Littérature

Illuminer les chemins de la mélancolie – sur La Vie des morts de Jean-Marie Laclavetine

Journaliste

La Vie des morts est une étrange conversation d’un frère écrivain à sa sœur prématurément disparue, qui se lit comme une mise en intrigue épistolaire des réactions suscitées par un précédent ouvrage. Mais dans cette histoire de fantômes réaliste se construit bien autre chose qu’un herbier des deuils. Par ce retour original sur la réception du récit, Jean-Marie Laclavetine interroge les multiples manières de se situer, parmi les vivants comme parmi les morts.

En février 2019, Jean-Marie Laclavetine publie Une amie de la famille. Il s’agit de son 31ème livre, nouvelle étape d’un conséquent parcours essentiellement consacré à l’écriture romanesque – et, en plusieurs occasions, au commentaire d’œuvres d’art. Mais celui qui est également un des directeurs littéraires de Gallimard signe cette fois un texte d’une autre nature.

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Le titre de l’ouvrage désigne la sœur de l’auteur, Annie. Annie est morte à 20 ans, le 1er novembre 1968, emportée par une vague près de la crique sur la plage de Biarritz qu’on appelle la Chambre d’amour. Pendant un demi-siècle, ses proches, dont ceux qui étaient avec elle à ce moment, y compris son frère Jean-Marie, n’ont pas parlé d’elle. Quand quelqu’un demandait qui était la jeune fille sur la photo, on répondait « une amie de la famille ».

Aucun « sale secret » dans cette omerta familiale, mais le poids de la douleur, une incapacité à y faire face ensemble, à émettre et partager des mots. 50 ans après le drame, Laclavetine s’est lancé dans une enquête, a retrouvé les personnes toujours vivantes, les documents écrits, les photos, il a réuni les souvenirs tout en s’interrogeant sur le processus d’ensevelissement dans le silence qui avait si longtemps accompagné sa sœur morte.

Une amie de la famille, document réaliste porté par une réflexion intime et pudique, était un beau livre, dans un registre, l’enquête littéraire sur un événement de son passé, qu’il n’a certes pas inauguré – il suffit de songer à Annie Ernaux – mais qui impressionnait par sa tension intérieure, et la manière dont l’écriture savait en rendre compte.

Il s’est trouvé qu’après la publication de l’ouvrage, son auteur a reçu une quantité tout à fait inattendue de courriers et de messages de toute nature, émanant aussi bien de personnes proches de lui, qu’ils aient ou pas connu sa sœur, de personnes ayant connu celle-ci sans que l’écrivain le sache, d’amis qu’il a fréquentés au cours de la longue période écoulée depuis, et surtout de très nombreux inconnus.

Dans leur diversité, ces messages traduisent la manière dont d’autres se sont appropriés l’histoire pourtant si personnelle racontée dans le livre de 2019. Annie est devenue, écrit à Laclavetine un lecteur inconnu, « le visage universel de nos douloureuses absences ».

La Vie des morts est, ou plutôt se présente de prime abord, comme la manière par Jean-Marie Laclavetine de prendre en charge cet afflux de récits et d’affects eux aussi personnels – mais d’autres personnes – au regard de sa propre histoire. Pour cela, l’écrivain choisit une mode d’écriture particulier, celui d’une longue lettre écrite à Annie, sa sœur morte. Il lui raconte ce que d’autres lui écrivent, ce que sa mort à elle – et le récit de celle-ci, et de ce qui s’en est suivi –  suscite chez de multiples autres, aux parcours différents même si toujours en relation avec la perte d’un être cher, quelles qu’en soient les causes et les circonstances.

Il ne s’agit pas du rapport à « la mort » mais bien plutôt du rapport aux morts.

Dans cette étrange conversation, qui accueille ce que l’écrivain sait, ou imagine de cette sœur de 5 ans son ainée, se construit bien autre chose qu’un soliloque navré, ou un herbier des deuils. La mise en partage de ces paroles (celles de ses correspondants, connus ou pas) et de ses propres capacités d’y réagir grâce à l’interaction avec la disparue compose page à page une intelligence fine, plus intuitive que théorique, des manières dont les vivants vivent avec les morts, ou sont susceptibles de le faire, et pour le meilleur plutôt que pour le pire, même si la souffrance de la perte ne disparait pas.

Histoire de fantômes réaliste, le texte convoque moins les références au fantastique que celles à la méditation de Vinciane Despret dans son si beau Au bonheur des morts, même si le registre d’écriture est évidemment différent.

Ce qui se déploie ainsi, grâce à la tonalité intime mobilisée en relation avec une multiplicité de situations dont certaines à peine devinées à travers une lettre arrivée chez l’éditeur ou dans sa boite mail, élabore peu à peu une compréhension de ce qui est généralement laissé dans l’ombre. Non seulement il ne s’agit pas du rapport à « la mort » mais bien plutôt du rapport aux morts, mais aussi ceux-ci (ceux-ci les morts, et ceux-ci les rapports) sont eux-mêmes d’une infinie diversité.

Acceptée, cette diversité est possiblement une richesse, richesse paradoxale puisque produite par une perte. En lisant Laclavetine se dessine la perception du même mouvement, à la fois de la singularité des expériences (ce qui est vécu, et la manière dont c’est vécu) et du rôle joué par les deuils dans la construction des individus, au-delà du malheur éprouvé, et avec lui. L’angle d’approche particulier issu à la fois du drame familial, des multiples échanges épistolaires, y compris avec des inconnus, et de l’adresse à la sœur morte compose un agencement entre situations individuelles et dimension commune du rapport aux décès, au moins dans des contextes individuels eux aussi (accidents, maladies, suicides).

Et cet agencement, qui doit aussi beaucoup à un art délicat et rigoureux du choix des mots et de leur organisation, à la littérature, mais oui, interroge bien au-delà des situations précises des uns et des autres. Sans en avoir l’air, la manière d’écrire de Laclavetine défait la sempiternelle « dialectique de l’individuel et du collectif », pour explorer d’autres compositions de l’intime et du commun.

Et puis, vers le milieu du livre, poursuivant son « dialogue » avec sa sœur, Jean-Marie Laclavetine déplace la focale pour entreprendre de partager avec la disparue ses souvenirs d’autres personnes qui lui ont été chères, et qui sont elles aussi mortes.

Mobilisant la métaphore d’une forêt, qui serait plutôt un arboretum où voisinent des essences extrêmement diverses, le livre devient une succession de portraits d’amis, quelques uns connus (Cavanna, Juan Goytisolo, René de Obaldia, Jorge Semprun, Siné…), la plupart moins ou pas du tout. Ils sont le plus souvent désignés par leurs seuls prénoms, mais le livre se termine avec une liste des personnages qui l’ont ainsi peuplés, sans distinguer entre les vivants et les morts, les êtres de fiction et ceux qui ont vécu dans le monde réel, il y a 10, 50 ou 250 ans.

Le mousquetaire Porthos voisine avec Pauline Réage, et Apollinaire avec le grand éditeur Georges Lambrichs, qui fit débuter Laclavetine chez Gallimard. Logique de peuplement d’un territoire qu’on se simplifierait la vie en le qualifiant d’imaginaire : en quoi est-il plus imaginaire qu’un compte-rendu journalistique, une autofiction ou un rapport de l’OCDE ?

Puisque ce que raconte ainsi le livre c’est à la fois un portrait en creux, le portrait de celui qui écrit et qui a connu tous ces êtres de la manière dont il les évoque, un espace-temps, celui d’une génération dans une certaine période, et de manière plus souterraine encore mais pourtant bien perceptible, une idée de la vie.

Un art de vivre comme disait Jean-Luc Godard à propos du siège meurtrier de Sarajevo [1] et de ses suites, tragédie européenne contre laquelle Laclavetine s’engagea avec une énergie sans réserve. Une idée de la vie qui ne se sut pas complètement inscrite dans l’histoire. La génération des babyboomers si on veut, mais l’usage de ce mot rabat sur une sociologie simpliste et une kyrielle d’associations d’idées (la plus part péjoratives) qui ne rendent pas compte de ce qu’a recelé d’inventions minuscules, de promesses, de générosité, de déceptions et d’illusions sans doute mais pas pour autant méprisables, la multitude d’expérimentations quotidiennes durant la deuxième moitié du 20e siècle, du moins en Occident.

Il ne cesse de suggérer qu’il importe sans doute de rompre avec une époque révolue sans pour autant la renier ou la déformer.

Il ne s’agit pas ici de « se projeter » dans les expériences de l’auteur mais de mesurer, au-delà de la singularité des parcours, la prégnance d’une époque sur des vies, et sur des idées de l’existence, et comment des gens différents (avec aussi bien des points communs, de statut social, de culture, etc.) ont partagé une manière d’habiter le monde, de le rêver, de se situer parmi les vivants – et les morts, donc.

Il est probable que cette génération aura été la seule à avoir eu en partage cette manière-là, y compris dans les formes particulières de ses attaches avec le passé (historique et culturel) et avec une certaine idée de l’avenir. « Philosophie de l’existence », comme on dit, bien moins universelle que ne le crurent celles et ceux qui, dans la singularité de leurs trajectoires, l’incarnèrent, mais pas pour autant à jeter aux oubliettes. Sans jamais donner de leçon ni prétendre généraliser, le texte est habité par « cette troupe de morts si remuants, si joyeux, si vivants, et moi qui m’époumone à courir après eux » comme l’écrit Laclavetine, convoquant au passage les images des enterrements tels que les a rêvés le cinéma surréaliste, tels que les a chantés Georges Brassens.

Il ne cesse de suggérer qu’il importe sans doute de rompre avec une époque révolue sans pour autant la renier ou la déformer. La convocation, amicale, affectueuse, des morts permet cette opération d’une manière singulièrement efficace, et finalement joyeuse. À cet égard, le livre est l’antithèse de La Chambre verte, dont le personnage principal s’enfermait avec « ses » morts dans un mouvement qui le retranchait de la vie.

Livre ouvert, accueillant, La Vie des morts est un accomplissement comme ouvrage d’un écrivain grâce à la justesse, souvent amusée comme souvent inquiète, de chaque phrase. Mais sa réussite tient aussi au mouvement d’ensemble du livre, à la continuité presque insensible entre la description à Annie des ondes d’émotions et de questionnements suscités par le courrier enclenché par Une amie de la famille et cette sorte d’hymne aux bonheurs de la vie, composé à partir de l’évocation de personnes mortes, pour une personne elle aussi morte.

Cette dynamique intérieure unifie le livre, elle donne à éprouver la sororité de la vie et de la mort, d’une façon qui n’a rien de morbide. L’ouvrage devient ainsi un très beau geste mélancolique, au véritable sens du terme, aux antipodes de la sinistre nostalgie.

Jean-Marie Laclavetine, La Vie des morts, Gallimard, février 2021, 201 pages. 

Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

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