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Football : fin de partie

Journaliste

En matière de cynisme, les crises ont ceci de pratique qu’elles créent des effets d’opportunité. Le football connaît désormais ses profiteurs de « guerre » : ils sont douze comme Les Douze Salopards. Douze grands clubs anglais, espagnols et italiens qui viennent d’officialiser leur vieux rêve de création d’une Super League fermée, sorte de Davos du ballon rond, où l’on ne s’embarrasserait plus des artisans. L’heure de siffler la fin de (trop) longs arrêts de jeu.

Opium recherche son peuple. Comme l’Église perd ses fidèles, le football ne sait plus à quel saint se vouer. Les deux dernières confrontations entre le PSG et le Bayern Munich, diffusées sur une chaîne payante d’un câble-opérateur, n’ont pas atteint le million de téléspectateurs. Le sport universel n’en finit plus de se couper de sa base. La covid-19 a vidé de ses derniers croyants les  cathédrales des temps modernes que sont les grands stades. Le schisme menace. Car la pandémie n’est que l’accélérateur d’une tendance, qui veut que le romantisme fasse place nette à la consommation. Le supporter fait désormais tâche dans le décor. On lui préfère les followers bouffeurs d’applis, de selfies et de paris. Et interdiction de venir avec son pique-nique, malbouffe et bière 0.0 obligatoires !

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En matière de cynisme, les crises ont ceci de pratique qu’elles créent des effets d’opportunité. Le football connaît désormais ses profiteurs de « guerre » : ils sont douze comme Les Douze Salopards. Douze grands clubs anglais (Arsenal, Chelsea, Liverpool, Manchester City, Manchester United, Tottenham), espagnols (FC Barcelone, Athletico Madrid, Real Madrid) et italiens (Milan AC, Inter Milan, Juventus Turin) qui viennent d’officialiser leur vieux rêve de création d’une Super League fermée, sorte de Davos du ballon rond, où l’on ne s’embarrasserait plus des artisans.

La devise de ce tournoi sur invitation pourrait être la suivante : peu importe la compétition pourvu qu’on ait les millions. Le communiqué publié n’en fait même pas mystère : « Ce projet (ndlr, échafaudé avec l’appui de la banque américaine JP Morgan) est voué à générer des ressources supplémentaires. (…) En contrepartie de leur engagement (sic), les clubs fondateurs recevront un versement en une fois de l’ordre de 3,5 milliards d’euros destiné (…) à compenser l’impact de la crise de la covid ». C’est trois fois plus que ne rapporte la Ligue des Champions. Ainsi va la nature du capitalisme débridé : les grandes dents sanguinolentes n’ont aucun mal à assumer leur appétit féroce, même si celui-ci doit être assouvi au détriment d’autrui.

Aux dernières nouvelles, le PSG et le Bayern Munich n’auraient pas donné suite. Par souci d’éthique ou pudeur de gazelle ? L’avenir le dira, la Super League dessinant un championnat à vingt clubs. Il y aurait donc au minimum huit félons tapis dans l’ombre. En attendant, cette attitude en retrait a valu au club parisien les compliments de l’Élysée, car la manœuvre est tellement grossière que tout le monde met son grain de sel : « Le Président de la République Emmanuel Macron salue la position des clubs français de refuser de participer à un projet de super ligue européenne de football menaçant le principe de solidarité et le mérite sportif ». On sait le chef de l’État nostalgique des années OM, de cette époque où le Celtic Glasgow ou le Steaua Bucarest pouvaient nourrir l’espoir de soulever la coupe aux grandes oreilles.

Je vous parle d’un temps que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître. Avant la transformation, en 1992, de la Coupe des clubs champions, disputée sur le mode des matches aller-retour, en Ligue des champions, réforme déjà annonciatrice de la mort du petit cheval, et l’arrêt Bosman, en 1995, qui, au nom de la libre circulation des travailleurs européens, ouvrit grand les vannes d’un marché des transferts qui allait très vite devenir une gigantesque usine à profits. Avant, c’était le jeu à la nantaise, la fièvre du mercredi soir dans le Chaudron de Geoffroy-Guichard, le kick and rush britannique, les braquages à l’italienne, les Hollandais volants et un parfum européen unique. Le droit de s’étalonner à l’échelon continental se gagnait, en effet, au bout d’une longue quête parce qu’à l’époque, pour jouer la Coupe des clubs champions il fallait, figurez-vous, être champion en son pays, lapalissade depuis dénaturée par un marketing trompeur puisque pour disputer la Ligue des Champions il n’est désormais nul besoin d’être champion.

Où irait-on jouer à l’automne ? Dans un stade soviétique rempli de militaires, dans un bourbier nord-irlandais ou dans un bain turque ? Les tirages au sort du début de saison s’apparentaient à de véritables cours de géographie. Car l’Europe du football calquait alors l’Europe des peuples, de l’Atlantique à l’Oural. Chacun d’entre eux était la pièce indispensable du puzzle, la pierre sans laquelle la pyramide n’aurait pas tenu debout. Un soir d’octobre 1973, des amateurs danois vinrent plumer les Canaris dans leur volière imprenable de Marcel-Saupin : le parcours européen du champion de France en titre prenait fin dès le premier tour. Pareille mésaventure arrivera en 1986 aux Parisiens, éliminés d’entrée par les Tchécoslovaques de Vitkovice. Il y avait d’ailleurs une expression pour signifier que l’on avait su éviter ce type de piège : on passerait « l’hiver au chaud » en attendant le printemps et les quarts de finale.

Avec la Ligue des Champions le coup de froid n’était déjà plus de saison, la formule ayant été bâtie pour dégager la route des gros et laisser les petits en chemin. Il subsistait, toutefois, encore une forme d’héritage auquel on pouvait encore faire semblant de croire en n’étant pas trop regardant sur la préservation du patrimoine. Mais cette fois-ci, la messe semble bel et bien dite car le coup porté s’apparente diablement à un coup de grâce. Dans tous les cas de figure. En effet, si les indignes vont au bout de leur trahison, l’Europe d’un certain idéal partagé éclatera inexorablement, nonobstant la menace des instances de bannir les traîtres de toute compétition et même de sanctionner les joueurs à titre individuel. Et si, a contrario, ils décident in fine de mettre de l’eau dans leur Mouton Rothschild, ils auront malgré tout avancé leurs pièces dans la direction souhaitée, l’échec et mat ne semblant plus être qu’une question de temps.

Dans l’urgence, l’UEFA a répliqué en adoptant son projet de réforme de la Ligue des Champions, qui prendra effet en 2024. Il pourra encore s’en passer des choses d’ici là. Mais d’ores et déjà la contre-attaque ressemble à une victoire à la Pyrrhus. Car pour conjurer la dissidence, on n’a rien trouvé de mieux que d’en copier les contours. Comme la Super League, la nouvelle Champions League prendra, dans une première phase, la forme d’un championnat à 36 clubs, où chaque équipe disputera dix rencontres, avant d’engager des play-offs. Une formule alambiquée au possible avec comme toujours une histoire de chapeaux, une négation de logique sportive, avouons-le, totalement illisible. 180 matches pour arriver à la finale soit autant que dans le projet de la Super League. Notez qu’aujourd’hui, la compétition, déjà un brin fastidieuse, ne compte que 96 rencontres. Mais 180 matches ce sont deux fois plus d’occasions de faire débourser monnaie aux diffuseurs et partenaires et c’est bien là l’essentiel. Bref, le blasphème a juste été maquillé avec un fard d’incertitude, qui permet opportunément de réfuter la caractère fermé de la compétition mais qui dans les faits ne laissera que très peu d’espace d’expression aux moins riches.

Emmanuel Macron peut se féliciter de la grandeur d’âme du football français, on ne sait plus dans ce storytelling permanent s’il nous raconte des histoires ou s’il s’en raconte à lui-même. Car dans cette guerre ouvertement déclarée, c’est bien la culture européenne, et avec elle chacune des nations qui font sa richesse, qui s’efface encore un plus au profit du modèle à l’américaine dit – le doux euphémisme – « économiquement sécurisé ». La nouvelle Ligue des Champions sera encore un peu plus déconnectée des racines du football continental, se rapprochant dangereusement des ligues professionnelles états-uniennes, où seule la rentabilité a droit de cité, au point qu’une franchise – là-bas, on ne parle même plus d’équipe – peut être déplacée géographiquement si l’on estime qu’elle rapportera plus ailleurs.

Le président de l’UEFA Aleksander Ceferin tente à la fois de rassurer et d’inspirer la crainte : « Le monde du football est uni contre les propositions égoïstes honteuses que nous avons vues. (…) Nous travaillons toujours avec notre service juridique et nous prendrons toutes les sanctions que nous pourrons. (…) Les équipes participeront toujours à nos compétitions sur la base du mérite, et non dans une boutique fermée et gérée par quelques privilégiés gourmands. (…) Pour certaines personnes, la solidarité n’existe pas. La seule chose qui existe ce sont leurs poches. (…) Les joueurs qui disputeront la Super League seront interdits de jouer la Coupe du Monde et l’Euro, ils ne seront plus autorisés à jouer pour leur équipe nationale. » C’est beau comme du Havelange ou du Blatter !

Mais les flingues de concours ont beau être de sortie dans l’affolement, les caciques de l’UEFA ne font en réalité plus peur à personne depuis bien longtemps. Parce que chacun a compris qu’ils ne se soucient guère de l’intérêt général, de la responsabilité sociale et encore moins du legs culturel dont ils sont censés être les garants. Comme leurs acolytes de la FIFA, et les promoteurs de la Super League, ils n’ont qu’une préoccupation, leurs poches précisément, et un passe-temps favori, les manigances au service de leur pouvoir. Ils érigent en bordure des pelouses de grands étendards disant non au racisme, demandent même désormais aux joueurs de poser un genou à terre en soutien au mouvement Black Lives Matter, mais sont en même temps incapables de balayer dans leurs tribunes.

Voilà donc le football européen pris entre le marteau et l’enclume, prêt à recevoir les derniers coups qui tôt ou tard en feront un objet informe. Car ce tiraillement entre la peste d’une Super League et le choléra de la Ligue des Champions qui se profile à l’horizon annonce clairement la fin de partie. Comme dans la pièce de Samuel Beckett, la maison football branle sur ses fondations, dans un monde dévasté et déjà presque post-apocalyptique. Rien se produit sur scène et les protagonistes nous disent qu’ils s’ennuient à mourir. Comme nous. Ad nauseam.


Nicolas Guillon

Journaliste

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