet prochain.

Film hybride, The New Gospel est bien plus qu’une revisite contemporaine de l’histoire du Christ. Super star des plateaux de cinéma, Jésus de Nazareth inspire les réalisateurs qui ne cessent de s’emparer de cette histoire d’amour et de violence pour tantôt la sublimer, tantôt la tirailler ou la railler, mais toujours, avec le secret espoir d’en percer quelque mystère. Milo Rau, aguiche le spectateur contemporain avec une accroche postmoderne en diable : que prêcherait Jésus en 2021 ? et puis à quoi ressemblerait-il ? Une fois ferrés dans cette fable d’anticipation, le réalisateur déploie tout son génie dramaturgique pour déplacer notre regard et nous forcer à porter attention à ceux que l’on oublie ou dénigre et à la fêlure sombre qui nous abîme tous.

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Activiste camerounais, Yvan Sagnet n’est pas un acteur mais il incarne la figure du Christ, investi d’une mission qui, si elle perd sa transcendance théologique, se leste d’une urgence immanente. Ce Jésus noir, tel l’agneau pascal, se charge des péchés des hommes et tente par ses harangues de rue de réveiller les consciences de ses contemporains. Hic et nunc, ce sont les réfugiés et les migrants qui ont faim, délaissés par l’Europe, mis au rebut et exploités tels des esclaves, petits parmi les petits, comme si les béatitudes de l’évangéliste Mathieu étaient mis en image, « bienheureux les pauvres d’esprit car le royaume des cieux est à eux ».

Ce Jésus militant arpente la ville de Matera, dont les ruelles et les collines d’oliviers ressemblent étrangement à Jérusalem, rencontre des femmes et des hommes abandonnés de tous, participe aux manifestations syndicales et aux grèves, sympathise avec la population locale tel un homme politique en campagne serrant des mains, empathique et concerné. Milo Rau apparait souvent à ses côtés comme le grand ordonnateur, cellule grise du projet qui se noue, il met en scène sous nos yeux la préparation de cette passion. C’est une mise en abime qui renverse le sens communément admis ; le théâtre dans le théâtre, les coulisses à vue ont souvent pour objectifs de rappeler que nous sommes devant une fiction, que l’œuvre que nous découvrons a été pensée et construite par des artistes et donc forcément partiale et orientée.

Le processus de création dévoilé ici n’est pas un enjeu théorique mais bien une part essentielle de l’œuvre elle-même. L’émotion intense et inédite que l’on ressent dans les vingts dernières minutes du film – qui s’ancrent uniquement dans un récit avec décor et costumes, dans ce chemin de croix et ces rencontres et ces chutes et sa funeste conclusion –, vient de la préparation minutieuse du réalisateur qui a pour habitude dans ces projets de travailler avec la population locale et de proposer à qui veut d’incarner un personnage. Cette aliénation transitoire de l’identité permet de se mettre pour quelques instants dans le corps de l’autre, du barbare, de l’esclave, du méchant.

Milo Rau filme les visages de ces hommes et de ces femmes avec en tête l’impératif levinassien, le visage est dénudé, offert, exposé, sans défense.

Dans une scène d’une violence inouïe, un jeune homme italien catholique se présente pour jouer un soldat de Ponce Pilate chargé de torturer ce juif fauteur de trouble. Dans ce qui s’apparente à une audition, la camera scrute cette homme se transformer progressivement en bourreau lors d’une scène d’improvisation, fouet à la main, transpirant, éructant, des insultes racistes plein la bouche. Tout en lui devient monstrueux, effrayant, démesuré, et le Stabat Mater qui retentit alors achève la constatation implacable de la violence tapie en chacun d’entre nous. Les apôtres sont tous des réfugiés, paysans, militants ou travailleurs du sexe de Matera qui, une fois la toge enfilée deviennent les protagonistes lumineux des derniers moments du Christ mais restent, dans nos yeux de spectateurs, ces ramasseurs de tomates exploités sans vergogne et ses rebelles qui se battent avec des armes dérisoires. Leurs conditions de vie dans la réalité ainsi dévoilées, teintent la fiction, la charge d’un poids qui démultiplie son pouvoir et la portée du récit.

Ce n’est pas la dimension théologique de Jésus que Milo Rau a souhaité transmettre mais bien l’acuité renouvelée du message, la nécessité impérieuse de retrouver une grandeur d’âme et une simplicité d’amour fraternel. Sans tomber jamais dans une complaisance, il filme les visages de ces hommes et de ces femmes avec en tête l’impératif levinassien, le visage est dénudé, offert, exposé, sans défense.

Les épisodes du nouveau testament, le baptême du Christ par Jean Baptiste dans les eaux du Jourdain, l’appel des apôtres, la dernier repas, les femmes au Golgotha, la pendaison de Judas, la trahison de Pierre… sont filmés comme des apartés dans le documentaire, des ilots de fiction qui constituent paradoxalement le but de toute cette entreprise. L’entrechoc permanent du documentaire politique contemporain engagé, cru et sans filtre et des tableaux sacrés, esthétiquement redoutables, dessinés comme des fresques italiennes, brûlés par le soleil qu’accompagnent les cigales, donne à ce film une épaisseur qui sidère, comme si pour la première fois, ces histoires transmises depuis des générations advenaient à nouveau sous nos yeux.

Et puis il y a Marie, mater dolorosa, qui suit son fils écrasé sous le poids de sa croix, piéta en souffrance, et une image, qui s’incruste très profondément dans notre cerveau, peut être la quintessence de cette œuvre, une larme charnue, pleine d’une vie de sacrifices, qui reste plusieurs secondes à l’orée de la paupière de la mère de Jesus. Terriblement esthétique, la beauté de l’instant suspendu agit ici comme une sublimation, comme une possibilité de rédemption. Le film s’arrête au moment de la mise en croix, pas de résurrection en vue, cette larme qui peine à s’éventrer reste l’épochè qui rend envisageable le monde d’après.

Cette maestria à filmer la chaîne et la trame sans déflorer l’émotion de l’œuvre achevée fait de Milo Rau l’un des créateurs les plus intrigants de la scène contemporaine, et pour preuve supplémentaire, The new gospel vient d’être élu en Suisse « meilleur documentaire de l’année ».

 

Le Nouvel Évangile (The New Gospel) conçu, écrit et réalisé par Milo Rau

Diffusion du 1er au 4 avril chaque soir à 20h sur le site du théâtre NTGent et bientôt en VOD.


Marie Sorbier

Critique

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Festival d'Avigon