Société

Complot sans théorie, une expérience de pensée

Historien

Le vocable de « conspirationnisme » en vogue aujourd’hui était déjà présent dans les années soixante où il servait particulièrement à désigner les travaux de la Théorie critique. Parler aujourd’hui de théories du complot pour qualifier le « corona-négationnisme » et autres pensées paranoïdes n’apporte en réalité pas grand chose à la compréhension du phénomène : ce foisonnement de croyances n’est perméable à aucun argument et ne repose sur aucune théorie.

Au moins depuis que les images de Jake Angeli – le « QAnon shaman » – ont fait le tour du monde pour illustrer l’assaut du Capitole, les diagnosticiens contemporains s’accordent à dire que la crise politique – pas juste états-unienne – est liée à la contagion pandémique de théories du complot. Le culte qui veut que des fonctionnaires démocrates américains dirigent un réseau pédopornographique connaît outre-Rhin un regain d’intérêt dans le mouvement dit des Querdenker [1], des « anti-conformistes ».

publicité

Croyance qui trouve facilement à s’hybrider à cette autre qui veut que la pandémie soit une machination de la Fondation Gates ou encore que les mesures politiques visent à instaurer une dictature mondiale. Comme si le virus ne s’attaquait pas qu’aux voies respiratoires et nerveuses mais aussi à la saine confiance dans le monde, une partie importante de la population connaît actuellement une perte de foi dans une réalité partagée, acceptée et officielle.

On en voit les conséquences jusque dans nos cercles d’amis : des connaissances qu’on estimait pour leur intelligence et leur circonspection se révèlent soudain être des « corona-négationnistes ». Entre une « évolution des contaminations », qui les dépasse, et des mesures sanitaires, qu’elles perçoivent comme une menace, difficile de se résigner à l’inévitable. Mais alors pourquoi se jeter dans le terrier du lapin, croire en un complot, se référer à des faits douteux ? Nous connaissons les ressorts des « infox » et autres « pièges à clics » sur les réseaux sociaux. En parallèle, les premières études se sont penchées sur les indicateurs psychosociaux de la pensée paranoïde. Mais au-delà de tout cela, qu’est-ce qui lie l’essor des théories du complot à la situation actuelle ? Qu’est-ce que cela nous dit de l’état d’esprit de l’époque ?

Tentons une petite expérience de pensée : prenons une de nos connaissances rongée par le doute et replaçons-la dans le contexte ouest-allemand de la fin des années 1960. Dans un premier temps, cette personne aurait certainement rejoint l’opposition extraparlementaire [2] qui mobilisait à son apogée des centaines de milliers de personnes. Au lieu de chercher des explications alternatives sur le Net, elle se serait armée – dans un second temps – du vocabulaire de la Théorie critique qui, avec ses diagnostics de « monde administré » et de « contexte d’aveuglement », se prêtait admirablement à l’articulation d’un malaise diffus affleurant dans le cours des événements.

Il faut avoir en tête qu’à l’époque déjà, la formation d’une « grande coalition [3] » suscitait de grandes inquiétudes. Pour Rudi Dutschke, c’était là un signe indubitable que le capital, mis sur la défensive en raison de la chute du taux de profit, se voyait contraint d’exercer un pouvoir direct et « bureaucratique » en adoptant des lois sur l’état d’exception. En 1968, même le tempéré Adorno était d’avis que Ludwig Erhard, le prédécesseur de Kiesinger à la chancellerie, avait « vendu la mèche » en parlant de « société en ordre de bataille [4] ».

Pour Karl Popper qui introduisit le terme – au singulier – dans le débat philosophique de la fin des années 1940, il s’agissait d’un cas patent de « théorie du complot ». Par là, il entendait toutes les tentatives visant à imputer des phénomènes sociaux ou politiques à « certains individus ou groupes de puissants » – qu’il s’agisse des « Sages de Sion », des « impérialistes » ou des « capitalistes » –, un procédé que Popper, en libéral patenté, jugeait particulièrement caractéristique de toutes les variétés de « marxisme vulgaire ».

Mais c’est probablement dans l’œuvre d’Herbert Marcuse que l’aspect conspirationniste de la Théorie critique apparaît le plus clairement. Quiconque ouvre aujourd’hui L’Homme unidimensionnel – le best-seller de Marcuse de 1964 – constatera avec surprise tout un chapitre employé à discuter ou plutôt régler ses comptes avec Ludwig Wittgenstein, le poster boy de la pensée non dogmatique, post-métaphysique, celui-là même qui inspira l’ordinary language philosophy !

Or, en se penchant sur le langage courant, dans l’intention de débusquer dans les problèmes métaphysiques les tournures langagières fautives, Wittgenstein avait commis l’impardonnable aux yeux de Marcuse : se limiter à analyser le langage du « contribuable moyen » revenait à faire cause commune avec l’ordre établi au lieu de percer à jour la « manipulation » dont le langage était continuellement l’objet. En d’autres termes : l’erreur de Wittgenstein, pour Marcuse, était de vouloir traiter un trouble, là où la pensée critique avait pour tâche de faire tomber les masques. Remonter le long de cette faille nous permettrait de reconstituer une polémique vieille de plusieurs décennies – et encore vivace aujourd’hui – entre la philosophie anglo-saxonne et la philosophie continentale.

Il n’était pas question de déjouer les manigances des « Sages de Sion » ou des « capitalistes ». Le complot que Marcuse entendait dévoiler était celui de l’histoire elle-même.

Mais à quel genre de conspiration avait-on affaire ? Quand bien même le livre de Marcuse parle de « politiciens », du « Pentagone », de « lavage de cerveau » et de « Mercedes allemandes », son analyse ne s’attarde pas sur un groupe de responsables en particulier. Contrairement aux insinuations de Popper, il n’était pas question de déjouer les manigances des « Sages de Sion » ou des « capitalistes ». Le complot que Marcuse entendait dévoiler était celui de l’histoire elle-même – une idée qui nous fait remonter à la métaphore de la « main invisible » d’Adam Smith et à la « ruse de la raison » de Hegel, autrement dit aux débuts de la philosophie de l’histoire moderne.

Les événements politiques des années 1960 inspiraient, comme aujourd’hui, une profonde défiance chez nombre de contemporains : les anciennes élites cherchaient-elles à conserver leur mainmise ? Était-ce l’empire américain qui tirait les ficelles ? La RFA se transformait-elle en État fasciste ? Comme le montrait en 2012 Luc Boltanski dans Énigmes et complots, un ouvrage plus actuel que jamais, ces formes de malaise paraissent inévitables dans des sociétés complexes et dynamiques, et plus encore dans les phases de brusque changement historique ou d’intervention accrue de l’État.

Face à cela, l’apport de la Théorie critique – et des écoles de pensée qui lui ont succédé – consistait à canaliser l’« herméneutique du soupçon » propre à la recherche d’indices dans le lit de la spéculation rationnelle. Ce qui ne veut pas dire que les soixante-huitards n’ont pas pointé des coupables en particulier. Mais avec des termes tels que « contexte d’aveuglement » ou « capitalisme tardif », l’on débattait des principes du mouvement de l’histoire et de la causalité sociale en dehors d’un quelconque groupe d’intérêt. Et quand Marcuse appelait à résister à la « règle des faits établis », loin de plaider pour les faits alternatifs, il appelait à transcender le statu quo par la pensée.

À en juger par les postes et les financements, ce sont les héritiers de Wittgenstein qui sont sortis gagnants de la querelle avec la philosophie continentale. Et les mouvements politiques actuels ne se distinguent plus par leurs références à la philosophie de l’histoire. De même que le discours sur la politique identitaire, insistant sur l’expérience personnelle, fonctionne sans superstructure théorique, les partisans de Fridays for Future sont mus moins par la dialectique que par les pronostics des climatologues. Et même si les Querdenker peuvent rappeler à bien des égards les anciens mouvements de protestation, nous n’avons pas connaissance du moindre débat théorique dans leurs rangs.

Parler de théories du complot est trompeur dans la mesure où il est en réalité question d’administration de preuves.

Un nouveau style de pensée paranoïde se déverserait-il aujourd’hui dans l’espace idéologique laissé vacant ? Les théories du complot seraient-elles le revers de cette conception réaliste de la politique qui, plus orientée vers la faisabilité que vers les opinions, vers les institutions que vers les utopies, chercherait une issue en dehors des « grands récits » ? Mais parler de théories du complot est trompeur dans la mesure où il est en réalité question d’administration de preuves. Autrement dit, il y a une différence selon que vous accusiez la dialectique de la raison ou la Fondation Gates d’être à l’origine de tous les maux. Outre le fait qu’elles tendent à identifier des coupables, les théories du complot reposent dans presque tous les cas sur un ensemble limité de faits supposément indiscutables : les intérêts du lobby de la 5G, les crimes de Jeffrey Epstein, la disparition des bulletins de vote en Pennsylvanie…

Quiconque a déjà eu ce genre de discussion sait que la question de savoir « ce qui est le cas » ne tarde jamais à dégénérer. Nos actuels annonciateurs d’apocalypse préfèrent traduire leur malaise dans la civilisation sur le plan factuel. Avec d’une part pour conséquence cette périlleuse politisation des faits à laquelle nous assistons depuis maintenant quelques années et, de l’autre, ce foisonnement de théories du complot reliant des points en lignes nébuleuses. Aussi dogmatique qu’elle ait pu être, la pensée spéculative présentait au moins l’avantage d’être perméable aux arguments. Or, si des faits il ne faut se taire, en débattre tient quasiment de l’impossible.

Traduit de l’Allemand par Christophe Lucchese.


[1] Désignant à l’origine les penseurs hétérothodoxes et anti-conformistes, le terme a depuis été repris outre-Rhin par une nébuleuse regroupant un très large spectre politique (à forte inclination complotiste) anti-vaccin, anti-masques, et anti-mesures sanitaires. Voir Thomas Schnee, « En Allemagne, les QAnon influencent les mouvements “anti-coronavirus” », Mediapart, 11 septembre 2020 (N.d.T.).

[2] À partir de l’automne 1966, la « Außerparlamentarische Opposition », abrégée APO, est une coalition de différents mouvements – estudiantins, universitaires, pacifistes et syndical – s’opposant à la première « grande coalition » des deux « partis populaires » que sont le parti social-démocrate (SPD) et le parti chrétien-démocrate (CDU). Elle préfigure le 68 ouest-allemand (N.d.T.).

[3] Avant les grandes coalitions sous Merkel et Schröder, chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates avaient fait alliance de 1966 à 1969 : conduite par le chancelier Kurt-Georg Kiesinger (CDU), une coalition se forme le 1er décembre 1966 pour former un gouvernement composite avec notamment Willy Brandt (SPD) au poste de ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier. Voir « En 1966, une “grande coalition” CDU-SPD gouvernait l’Allemagne », Le Monde, 19 septembre 2005 (N.d.T.).

[4] Cf. Theodor W. Adorno, « Capitalisme tardif ou société industrielle », Société : intégration, Désintégration, Payot, 2011, p. 85 sqq., notamment note 26 p.106-107 (N.d.T.).

Philipp Felsch

Historien, Professeur d'histoire culturelle, Humboldt Universität Berlin

Notes

[1] Désignant à l’origine les penseurs hétérothodoxes et anti-conformistes, le terme a depuis été repris outre-Rhin par une nébuleuse regroupant un très large spectre politique (à forte inclination complotiste) anti-vaccin, anti-masques, et anti-mesures sanitaires. Voir Thomas Schnee, « En Allemagne, les QAnon influencent les mouvements “anti-coronavirus” », Mediapart, 11 septembre 2020 (N.d.T.).

[2] À partir de l’automne 1966, la « Außerparlamentarische Opposition », abrégée APO, est une coalition de différents mouvements – estudiantins, universitaires, pacifistes et syndical – s’opposant à la première « grande coalition » des deux « partis populaires » que sont le parti social-démocrate (SPD) et le parti chrétien-démocrate (CDU). Elle préfigure le 68 ouest-allemand (N.d.T.).

[3] Avant les grandes coalitions sous Merkel et Schröder, chrétiens-démocrates et sociaux-démocrates avaient fait alliance de 1966 à 1969 : conduite par le chancelier Kurt-Georg Kiesinger (CDU), une coalition se forme le 1er décembre 1966 pour former un gouvernement composite avec notamment Willy Brandt (SPD) au poste de ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier. Voir « En 1966, une “grande coalition” CDU-SPD gouvernait l’Allemagne », Le Monde, 19 septembre 2005 (N.d.T.).

[4] Cf. Theodor W. Adorno, « Capitalisme tardif ou société industrielle », Société : intégration, Désintégration, Payot, 2011, p. 85 sqq., notamment note 26 p.106-107 (N.d.T.).