Flaubert est un je(u) ? – sur Le dernier bain de Gustave Flaubert de Régis Jauffret
Ce n’est probablement pas pour imiter l’organisation ternaire de certaines œuvres de Flaubert (trois parties dans Madame Bovary, dans L’Éducation sentimentale, dans le premier plan de Bouvard et Pécuchet, Trois contes) que Le dernier bain de Gustave Flaubert comporte aussi trois grands chapitres.
En fait, cette trinité ne recouvre pas un plan homogène : ce sont deux chapitres réunis par les pronoms personnels placés en titre, « Je » et « Il », auxquels s’ajoute un troisième chapitre nommé « chutier », supplément décalé dont la plupart des fragments auraient pu prendre place dans l’une ou l’autre des parties précédentes, et qui s’apparente, jusque dans sa typographie à la limite de la lisibilité, aux annexes publiés dans la section « L’Atelier de Flaubert » des Œuvres complètes de la Bibliothèque de la Pléiade, comprenant les scénarios d’œuvres non réalisées, les passages finalement supprimés ou les brouillons.
On peut voir là, de la part de Régis Jauffret, un geste identique à celui de Flaubert, fétichiste qui n’a jeté aucun papier, même s’il ne lui serait pas venu à l’idée de donner au public autre chose qu’une œuvre parfaitement achevée.
Du « Je » au « Il »
Continuons la comparaison entre Jauffret et Flaubert : le passage de la première à la troisième personne rappelle la structure de Novembre, ce récit fortement autobiographique écrit en 1842. Trois parties là encore : d’abord l’autobiographie du narrateur, ensuite le récit de la prostituée Marie, également à la première personne, et dans les dernières pages, un ami du héros prend le relais pour raconter la fin de la vie du premier narrateur, à la troisième personne.
Ce glissement de pronom introduit un jugement critique du second narrateur sur le premier, en créant un effet de détachement. On interprète le changement de point de vue dans ce texte de la vingt-et-une année comme un acte de rupture décisif dans la manière de Flaubert : il rompt avec les confessions, la littérature « à la première personne » pour passer au roman.
Avant l’invention de l’écriture impersonnelle avec Madame Bovary, le jeune auteur liquide symboliquement sa personne et sa personnalité. Il disait d’ailleurs de Novembre : « Cette œuvre a été la clôture de ma jeunesse. » Dans une chronique, Maupassant notait déjà ce qui fait pour nous la voix singulière du « Patron » : « Flaubert n’a jamais écrit les mots je, moi ».
On aurait pu s’attendre à un semblable renversement dans le livre de Régis Jauffret : d’abord Flaubert se raconterait à la première personne, puis un narrateur extérieur parlerait de lui aujourd’hui. Après l’autobiographie, la biographie. Mais il n’en est rien : le changement de pronom n’entraîne pas de mutation de genre littéraire ni de mode de narration.
Certes, les deux chapitres ne parlent pas des mêmes choses : tandis que le « je » revoit le déroulement de toute sa vie, comme on le dit d’un noyé à l’instant où il sombre, le « il », dans le temps resserré de sa dernière heure, est assiégé par ses personnages, qui sortent des livres pour faire cercle autour de lui. Malgré cette différence de thèmes, le passage du « je » au « il » ne bouleverse pas le système : c’est toujours le sujet Flaubert qui s’exprime de l’intérieur. Sous le « il », c’est encore un « je » qui parle.
Comme dans les tiroirs à double fond des meubles anciens, ces deux pronoms cachent une tierce personne : le sujet Régis Jauffret, discret mais jamais très loin, qui revêt également les habits du « je » et du « il » en se nommant dans son texte, parfois en s’auto-commentant et en copiant un fragment de son journal. Sans doute parce que le mort ne doit son fantôme de vie qu’à son montreur de marionnette ou à un acteur qui ne se prend pas pour Flaubert mais qui le « joue » : celui-ci se trouve « réduit à camper dans la tête du signataire de ce livre ».
Qui sait ?
Le choix d’un pronom n’est pas seulement une question de grammaire : il détermine le point de vue auquel on se place pour raconter l’histoire et la position qu’on occupe par rapport à la vérité. Celui qui dit « je » en sait normalement à la fois plus et moins que celui que dit « il ». Flaubert sait de sa vie des choses que nous ignorons et que nous ignorerons sans doute toujours ; inversement ses biographes disposent d’informations dont il n’a pas eu connaissance.
Par exemple, le Flaubert de Jauffret sait qu’Élisa Schlésinger, l’amour de Trouville, a été violée le soir de ses noces par une armée de militaires avinés, alors que a le Flaubert mort en 1880 a ignoré ce traumatisme : « De mon vivant je ne connaissais pas le martyre originel qu’endura Élisa. » (Si le Flaubert d’aujourd’hui a découvert cette horrible vérité, il doit savoir aussi qu’il s’agit là d’une hypothèse, la plus plausible, mais aucun document ne vient l’étayer.)
Dans une division classique entre autobiographie et biographie, on aurait pu s’attendre à une différenciation des degrés de connaissance intime. Or, il n’en est rien. Régis Jauffret a fait un choix romanesque audacieux et inventif : celui qui dit « je » connaît le passé, le présent, le futur, et jusqu’au livre de Régis Jauffret lui-même.
Le Flaubert mort en sortant de sa baignoire sait ce que Flaubert n’a jamais su de son vivant et ce qu’il ne pouvait pas savoir de sa postérité. Il réalise ainsi le vœu du romancier, quand il définissait l’impersonnalité : « L’artiste doit être dans son œuvre comme Dieu dans la création, invisible et tout-puissant » ; ou encore, il accomplit le rêve de ses personnages de saints : être emportés sur les ailes du diable, planer dans les airs et prendre sur la vie et le monde une vue panoramique.
Dès lors l’anachronisme n’en est plus un, puisque tous les temps sont disponibles simultanément. Pourtant, Régis Jauffret sait garder les distances temporelles et le sens de la relativité en rappelant opportunément, à propos de la pédophilie des touristes en Orient ou des insupportables propos misogynes tenus dans la correspondance, qu’on ne peut pas juger les comportements des hommes du passé avec les valeurs d’aujourd’hui : « Comment aurions-nous pu nous soucier d’une morale qui alors n’existait pas » ?
« Je » sait tout
« Les morts vont vite », écrivait Chateaubriand dans la préface des Mémoires d’outre-tombe ; d’outre-tombe, les morts ont aussi le privilège d’être omniscients. Ce savoir absolu, à faire se pâmer Bouvard et Pécuchet, exclut le doute sur la vérité qui pourrait saisir le lecteur, puisqu’il est soumis à l’autorité d’une parole, au sens où l’on parle d’argument d’autorité.
Le roman de Jauffret répète à l’envi, contre les prétentions des érudits, qu’on ne sait rien de l’homme Flaubert, que sa biographie n’est qu’une « construction […] imparfaite [et] lacunaire » a posteriori ; mais dans le même temps nous lisons un discours qui s’impose comme la vérité.
Comment le lecteur pourrait contester, ou même douter, de ce qu’il lit, puisque c’est Flaubert qui le dit lui-même ? Dans une biographie traditionnelle, le biographe fait la différence entre les certitudes et les hypothèses, entre le vrai et le vraisemblable. Dans le livre de Jauffret, tous les régimes de vérité des écrits (auto)biographiques se mélangent.
Bien sûr, nous lisons un « roman », le genre est indiqué sur la couverture, et le contrat de fiction est clairement affiché, mais les événements sont donnés comme authentiques : « Je fais cependant le serment de m’en tenir à mon passé officiel en tout point conforme aux documents dont je donnerai en fin de volume la bibliographie et qui font autorité parmi les flaubertiens. »
Nous lisons donc une (auto)biographie autorisée, au sens où le dit, souvent en mauvaise part, d’un récit de vie contrôlé par le biographié lui-même. Il est cependant permis de s’interroger sur la manière retorse dont le roman joue avec notre connaissance (lacunaire) de la biographie de Flaubert, pour mesurer l’invention du romancier.
« Les plus éminents chercheurs flaubertiens », comme il est écrit, repèrent un certain nombre d’erreurs factuelles, qu’ils cochent en marge d’un coup de crayon. Par exemple, Flaubert se souvient qu’il s’est cassé la jambe un an et demi avant sa mort en se « précipitant pour aller ouvrir la porte à Léonie Brainne chargée d’un plat de civet de lièvre encore tiède qu’elle avait cuisiné tendrement pour moi ».
Or, les lettres nous apprennent sans aucun doute possible qu’il a glissé sur une plaque de verglas en allant au-devant de ses invités Houzeau, Pennetier, Pouchet et Laporte. Inadvertance de l’auteur Jauffret ? Liberté prise avec la plate vérité biographique ? C’est ici que le texte oppose son dispositif retors. Puisque c’est Flaubert qui parle à la première personne, il peut enjoliver, préférer se casser une jambe pour une cause galante plutôt que pour des hommes venus déjeuner à Croisset.
Il est entendu qu’« un mort se doit de ne point mentir », mais il a le droit au petit plaisir de remplacer ses vrais souvenirs par des faux, de « bovaryser » en se racontant qu’il a eu une vie autre ; il peut aussi substituer un souvenir écran à un épisode réellement vécu parce qu’il l’a oublié. À plusieurs reprises, le roman souligne la perte de mémoire, bien compréhensible chez un vieil homme, de plus affecté de crises nerveuses, et par surcroît mort : « Le temps a grignoté certains compartiments de ma mémoire et je craindrais de vous induire en erreur. »
Si bien que les écarts entre le roman et ce qu’on apprend par d’autres sources de la vie de Flaubert appartiennent encore à la vie que Flaubert nous raconte en se la racontant.
Les morts s’inventent une vie posthume et remodèlent leur vie anthume. Ils ignorent aussi la contradiction, comme l’inconscient selon Freud. Ainsi, quand Flaubert passe les phrases de sa Tentation de saint Antoine à l’épreuve du « gueuloir » devant ses amis Bouilhet et Du Camp, il situe la scène dans le logement de fonction du chirurgien en chef : « Croyant entendre s’époumoner le Malin les malades se dressaient dans leur lit les yeux révulsés. » Le flaubertien sourcilleux trace derechef une croix dans la marge, satisfait d’avoir pris Régis Jauffret en défaut. Il s’est trompé : en 1849, Flaubert a quitté les lieux de son enfance.
Mais voici qu’à la fin du même chapitre, l’erreur est corrigée : « du reste lors de la lecture aux deux gaillards mon père était décédé depuis plus de trois ans, la scène se déroula donc à Croisset fort loin de l’hôpital de Rouen et de ses malades qui ne purent conséquemment être terrorisés par mes cris. » Pourquoi donc avoir laissé coexister deux vérités contradictoires, la seconde corrigeant la première sans pourtant l’effacer ? Est-ce pour disposer l’esprit du lecteur à la relativité de ce qu’on appelle aujourd’hui des vérités alternatives ? Ou pour le mettre en garde contre la croyance qu’il pourrait accorder au récit du mort ?
Dans ce cas précis, Flaubert-Jauffret se reprend, mais ailleurs, il pourrait nous tromper en toute connaissance de cause. Si nous tombons sur une autre erreur, nous ne devons pas l’imputer à l’auteur Jauffret mais à la mauvaise mémoire ou à la mauvaise foi du narrateur Flaubert.
Il peut paraître normal que Flaubert mort persiste dans les croyances qu’il a nourries de son vivant. Dans ses Souvenirs intimes, Caroline Commanville rapporte, à propos de la maison de Croisset, que son oncle « se plaisait à penser que l’abbé Prévost y avait composé Manon Lescaut ». Lui-même ne fait jamais allusion à cette légende fondatrice, et sa nièce ne la présente pas comme une certitude. Quoi de plus naturel : l’auteur de Madame Bovary rêvant que son lieu de vie et d’écriture soit légitimé, et presque sacré, par la présence ancienne de l’auteur d’un autre roman scandaleux portant également pour titre un nom de femme ?
Mais si le Flaubert d’hier a lu la critique d’aujourd’hui, il sait que l’abbé Prévost n’a pas pu écrire son chef d’œuvre à Croisset. Pourquoi persiste-t-il dans l’erreur ? Un mort a le droit, et même le devoir, de perdre les illusions qui lui ont permis de vivre, à moins qu’il ait à cœur de conforter les idées reçues qui lui donnent consistance dans la postérité, pour éviter de détruire complètement l’image qu’elle s’est forgée.
L’historiographe vétilleux abdique son érudition quand il rencontre une invention vraisemblable. Jauffret se permet ce qu’on appelait autrefois une « licence poétique », en restant fidèle à l’esprit de Flaubert. Ce sont les meilleurs moments du livre. Le romancier bouche les trous, comble les lacunes de la biographie. Le lecteur éprouve alors la double satisfaction de la nouveauté et de la reconnaissance. Cela n’a pas eu lieu dans la vie de Flaubert, mais cela aurait pu se produire.
On peut imaginer en effet qu’il ait rédigé un codicille interdisant la publication posthume de ses lettres, que sa nièce et héritière Caroline l’ait trouvé dans un coffret après sa mort et qu’elle l’ait brûlé (encore qu’on semble oublier que les lettres appartiennent à celles et ceux qui en sont les destinataires, et non à l’expéditeur ; Flaubert a pu brûler des paquets de lettres reçues, mais quel pouvoir de contrôle a-t-il sur les siennes, dispersées par la poste entre deux cent-cinquante correspondants ?).
Il est moins vraisemblable, en revanche, que la caisse enterrée dans le jardin de Croisset au moment où les Prussiens envahissent la maison ait contenu « le journal intime » qu’il aurait tenu « régulièrement depuis [son] retour d’Orient », pour la bonne raison que Flaubert n’est pas un diariste : à partir de l’âge adulte, à très peu d’exceptions près, il ne dit « je » que dans ses lettres, pour s’adresser à quelqu’un.
On peut accepter l’hypothèse d’une grossesse et d’une fausse couche de Juliet Herbert, la gouvernante anglaise venue à Croisset pour s’occuper de la petite Caroline et qui s’est aussi occupé de l’oncle, bien après son retour en Angleterre (pour autant qu’on sache, elle n’appartient pas à la cohorte des « amantes mal aimées »). Mais on admettra difficilement qu’elle ait assisté aux funérailles de son amant : « Venue anonymement de Londres avance Juliet Herbert dont personne ne soupçonna jamais la présence. »
L’invraisemblance est double : comment Juliet aurait-elle été avertie du décès de Gustave, sinon par Caroline avec laquelle elle était restée en contact ? Et dans ce cas, rare femme dans un cortège d’hommes, son ancienne élève l’aurait immédiatement identifiée, « malgré le voile de deuil qui dissimule son visage ».
Mais ne boudons pas notre plaisir : ces passages où l’on circule « sans coup férir de la réalité à la fiction et du roman au réel » sont les plus réussis du roman. Peut-être parce qu’ils sont justement dans la lignée du travail à la fois documentaire et romanesque de Flaubert lui-même : manquant de sources fiables sur Carthage, il fait en sorte que les historiens, à défaut de l’approuver, se trouvent dans l’incapacité de le contredire, même si son archéologie ne sera que « probable ».
Régis Jauffret est dans la même démarche : que les biographes ne puissent pas opposer à sa vie de Flaubert des arguments contraires ; qu’à défaut d’une impossible biographie ne varietur, sa biographie d’un personnage romanesque qui s’appelle Gustave Flaubert soit probable.
Et comme Flaubert quand il eut fini d’écrire Salammbô, on peut penser que Régis Jauffret arrive à ce point où il ne peut plus faire la différence entre l’information et l’invention, la fiction relayant la réalité, et réciproquement, avec fluidité, sans laisser voir les raccords ni les sutures. « Au reste, je ne distingue plus maintenant dans mon livre, les conjectures des sources authentiques », écrit Flaubert quelques jours après la publication de son roman punique.
Les événements inventés n’ont laissé aucune trace : ainsi le romancier Jauffret explique-t-il qu’on n’en ait rien su. Il détruit les preuves à mesure qu’il les invente, pour justifier que l’événement ait échappé aux historiens, jusqu’à lui. Le principal intéressé et les acteurs ou témoins directs n’en ont parlé à personne ; les papiers intimes, les lettres, le journal intime, le codicille, ont été brûlés. Pas de sources positives, mais pas de preuves négatives non plus à opposer aux événements dont les biographes n’ont pas eu connaissance.
Cette histoire de lettres détruites mène sur la voie d’un secret, qui hante le texte de Jauffret, avec ses tiroirs à double fond, ses caisses enfouies et ses coffrets fermés. Sous les biographies officielles, il entend découvrir une vérité cachée, quelque chose que Flaubert est le seul à savoir. Un secret à percer, que Caroline et Ernest Commanville tentent de découvrir à la fin quand ils secouent les livres ou éventrent le rembourrage du fauteuil pour y découvrir, après la mort de l’oncle, son journal intime qui ne s’y trouve pas, ce testament qui pose un veto sur la publication des lettres, évidemment pour les faire disparaître ou les exploiter.
Homosexualité
Le secret majeur, c’est l’homosexualité cachée de Flaubert. Le livre de Jauffret, c’est un peu l’acting out de Flaubert, qui passe aux aveux aujourd’hui, parce que ces pratiques sexuelles ne pouvaient être dites en son temps. C’est le thème le plus représenté dans le livre, qui unifie les trois parties, le « Je », le « Il » et le « chutier ».
Flaubert a couché avec Alfred Le Poittevin, il a couché avec Maxime Du Camp. Il a couché avec Bouilhet, mais étrangement cette liaison-là, qui dut être la plus longue, n’est mentionnée qu’en passant. Il a même couché avec Baudelaire : nous rêvons au « duellum » des deux repris de justice dans « des lits pleins d’odeurs légères ».
Si c’est Flaubert qui le dit, on ne peut pas mettre sa parole en doute. Pas de traces explicites : les lettres les plus compromettantes ont été détruites. C’est vrai, on le sait, Maxime et lui ont brûlé d’un commun accord les lettres qu’ils s’étaient échangées dans leur jeunesse. Motif donné par Flaubert : il était question des dames ! Il peut mentir, mettre les dames à la place des amours masculines.
On trouvera dans le « chutier » les formules à connotions explicitement homosexuelles qui concluent plusieurs lettres : « Je te baise les couilles » ; « J’encule le bardache », etc. Mais écrire, est-ce faire ? Et si Flaubert l’avait fait, l’aurait-il écrit ? Ces formules n’avaient pas échappé aux biographes, qui les prennent pour ce qu’elles sont : des mots performatifs et non un programme de relations charnelles.
Ce sont plutôt des manières de dire, des formules de politesse inversées, un code viril provocateur entre camarades bien montés, selon les mœurs de l’époque. Déplorant qu’à la fin de sa vie Bouilhet ait détruit les lettres qu’il avait reçues de lui, Flaubert écrit : « La lubricité […] est un réconfortant comique des plus sains. » On voit bien qu’il se place du côté de l’esprit et non de la chair, du côté des mots et non de la chose.
Ses expériences homosexuelles en Orient, Flaubert en parle ouvertement à Bouilhet. Mais comme d’expériences, justement, favorisées par la circonstance : « Voyageant pour notre instruction et chargés d’une mission par le gouvernement, nous avons regardé comme de notre devoir de nous livrer à ce mode d’éjaculation. L’occasion ne s’en est pas encore présentée, nous la cherchons pourtant. » Si Flaubert avait eu une pratique homosexuelle régulière, aurait-il parlé en ces termes de ce qui apparaît bien comme une découverte, une exception pendant un périple riche en relations tarifiées avec des prostituées ?
Si Du Camp avait entretenu avec Flaubert des relations homosexuelles, parlerait-il aussi ouvertement dans ses Souvenirs littéraires de leurs « fiançailles intellectuelles » et des anneaux échangés au moment où ils partent faire le tour de la Bretagne ? Mentionnerait-il les « attentions féminines » de Flaubert à son égard si elles avaient été habituelles ?
De son côté, dans son récit du voyage en Orient, Flaubert note un geste tendre de son compagnon de route : « Je suis réveillé avant Maxime – en se réveillant, il étend son bras gauche pour me chercher… » À supposer que le geste se soit concrétisé en étreinte, pourquoi Flaubert se censurait-il dans ce carnet intime qui n’est pas destiné à être publié, et dans lequel il raconte en détail ses passes avec des prostituées ?
Il est vrai que Flaubert place l’amitié au-dessus de l’amour, qu’il vit le mariage de ses amis comme une rupture amoureuse, mais cette amitié fusionnelle se concrétise dans le désir d’écrire à quatre mains, de tremper leur plume dans le même encrier. De l’encre partagée entre amis, tant qu’on voudra, mieux que du liquide organique : « Mais misérable si tu répands ainsi toujours ton foutre, il ne t’en restera plus pour mettre dans ton encrier. C’est là (l’encrier) le vrai vagin des gens de lettres », écrit-il à Ernest Feydeau.
Au moment où les médias s’emparent du livre de Régis Jauffret comme d’une révélation sulfureuse capable de donner un peu de piment à un classique dont on croit avoir fait le tour, Dominique Fernandez publie un article intitulé « Je suis le premier académicien ouvertement gay » (Le Nouvel Obs, 18 avril 2021). Il déclare : « Je déteste le mot homosexuel parce qu’il se fonde sur le sexe. À cause de lui, nous sommes longtemps passés pour des obsédés. On qualifie Genet de romancier homosexuel mais on ne dit pas de Flaubert que c’est un romancier hétérosexuel. »
Peut-être qu’on ne commencera pas à le dire. Il est intéressant de noter, toutefois, qu’un romancier gay cite Flaubert comme la figure paradigmatique opposée à la sienne.
Langue
Il serait dommage que cette « révélation », somme toute anecdotique, occulte le véritable intérêt du texte de Régis Jauffret, sa dimension littéraire. La rencontre de deux romanciers donne lieu à une profonde réflexion sur la langue.
Jauffret n’écrit pas comme Flaubert : nulle perméabilité chez lui, pas de pastiche ni d’influence. Mais une même inclination pour l’image concrète, avec des mots crus qu’on pourrait trouver dans la correspondance : « À la puberté la logorrhée me poussa plus drue encore que la barbe au pubis » ; « […] les dames Sand et Eliot, en furent réduites à s’appeler George pour permettre au public de supposer que leurs ovaires étaient des couilles ». Ou encore, cette comparaison développée : « La maisonnée était ordonnée comme les automates d’une pendule dont les figurines apparaissent successivement toutes les heures avant de retourner dans l’obscurité de la boîte. »
On trouve régulièrement chez Flaubert ces comparaisons que les pédants appellent « métonymiques », c’est-à-dire que le deuxième terme de la comparaison appartient physiquement à l’univers du premier : la pendule fait partie des meubles de la maison. Effet garanti : la comparaison est bouclée sur elle-même, enfermant les personnages dans l’univers borné de leur quotidien.
Jauffret n’imite pas : il partage avec Flaubert le même goût pour la cohérence des images, le même esprit noir, cynique, la même volonté impitoyable d’ôter les illusions. Les phrases uniques détachées par un tiret, comme dans les dialogues de théâtre, atteignent à la concentration stylistique dont rêvait Flaubert : « – Un bouquet de Caroline orna ma vie » ; « – La voiture entra dans la cour de l’hôpital ». Rien de plus simple, de plus prosaïque, et aussi de plus dense, jusqu’à former des « vers épars ».
Flaubert, qui rêvait une prose aussi inchangeable que la poésie, faisait remarquer à Louise Colet qu’à chaque fois qu’on resserrait la pensée, on arrivait à faire un vers. Les phrases isolées, qui ponctuent les paragraphes, en donnent une bonne illustration.
On adressera une dernière supplique au Flaubert de Régis Jauffret : de grâce, vous, le Maître du style, ne vous mêlez pas de corriger vos œuvres ! Elles sont parfaites, n’y touchez pas ! Vous risqueriez de les gâter, comme ces vieux peintres qui reprennent le pinceau de leurs doigts gourds. Sans doute aviez-vous oublié vos intentions premières. Vous croyez l’améliorer, et vous détruisez l’effet que vous avez voulu.
Par exemple, la répétition de la dernière phrase, à la fin de L’Éducation sentimentale, « C’est là ce que nous avons de meilleur », souvenez-vous qu’elle est volontaire, pour montrer que jusqu’au bout Deslauriers imite Frédéric, qu’il est sa pâle copie, son perroquet. Ce que vous prenez, trop vieux, pour une lourdeur est un calcul de construction. Et dans Salammbô, vous trouvez maintenant ridicule l’expression « l’homme au fer recourbé » pour « éviter la répétition du mot faucille ».
Mais non, cher auteur, reprenez vos esprits, et rappelez-vous le but que vous poursuiviez dans le roman carthaginois : nommer les choses du point de vue des héros antiques dont on ne connaît pas le langage. Si bien que vous avez bien fait d’écrire une fois faucille pour que le lecteur français comprenne, et une autre fois la périphrase descriptive « l’homme au fer recourbé », parce que l’homme en question n’a pas de mot pour désigner l’instrument. Vous inventez une langue étrange, poétique, sans mot propre. Vous étiez génial. C’est maintenant que vous seriez ridicule en corrigeant une trouvaille que vous ne comprenez plus.
Si vos yeux globuleux, bleus, verts, bruns ou gris (ils varient selon vos passeports et vos amis), ne sont pas trop fatigués, deux cents ans après votre naissance et cent quarante ans après votre mort, lisez les dernières lignes du « chutier » : vous y trouverez une superbe défense et illustration de la langue, qui vous rappellera l’exaltation lyrique du paragraphe qui clôt votre récit de voyage en Algérie et en Tunisie.
Et vous tomberez d’accord avec celui dont le nom compte six lettres sur huit communes avec le vôtre pour vous placer entre ces deux phrases : « La réalité attend d’être écrite pour être » ; « Les choses ont besoin de mots pour n’être pas ». To be or not to be, cette expression qu’Homais a lue dans le journal.
Régis Jauffret, Le dernier bain de Gustave Flaubert, Seuil, mars 2021, 336 pages.