Littérature

Crépuscule glacé – sur L’Enfant de la prochaine aurore de Louise Erdrich

Critique

Plutôt qu’en direction de l’aurore, c’est vers le crépuscule que nous envoie Louise Erdrich, dans son nouveau roman aux accents autobiographiques. L’ambiance de contrôle totalitaire de cette dystopie s’accorde difficilement à la forme du journal intime, celui que la narratrice, jeune Amérindienne enceinte, adresse à son enfant à naître, et ne nous laisse jamais voir l’aube promise.

Le titre comme la couverture sont illusoires. Que découvre-t-on sur la jaquette du dernier livre de Louise Erdrich, tout récemment traduit en français ? La photographie d’une très belle femme de profil aux longs cheveux noirs, les yeux fermés, les lèvres closes, harmonieusement immergée jusqu’à demi-poitrine dans une mer légèrement agitée.

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De ce cliché émane un sentiment océanique de paix intérieure et de plénitude, d’osmose sereine avec la nature, qui s’accorde bien avec le titre, presque plus majestueux en français qu’en anglais (Future Home of the Living God). L’Enfant de la prochaine aurore résonne avec la même élégance que d’autres beaux titres qui peuvent s’en rapprocher, tels que L’Enfant est la clé de cette vie de Delmore Schwartz ou Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas d’Imre Kertész. Mais l’ouverture du livre suffit pour rompre l’enchantement et prendre rapidement conscience du trompe-l’œil, car en lieu et place d’un rêve, c’est un cauchemar qui commence.

Louise Erdrich, d’origine ojibwée (le troisième groupe autochtone majoritaire d’Amérique du Nord), est une figure majeure de la « Renaissance améridienne », auprès de l’actuelle Poet Laureate Joy Harjo (quinze ans après Louise Glück) ou Sherman Alexie, récemment tombé en disgrâce à la suite d’accusations de harcèlement sexuel (depuis 2018, son nom a été effacé de certaines anthologies et bourses ou prix auxquels il était associé).

Au siècle dernier, Erdrich avait connu son propre lot d’allégations et de procès, lorsqu’elle était mariée à l’écrivain Michael Dorris, l’un des fondateurs des études améridiennes. Pendant une quinzaine d’années, elle forma avec lui l’un des couples littéraires les plus en vue, l’équivalent côté Grandes Plaines et réserves du Dakota de Siri Hustvedt et Paul Auster. Dorris avait déjà adopté, seul, trois enfants amérindiens auxquels s’ajoutèrent trois filles nées du couple.

Quoique publiant chacun de leur côté, Erdrich et Morris composaient aussi à quatre mains (The Crown of Columbus, 1991) et exposaient leur complicité intellectuelle et leur famille nombreuse dans les magazines, de Time au New York Times jusqu’à ce que des nuages s’amoncèlent : difficultés avec les enfants adoptés, souffrant tous du syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF), mort accidentelle de l’un, délinquance de l’autre, violences envers les parents puis accusations d’attouchements (classées sans suite) émanant de chacun, y compris des filles biologiques, jusqu’au divorce et au suicide de Morris dans un motel par asphyxie et absorption d’alcool et de médicaments en 1997.

Le premier manuscrit de L’enfant de la prochaine aurore a été terminé quelques années après cet événement, en 2002, puis remanié avant de paraître en 2017 : deux moments qu’Erdrich a considérés comme cruciaux – la présidence de Bush puis celle de Trump – dans la remise en cause du droit à l’avortement. Très proche dans nombre de ses thèmes de La Servante écarlate de Margaret Atwood, paru en 1985 et devenue l’objet d’un engouement planétaire durant les années Trump grâce à la série adaptée du roman, Erdrich a pu vouloir surfer sur le succès de cette dystopie féministe en livrant sa propre version des faits. De la part de l’auteure de La Malédiction des colombes (2008) et Dans le silence du vent (2012), l’un sélectionné pour le Pulitzer, l’autre couronné du National Book Award, le tournant que marque ce livre demeure toutefois surprenant.

La période dans laquelle se déroule l’action est incertaine, Apocalypse ou fin du monde, comme dans toute fiction futuriste. Prenant la forme d’un journal intime adressé à l’enfant qu’elle porte pendant les quatre derniers mois d’une grossesse dont le terme arrive symboliquement le 25 décembre, l’histoire est narrée par une jeune femme de 26 ans. Lorsqu’elle apprend qu’elle est enceinte, Cedar Hawk Songmaker, adoptée à la naissance par un couple de Blancs, Sera et Glen, décide de retrouver ses parents biologiques amérindiens Trésor et Eddie Potts, qui habitent à proximité d’un casino sur une réserve près de Minneapolis, pour leur annoncer la nouvelle (on est informé en toute fin que le père adoptif est en réalité le père biologique) et vérifier qu’ils n’ont pas de maladies héréditaires.

Le récit commence comme une sorte de roman familial et de fable semi-chrétienne, semi-mystique sur le mystère de l’Incarnation, où Cedar, tout en disant quelques « Je Vous Salue Marie », médite sur la théologie de Hans Küng (décédé le 6 avril dernier) et les sept enseignements ojibwés, « Vérité Respect Amour Courage Générosité Sagesse Humilité ». Mais lorsqu’apparaît fortuitement sur son écran d’ordinateur le visage d’une femme appelée « Mère », la mythologie catholico-tribale prend soudain des accents orwelliens, évoquant plutôt une fiction politique sur la toute-puissante des mères, que Michel Schneider avait nommée Big Mother dans un essai paru il y a quelques années (2003).

On découvre alors que les temps ont régressé, que le gouvernement s’est effondré, que les frontières avec le Mexique et le Canada sont fermées et qu’une « crise mondiale affecte l’humanité », que « chaque être vivant est en train de changer », que « c’est le chaos biologique », que « les organes sexuels masculins ne se développent pas de façon normale, [p]arfois même pas du tout », et que toutes les femmes gravides sont arrêtées puis enfermées dans des cliniques quand elles ne s’y rendent pas de leur plein gré. « Si tu es une femme, si tu es enceinte, présente-toi dans n’importe lequel de nos Centres d’Accueil Future Demeure [d’où le titre original du roman]. VU [soit « Volontaire Utérus »]. Nos grands chefs t’attendent. »

« Lorsque survient la fin du monde, la première chose qui se passe, c’est qu’on ignore précisément ce qui se passe » : le précepte est appliqué à la lettre jusqu’à l’issue du livre où aucune explication n’est jamais véritablement fournie sur la nature des manipulations, génétiques ou autres, qui sont réalisées dans ces endroits, ni sur le destin des futures mères et des bébés. À l’inverse, cette ignorance ouvre la voie vers une épopée du ventre en cavale, cherchant par tous les moyens à échapper à la surveillance et à l’enfermement, mais rarement menée dans le rythme haletant d’un thriller qui combinerait à la fois suspense et angoisse, comme autrefois la grossesse horrifique de Rosemary’s Baby.

Est-ce parce que la voix maternelle intime, s’adressant à l’enfant qui va naître, s’accorde assez mal avec l’ambiance de contrôle totalitaire et d’horreur clinique que le récit peine à convaincre ? Et même à révéler ce qu’il représente vraiment ? Est-ce une critique küngienne de l’intégrisme religieux, comme en témoignent certains éléments, comme l’arrivée au pouvoir d’une « Église de la Nouvelle Constitution » qui déploie sa garde nationale pour traquer les femmes et rebaptise les rues en fonction des versets de la Bible (« Tu habites dans Proverbes 10:7 ») ? Ou est-ce une diatribe féministe, comme semble l’avancer Erdrich, contre l’emprise du politique sur le corps des femmes et leur liberté de procréer ? Car dans ce « Meilleur des Mondes », « on [les] oblige à tenter de mener à terme un embryon congelé sorti des anciennes cliniques in vitro. Ou bien à être inséminées avec les dons des anciennes banques de sperme ».

Cette vision involutive de l’humanité en voie d’extinction, où plus aucun « originel » ou « bébé ordinaire » (outre le « dieu vivant » de Cedar) ne pourrait venir au monde, sinon grâce à l’intervention de la science et sous le coup d’une intimidation terrorisante, pourrait aussi constituer une version romanesque, mais ironiquement inversée, de « l’eugénisme libéral », tel qu’il a été critiqué par Jürgen Habermas, ou bien de l’« obsolescence de l’homme » théorisée par Günther Anders. À moins qu’il ne s’agisse simplement d’une eschatologie spirituelle désespérée, soldant définitivement le modèle de perfectibilité échafaudé par Teilhard de Chardin. « Nous avons apparemment atteint la limite de ce que ce même Teilhard de Chardin espérait être une apothéose. T.S. Eliot avait peut-être raison. Notre monde ne finit pas sur un boum, mais sur un gémissement hésitant. »

Mais au premier plan de cette réflexion possible sur les origines et les fins, on suit surtout, au fil des pages, les aventures obstétriques de Cedar, la mère en devenir, qui successivement se cache, est dénoncée puis enfermée dans un hôpital aux prises avec des infirmières énigmatiques et maléfiques. Elle finit par s’échapper au prix de péripéties rocambolesques, retrouve puis perd son compagnon, ainsi que ses parents biologiques et ceux d’adoption, soutient une camarade de captivité dans son accouchement d’un enfant mort-né au milieu d’une cave infestée de rats, puis finit par atteindre in extremis la réserve de ses ancêtres en attendant le jour de Noël, où le « dieu vivant » qu’elle porte doit finalement arriver. On taira la fin.

L’adresse au fœtus se mêle donc à des dialogues familiaux, à des exégèses théologiques auxquels la jeune femme se livre pour un journal intitulé Zèle et à des textes sur le suicide que rédige aussi son père amérindien (en écho peut-être à la triste fin de Michael Dorris et toutes les recherches que ce dernier avait menées sur l’ante-natalité, le SAF en particulier, dans son livre de mémoires paru en 1989 The Broken Cord – « le cordon brisé »– non traduit en français).

Dans cette dystopie singulière aux accents autobiographiques se juxtaposent donc foi et science, mythe et biologie, inquiétude écologique et théorie de l’évolution, filiation et adoption, maternité et double appartenance, spiritualité amérindienne et tyrannie médicale, sans que jamais pourtant l’aube, tant attendue, ne tienne véritablement sa promesse.

Sans aller jusqu’à se demander, comme un critique américain, si l’on avait vraiment besoin d’une deuxième Servante écarlate, on peut simplement regretter d’avoir contemplé, dans ce récit d’Erdrich, un crépuscule brouillé par la neige glacée qui clôt les dernières pages, plutôt qu’une aurore vivante, cosmique et radieuse.

Louise Erdrich, L’Enfant de la prochaine aurore (Future Home of the Living God, 2017), traduit de l’anglais américain par Isabelle Reinharez, Albin Michel, 2021, 402 pages.


Béatrice Pire

Critique, Maîtresse de conférences-HDR en littérature américaine

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