Littérature

Pierre Bergounioux, l’homme à la tâche – à propos du Carnet de notes, 2016-2020

Critique littéraire

Les Carnets de Pierre Bergounioux n’ont rien de la mise en scène littéraire, de l’exercice de style bien rodé pour écrivains désireux de se regarder composer. C’est au contraire toute la matérialité du dire, l’éthique de travail, l’acharnement à la tâche qui est donnée à sentir et à voir par le truchement de ces notations accolées. Ce nouveau volume, qui paraît aux éditions Verdier, invite à s’abandonner dans les entrelacements de cette écriture ciselée, à se laisser guider par l’esthétique du fragment.

Un homme est assis à sa table, aujourd’hui comme hier, comme demain. Il écrit, une journée après l’autre, sans en manquer une seule. Cela commence le matin, dans le silence, après une nuit au sommeil calme ou mouvementé. C’est l’heure de l’éveil qui est d’abord noté – six ou sept heures, parfois plus tôt, rarement plus tard. Puis, aussitôt, quelques brèves considérations sur l’état du corps, du cœur (au sens propre), de l’esprit pressé de sortir de son engourdissement. On ne s’appesantit pas. On s’en tient au descriptif, au factuel. Un nouveau jour peut ainsi commencer, après quelques lignes, ou pages (jamais beaucoup) qui consignent le jour qui a précédé.

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Cette habitude, cette régularité, ce respect d’une convenance intime, sont comme l’assise, ou l’une des assises, de la vie de cet homme. Le mot rituel ne conviendrait pas, qui ne vient d’ailleurs jamais (je crois) sous sa plume. On pourrait penser que vivant ses jours, il les transcrit aussitôt, assortis de quelques observations, sentiments, pensées, foucades, désespoirs… et qu’il accorde à tout cela une importance démesurée. Que tout part de lui, et que tout y revient, comme l’exercice du Journal intime le commande, l’induit fatalement. Mais non, pas du tout. La chose est à la fois plus simple et plus complexe, plus noble surtout selon une certaine conception (une philosophie) critique, sans complaisance, de l’existence. Résumons-la : l’homme en question vit et écrit ; les deux sont indissociables, et entrent en équivalence, ou cherchent cette équivalence, non pas leur harmonie : aucun idéalisme n’est autorisé. Une autre urgence est à l’œuvre. L’homme est à sa tâche. C’est à elle, et par elle, qu’il tient.

Si l’on évoque autrement la situation, en reprenant une expression péjorative souvent entendue, on pourrait demander : Pierre Bergounioux, en rédigeant ses « notes » quotidiennes, qui vont former des « carnets », puis être regroupées en volumes, se regarde-t-il écrire ? Cela supposerait un certain narcissisme, et même un narcissisme certain, ou au moins une attention dont on veut rester, de manière intangible, le maître, l’axe perpétuel. Je dois me répéter, insister : non, pas du tout. Soyons précis, factuel nous aussi, par respect pour l’auteur dont nous parlons…

Devant moi, les cinq volumes du Carnet de notes (entendez bien le singulier, qui souligne une continuité) de Pierre Bergounioux publiés chez Verdier. Près de 6 000 pages, 4 kilogrammes, quarante années vécues, écrites, recensées. Le premier volume, paru en 2006, embrassait les années 1980-1990. Né en 1949, l’écrivain avait donc trente et un ans lorsqu’il commença ce travail de « greffier de [ses] jours ». La première date est le 16 décembre 1980. Les deux volumes suivants (parus en 2007 et 2012) contiennent chacun une décennie : 1991-2000 et 2001-2010. Puis, ce sera cinq années par volume : 2011-2015 (2016) et celui qui paraît aujourd’hui : 2016-2020. Le premier livre de Bergounioux, un roman (même si l’auteur formulera souvent de vives réserves sur « le roman, cette épopée dépravée de la bourgeoisie »), Catherine, avait paru en 1984 chez Gallimard. La publication des volumes de ce Carnet reste parallèle à celle des autres livres, essais, récits, livres d’art. Elle l’accompagne, sans chercher à la commenter ou à la promouvoir. De même, elle accompagne les autres activités de Pierre Bergounioux : l’enseignement (jusqu’à la retraite), la sculpture (le travail des mains, de la matière, aussi important que celui des mots), et aussi de très nombreuses réponses à des sollicitations diverses : articles, préfaces, conférences, entretiens publics ou écrits. Réponses toujours scrupuleuses, afin d’honorer d’une parole juste et vraie les demandes d’explication, d’éclaircissement. Là non plus, le narcissisme n’est nullement le moteur des choses. À sa place, une rigueur et une équanimité obstinées. Une pédagogie, si l’on accepte d’élargir le sens de ce mot.

L’homme est à sa tâche. C’est à elle, et par elle, qu’il tient.

Son ami d’adolescence corrézienne, Jean-Paul Michel, parla de Pierre Bergounioux comme d’un « athlète gracile de la prose française », donnant une « confiance nouvelle en la langue ». Leur Correspondance, 1981-2017 mérite le détour (Verdier, 2018). Jean-Paul Michel, « la moins reposante de toutes mes amitiés… », note Bergounioux, « Ma 9.8.2018 », selon son mode de datation.

Mais revenons un instant au genre auquel appartiennent ce Carnet, ces Notes… Dans un entretien qu’il m’avait accordé pour Le Monde en mars 2006, au moment de la parution du premier volume, Bergounioux déclarait : « … il me semble que ce Journal n’a rien d’intime, au mauvais sens du terme, parce qu’il ne fait jamais qu’accuser, dans son registre propre, cette humanité qui m’est échue et dans laquelle je m’applique à distinguer du mieux que je peux ce que je peux avouer et faire mien et ce dont je dois me défendre parce que je le tiens pour inhumain. (…) la littérature pourrait bien être cet effort vers la justesse, l’exactitude… allons-y : l’authenticité, la probité… Les clartés sont celles de la civilisation des Lumières dont je me sens très profondément comptable. »

Et dans un autre entretien, plus récent, avec Gilbert Moreau (dans Exister par deux fois, Fayard, 2014) : « Il me semble m’efforcer toujours de relever, dans le flux temporel, ce qui confère à la succession des instants leur physionomie distinctive et changeante. » Dernière citation, dans un livre d’entretien avec Michel Gribinski, dans lequel il présentait ce travail comme un « inventaire vétilleux, passionné [qui] s’est imposé tôt comme la suite logique et le contrôle empirique de l’hypothèse que ce qui se donnait pour la réalité n’était qu’un succédané imparfait, très décevant de ce que notre esprit postule, espère sous cette rubrique. » (Où est le passé, L’Olivier, 2007)

Comment, à partir de ces données, écouter, lire, recevoir le Je qui parle, écrit ici, étant entendu, je me répète, que toute coquetterie narcissique, toute centralisation, cachée, honteuse ou triomphante, du moi, sont mises à l’écart ? À l’écart également l’exercice direct de l’introspection. Dieu sait (si j’ose cette expression le concernant…) que Pierre Bergounioux n’est pas un homme serein, stoïque, ayant repoussé le doute, congédié l’angoisse, la douleur ou même le désespoir. L’âge avance, les soixante-dix ans vont sonner, et la mort, forcément, approche. Ici, celle des personnes connues et estimées (Mathieu Riboulet, Alain Nadaud « qui nous a devancés dans l’après » (Ma 18.7.2017), Dominique Noguez, Pascale Casanova, ou encore Jean Starobinski et Jean-Pierre Richard) joue comme une alerte. « Les disparitions se succèdent, se bousculent ces derniers temps ! Nous avons eu notre heure. Notre monde s’efface. » (Sa 16.3.2019)

La vraie vie, au jour le jour, qui est consignée dans ces pages, est à hauteur d’homme, si j’ose dire. Et la mort en fait partie. Mais il n’y a pas que les disparus… Solitaire lorsqu’il écrit, Bergounioux ne l’est pas dans la vraie vie. Amis, famille, sont présents, sans lesquels cette vie à soi perdrait sens. Au centre, bien sûr Cathy, l’épouse, avec, notamment, un admirable éloge d’amoureuse fidélité, le « Lu 28.9.2020 », chargé de la mémoire d’un relèvement de « l’indignité sans appel qu’un obscur, inique décret m’avait assignée ». Et n’allez surtout pas entendre cela comme l’effet d’un vulgaire masochisme de l’intéressé… Les lectures ont évidemment une place essentielle dans ces pages. Innombrables auteurs cités. Surtout des essayistes, sociologues, économistes (plus que des philosophes).

Pierre Bergounioux n’est pas un homme serein, stoïque, ayant repoussé le doute, congédié l’angoisse, la douleur ou même le désespoir.

Une dernière question… Comment, d’où, avec quels sentiments lire ce Carnet ? Je ne peux que m’exprimer pour moi-même, un peu confusément… Il y a une sorte d’hypnotisme qui agit, on se laisse comme bercer par ces phrases, ces pages, ces jours qui se succèdent, par leur mélancolie – le mot revient peu, ce qui n’est pas sans signification. « Je me demande pourquoi certains moments demeurent saillants… » (Sa 6.1.2018) En miroir, nous nous posons la même question, le plus urgent n’étant pas de trouver une réponse immédiate, mais de continuer à interroger ce qui est hors de soi autant que sa propre intériorité. L’incertitude demeure. « L’évidence de la vie, du présent, l’avenir ne sont qu’une illusion fugace. » (Lu 12.2.2018)

On peut s’autoriser, je crois, une lecture qui est à la fois attentive et par fragments, par… notes, par « sauts et gambades ». Il n’y a pas, ainsi, d’effraction dans l’intimité de l’auteur, que l’on voudrait voir enfin à nu. Une amitié naît, une attention, une bienveillance, au sens large, se développent, aussi bienfaisante que mélancolique, aussi déterminée que rêveuse. Rien n’est à retrancher, pas même des désaccords… Ainsi lorsqu’il évoque « les sentencieux carnets de Joseph Joubert » (Ma 8.5.2018) … Ah non ! En cette année 2020, si proche de nous, un autre partage se fait, que la pandémie fédère. Ce n’est pas le moindre effet de notre lecture, bien sûr… Mais là non plus, pas de plainte, pas d’émotions sur-jouées.

De certains livres, on n’aperçoit la haute et généreuse utilité qu’avec le temps, avec l’accumulation des pages, des heures de lecture. Rien de trop long. Juste l’ordre des jours, les passés, les futurs, et au milieu, étroits, difficiles, ayant comme du mal à respirer, les présents. Alors, toujours « tiré à la renverse par le passé » (Lu 10.8.2020), on en vient à éprouver un sentiment d’intense reconnaissance, presque de communion, si je peux encore un fois oser… Merci, Cher Pierre.

Pierre Bergounioux, Carnet de notes, 2016-2020, Verdier, avril 2021, 944 pages.


 

Patrick Kéchichian

Critique littéraire, Écrivain

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