Mobilités des uns, confinements des autres
« Le confinement. » Il a fallu moins d’un an pour que ce mot, auparavant plutôt allégorique et peu employé dans le langage courant, s’impose dans notre quotidien, au point d’être discuté chaque jour, sur toutes les chaines d’information, en suivant le mode de raisonnement qu’elles affectionnent tant et qui réduit chaque évènement à un petit plébiscite : pour ou contre.
Depuis, « le confinement » nous apparaît comme un outil de régulation des flux afin de soulager un hôpital en incapacité de faire face à ce que la pandémie lui impose. Les privations de liberté et l’obligation à l’immobilité relèvent du management du soin et c’est au politique de fixer le curseur quand la raison médicale plaiderait plutôt « pour » (le confinement qui sauve des vies) et la realpolitik « contre » (le confinement qui tue l’économie).
Mais derrière l’évidence d’une situation qui s’étire, le mot se vide de son sens. Son omniprésence participe au brouillage des réalités sociales les plus triviales tant « le confinement » renvoie à des processus moins homogènes, moins nouveaux et moins figés que ce que son martèlement laisse croire. C’est notamment le cas avec deux grandes questions remis sous le feux des projecteurs par la pandémie et le confinement : la question sociale et la question écologique.
La question sociale au prisme du confinement : promiscuité et mobilités contraintes
On voit bien que, derrière « le » confinement, se décline toute une gamme de situations sociales. La vraie question est sans doute plutôt celle de la promiscuité – un terme absent des débats quotidiens qui paraît pourtant plus pertinent que celui de « confinement ».
D’un point de vue sanitaire, le confinement efficace est en effet un confinement sans promiscuité, un confinement où chacun dispose d’un espace à soi et où les contacts physiques sont minimisés et minimisables. On pourrait dire la même chose du point de vue de son acceptabilité mentale : il est plus facile de « faire avec » la privation de mouvements vers l’extérieur lorsque l’on dispose d’un espace-refuge où l’on peut se ressourcer individuellement et être en sécurité physique, matérielle et affective.
Virginia Woolf l’avait déjà très bien écrit à propos de la condition féminine : c’est d’un « lieu à soi » dont les femmes ont besoin pour s’émanciper de la domination masculine. C’est aussi, comme le remarquait Simone de Beauvoir le piège des tâches ménagères – toujours à refaire car immédiatement consommées et tout le temps dans le champ de vision – qui tend à confiner les femmes à l’intérieur du foyer et à les empêcher d’investir une trajectoire extérieure aussi assurée que celles des hommes. Rappelons de ce point de vue qu’à l’échelle du globe, près de la moitié de l’humanité était déjà, pour une grande part, confinée dans « le monde d’avant ». Confinée au domicile familial, à sa cuisine et aux tâches domestiques[1]. « Le confinement » a d’ailleurs généré un retour contraint de nombreux hommes dans le foyer conjugal qui est souvent venu violemment rompre des arrangements précaires et n’a pas nécessairement rééquilibré la répartition des tâches quotidiennes.
On pourrait dire la même chose du monde ouvrier et des milieux populaires, aussi souvent condamnés à une forme de confinement social et territorial. La sociologie des milieux populaires a en effet bien montré à quel point les individus les moins bien dotés dans l’espace social ont toujours eu besoin de créer ce qui ressemble à des espaces de déconfinement pour contrebalancer les formes d’immobilité et d’assignation qui affectent leur cadre de vie : le café, le coin de rue, les apéros « chez l’un chez l’autre », le potager, l’atelier de bricolage etc. [2] Autant d’espaces qui font soupape et permettent de constituer ce que le sociologue Olivier Schwartz nomme une « aire de réparation ».
Tous les exemples de confinements dramatiques répertoriés dans la presse – étudiants coincés en résidences collectives dans des chambres exiguës, couples séparés contraints de cohabiter, appartements HLM qui ne fonctionnent que lorsque la famille s’y retrouve de façon alternative, prisons surpeuplées, camps de migrants ou centres de transit… – rappellent ce fait élémentaire : le confinement dans la promiscuité nourrit une forme sourde d’oppression… et c’est aussi une source évidente de contamination. Les chiffres de l’INSEE sont sans ambiguïté – la carte de la surmortalité du Covid-19 est une carte sociologique où la densité de population reste le facteur le plus déterminant ; ce que confirme l’Institut Pasteur en soulignant que si l’on se contamine principalement au foyer familial et au travail, c’est bien la concentration de population qui y déterminent la contagion.
Le confinement efficace et supportable n’est d’ailleurs pas seulement celui de ceux qui ne subissent pas la promiscuité, c’est aussi le confinement de celles et ceux qui étaient mobiles et qui bénéficiaient, en temps normal de la mise à l’écart des autres. Comme aimait à le rappeler Pierre Bourdieu, « le réel est relationnel » : le capitaliste gagne de l’argent grâce au travail de ses ouvriers ; le bourgeois a de l’espace car les moins riches en manquent, l’homme règne sur le monde extérieur si la femme s’occupe de son intérieur, etc. De façon symétrique, en temps de confinement sanitaire, rester chez soi n’est possible qu’à condition de bénéficier de la mobilité contrainte d’autrui et de liens de subordination invisibles dont la géographe Anne-Laure Amilhat Szary rappelle à quel point ils structurent notre rapport à l’espace : commandes et livraisons à distance, acheminement de marchandises et de services etc.
« Le confinement » est donc moins un opération de réduction de la mobilité qu’un redéploiement de celle-ci qui fait « exploser les inégalités » entre celles et ceux qui peuvent rester à domicile et celles et ceux qui sont contraints de se déplacer et de prendre soin des autres. « Le confinement » ne protège véritablement que ceux qui étaient auparavant « mobiles » et qui, même assignés à résidence, continuent à profiter de la mobilité contrainte des précaires exposés aux contaminations et à des effets de « syndémie » délétères, comme l’atteste l’enquête EPICOV menée par l’Inserm. Donnons un seul chiffre pour résumer ces effets d’accumulation : 21 % des agents de nettoyage vivent en logement surpeuplé.
La pandémie crée un effet loupe et c’est souvent à la périphérie du monde social que l’on comprend sa logique interne, simplement parce que ses tensions y sont exacerbées. La périphérie est moins « séparée » de son centre qu’elle ne révèle ses contradictions profondes. La condition des migrants n’a peut-être jamais été aussi symptomatique : extrémité des mobilités contraintes, promiscuité dans des camps surpeuplés ; pandémie galopante. C’est aussi ce que l’on observe dans les quartiers dit « populaires » : forte densité de population, promiscuité des conditions de vie, concentration de mobilités contraintes (si une part de la population de ces quartiers, sans emploi, se sent assignée à résidence, le reste est tenu de faire de nombreux mouvements pendulaires pour subvenir à ses besoins), dégradation des situations.
Or, dans ces quartiers où s’accumulent les difficultés matérielles, les solidarités « de la main à la main » et l’obligation d’affronter, individuellement et collectivement, nombre d’épreuves font tenir les habitant-e-s[3], mais c’est précisément cette densité morale et ces liens d’entraides que « le confinement » pénalise, voire criminalise. Dans ces quartiers, s’institue alors aussi une realpolitik économique pour faire face aux difficultés, surtout quand ce qui fonctionnait par le bas se voit démantelé. Prenons l’exemple de l’économie de la drogue, qui tend à plus intéresser les médias que les élans de solidarité[4], pour noter la rapide adaptation du marché à son nouvel écosystème. Dans « le monde d’avant », les clients étaient mobiles : c’était le centre qui venait à la périphérie pour s’approvisionner.
Dans le « monde d’après », c’est désormais au vendeur de subir les coûts de l’illégalité du déplacement, dans une logique « ubérisée » où la drogue vient désormais au consommateur en scooter. Mais dans les deux cas, difficile de comprendre ce qui se joue sans considérer les relations entre centre et périphérie. D’une certaine manière, l’envoi de la police pour verbaliser des habitants présent dans l’espace public qui ont déjà souvent une relation délétère avec celle-ci est l’allégorie d’un vrai problème de focale : contrôler « l’extérieur » par la force pour mettre à distance un danger que l’on imagine « exogène », plutôt que de lutter contre la structure politique des inégalités et penser en relation.
Car ce qui frappe au fond dans le traitement de la question sociale en ces temps de confinement, c’est la tendance à déconnecter les problèmes, à faire comme si la pandémie « tombait du ciel », qu’il fallait se protéger en se retirant du monde et que les inégalités sociales étaient des « conséquences de la crise », alors qu’elles la précèdent et sont au moins autant des causes d’aggravation de la contamination et des vulnérabilités. Il en va de même avec la question écologique.
La question écologique au prisme du « confinement » : exploitation animale et distanciation environnementale
Pour l’OMS, il fait ainsi aujourd’hui peu de doute que le virus du Covid-19 soit d’origine animale. Les bêtes en question ne sont pas encore identifiées avec certitude mais voici le scénario le plus probable : un premier animal – la chauve-souris – aurait contaminé un second animal qui aurait contaminé l’homme. On a longtemps pensé que le vison, élevé en cage pour sa fourrure, serait le « chainon manquant » entre l’homme et la chauve-souris, même si aujourd’hui rien n’est moins sûr. C’est en tout cas dans la combinaison entre une destruction par l’homme de l’habitat sauvage de nombreux animaux (qui se voient dès lors contraint de « migrer » et de cohabiter avec l’homme) et une concentration anormalement élevée d’autres animaux (alors en capacité de transmettre des maladies infectieuses ou parasitaires à l’homme – les désormais célèbres zoonoses) qu’il faudrait chercher l’origine de nos problèmes. Encore une fois, on retrouve le même cocktail : mobilités contraintes et promiscuité.
Aux sources des virus serait donc l’exploitation animale et un confinement organisé pour des besoins industriels, en tout cas une situation qui s’y apparente si l’on en croit la définition du Larousse (« situation d’une population animale trop nombreuse dans un espace trop restreint et qui, de ce fait, manque d’oxygène, de nourriture ou d’espace »). Ce confinement de centaines de milliers d’animaux, privés de liberté et regroupés en masse, a survécu à la crise du Covid-19. Il vise à exploiter des vies animales et à rationaliser leur mort en série pour maximiser le profit. Ce confinement-là est l’antithèse de celui que nous vente l’expertise médicale : c’est un confinement qui tue, fait tourner l’économie et tient de la realpolitik.
Comme l’a récemment montré Lucile Leclair, l’élevage industriel est au cœur de la fabrique des pandémies: la concentration d’animaux stressés et affaiblis d’une seule et même espèce équivaut à implanter des clusters en puissance ; la spécialisation de sites mono-tâches qui obligent à déplacer, au cours de leur vie aseptisée, ces animaux sont ensuite autant de sources de propagation potentielle… Quand aux conditions d’abattages, elles ne signent pas la fin des modes de transmission mais tendent plutôt à les perpétuer, tout en instituant une frontière étanche et déréalisante entres les hommes et « leurs » bêtes. Le cocktail pandémique se construit sur toute la chaîne de production : surpopulation, promiscuité, mobilité contrainte, surmortalité concentrée. Il s’agit bien là d’un confinement permanent : ces animaux, qu’ils soient élevés, transportés ou abattus, sont soit sédentaires et enfermés, soit transportés de force et en cages.
Au 1er avril 2021, en France, on comptait 95 798 morts du Covid-19. Dans la même période, les élevages de canards du sud-ouest ont été touchés par une terrible grippe aviaire : au 25 janvier 2021, on comptait plus de 2 millions de morts. Au Danemark, c’est près de 15 millions de visons qui on été abattus parce que plusieurs employés d’abattage semblaient avoir été contaminés – et ce par un virus qui semblait avoir déjà muté. On parle moins de ces morts, provoquées pour juguler une contamination incontrôlable et nous en protéger.
Ce modèle de prédation est absurde mais subsiste parce qu’il est rendu économiquement soutenable. Notons que ces millions de cadavres continuent à être rentables : parce que les éleveurs ont été indemnisés et parce que le prix de ce qui devient plus rare tend à monter. Ne pas se pencher sur notre rapport instrumental aux animaux dans le contexte actuel, c’est envisager « le confinement » avec une courte vue. Nous confinons des animaux en masse pour les consommer et ce, depuis longtemps. Ce confinement est un outil de management des flux : il ne gère pas la vie, mais organise la circulation globale de produits transformés, dérivés de la mort.
À l’heure de la « distanciation sociale », transparaît ici un rapport à la faune et la flore qui ressemble à une véritable distanciation environnementale. L’appauvrissement de notre langage en est un signe évident, comme le souligne l’historien Romain Bertrand en enquêtant sur « l’art perdu de la description de la nature ». Aujourd’hui la compréhension de notre place et de nos interactions avec une environnement donné (ce que l’on appelle la biodiversité d’un écosystème) compte moins qu’un rapport de prédation où la nature est mise à distance pour être exploitée en tant que matière première ou pour les plaisirs sensoriels et affectifs qu’elle peut procurer.
Dans un tel modèle, la nature et les animaux nous sont toujours plus extérieurs : on construit des « barrières » et on travaille à toujours plus de « distanciation » – ce qui, en retour, ne fait que produire des réactions et des rétroactions qui lie toujours plus notre activité à celle de la planète. Il n’y a qu’à se rappeler les premières réactions quant à la possible source chinoise de la pandémie : plutôt que de questionner notre distanciation environnementale, c’est le « toujours plus de barrières » qui a semblé l’emporter : le problème du marché de Wuhan, c’est le manque d’hygiène et de protocoles sanitaires disent les gouvernements occidentaux ; le problème vient plutôt de l’importation d’espèces intoxiquées comme le vison en provenance d’autres pays, dit le gouvernement chinois.
Et aujourd’hui, comme l’indique Frédéric Keck, dans un monde interconnecté, la nouvelle peur autour de la chaîne du froid révèle la croyance en une dangerosité sanitaire toujours imaginée comme « extérieure » à la société, dans une « cryopolitique » qui en dit long sur les apories de cette distanciation environnementale.
Et pourtant, les enquêtes anthropologiques qui documentent la variété de nos rapports sociaux aux chauves-souris – des animaux objectivement porteurs de nombreux virus – montrent que la meilleure façon de s’en protéger est sans doute de vivre à leur côté plutôt que de les pourchasser dans une façon d’habiter le monde fondée sur l’échange et l’interrelation. L’ironie est sans doute à la hauteur de l’orgueil : avec la pandémie de Covid 19, les peuples les plus médicalisés sont maintenant vulnérables.
Faire « comme si » ?
Car les facteurs endogènes de la « crise » et la nocivité de prédation humaine sont de plus en plus perceptibles. Avec la pandémie, s’est imposé un paradigme de la distance (« le confinement », « il faut se protéger en s’isolant », « nous sommes en guerre », etc.) et du management de la vie et des risques. Ce paradigme considère qu’elle nous est extérieure et que, d’une certaine manière, il est inutile de penser les problèmes que nous devons affronter de l’intérieur et en relation. Ce paradigme accorde sa préférence au temps court (de l’élection, des plateaux télévisions, des réseaux sociaux, des ressources humaines) par rapport au temps long.
C’est très clair en ce qui concerne la question sociale et la question écologique. Pourtant toutes les personnes qui souffrent des injustices qu’elles charrient, tout comme les enquêtes qui en expliquent la fabrique, parlent de problèmes de fond et nomment des choses concrètes : promiscuité, mobilités contraintes, exploitation animale, distanciation environnementale – entre autres. Dans la continuité du mouvement des gilets jaunes, « le confinement » a replacé la question sociale et la question écologique au centre de l’attention. Et de la même façon, ce paradigme de la distance se révèle hors-sujet.
Le pouvoir politique semble persister à ignorer la réalité de ces intrications et à « faire comme si ». Ce grand refus est au cœur de la démonétisation de la parole publique qui n’est plus là pour rendre raison de ce qui arrive mais pour emporter l’adhésion temporaire. Les mots, piégés dans le court terme, perdent alors leur sens. C’est contre ces glissements et ces raccourcis qu’œuvrent les sciences sociales, en substituant à ce paradigme de la distance et du management de la vie le geste critique de l’enquête. Elles parient sur le temps long pour expliquer, mais elles ont aujourd’hui mauvaise presse dans les discours officiels et sur les plateaux télévisés : il ne s’agit pas là d’un hasard.