Justice

Filmer les procès : une nouvelle relation entre la justice et sa représentation

Cinéaste

Le projet de loi « pour la confiance dans l’institution judiciaire » sera débattu en séance publique à partir de ce lundi 17 mai à l’Assemblée Nationale. Parmi les dispositions voulues par le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti, figure la systématisation du filmage des audiences, en vue de leur diffusion dans les médias. Jusqu’ici limité à l’archivage des procès historiques, l’enregistrement introduit de façon hasardeuse un nouvel acteur dans la procédure de jugement : le spectateur lui-même.

L’actuel garde des sceaux, Éric Dupond-Moretti, a présenté mercredi 14 avril 2021 en conseil des ministres son texte de réforme de la justice. L’article 1er de ce nouveau projet de loi propose de systématiser la présence des caméras dans les prétoires. Toutes les audiences, quelles que soient les juridictions, pourront ainsi désormais être filmées.

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Le « droit à l’information » du citoyen est le principal argument mis en avant par le ministre de la Justice pour motiver cette nouvelle disposition. Il s’agit selon lui de réconcilier les Français avec la justice. Il en irait de l’avenir même de la démocratie. Mais s’il est indéniable que la publicité des débats judiciaires est une garantie démocratique, la question de leur enregistrement audiovisuel en vue de leur diffusion ne va pas sans poser quelques problèmes quant à la nature même de ces images.

Je développe depuis plusieurs mois avec le producteur Jean-Marie Nizan (Beall productions) et en partenariat avec les Archives Nationales un projet de film documentaire sur les procès filmés qui a pour ambition de poser les termes d’un problème complexe aux formes multiples, celui de la relation entre la justice et sa représentation filmée. Or, le projet de réforme de la justice d’Éric Dupond-Moretti a pour intention de transformer en profondeur cette relation.

Jusqu’alors, la loi Badinter de 1985 limitait l’enregistrement audiovisuel ou sonore des audiences publiques devant les juridictions judiciaires ou administratives à l’intérêt que présente un tel enregistrement pour la constitution d’archives historiques de la justice.

Grâce à cette loi inscrite au code du patrimoine, plusieurs procès jugés essentiels pour notre histoire et notre mémoire ont ainsi pu être filmés. Il s’agit du procès Barbie en 1987, du procès du sang contaminé (enregistrement sonore) en 1993, du procès Touvier en 1994, du procès Papon en 1998, du procès Badinter-Faurisson en 2007, du procès AZF en 2009, du procès Pinochet en 2010, des procès des responsables du génocide des Tutsi Ngezi, Barahinwa et Simbikangwa, en 2014, 2016 et 2018, du procès des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher en 2020, et de celui à venir des attentats du 13 novembre.

Dupond-Moretti introduit un nouvel acteur dans la législation en matière de procès filmés : les chaînes de télévision.

La finalité de ces enregistrements est clairement la constitution d’archives audiovisuelles de la justice. Ils n’ont pas vocation à être vus du grand public avant le délai légal de cinquante ans sauf dans le cas des procès pour crimes contre l’humanité. Le statut de ces images est avant tout archivistique.

Or, il en va tout autrement avec le projet de loi Dupond-Moretti, qui prévoit que : « L’enregistrement sonore ou audiovisuel des audiences peut être autorisé pour un motif d’intérêt public en vue de sa diffusion. »

Même si l’enregistrement sera toujours, pour le moment, soumis à un régime d’« autorisation préalable » et la diffusion autorisée une fois seulement la justice rendue, il ne s’agit plus d’enrichir notre patrimoine d’archives audiovisuelles de procès qui présentent un intérêt pour l’histoire, mais d’alimenter les médias – lesquels ? la question n’est pas encore tranchée malgré la préférence exprimée par le ministre pour les chaînes du service public – par des procès filmés qui présentent un intérêt pour le téléspectateur, cet intérêt fût-il pédagogique.

Sans vouloir minimiser cet intérêt, ni sous-estimer ce que la diffusion des débats judiciaires à la télévision pourrait avoir comme effets positifs non seulement sur la représentation et la compréhension que les Français ont de l’institution judiciaire mais également sur le comportement des principaux acteurs de cette institution, et d’abord des juges, et la manière dont ils rendent la justice, force est de constater qu’en mettant l’accent sur la diffusion, Éric Dupond-Moretti introduit un nouvel acteur dans la législation en matière de procès filmés, un acteur au cœur du nouveau dispositif, et qui vient comme en remplacement du rôle attribué dans la loi Badinter aux Archives Nationales : les chaînes de télévision.

En cela, ce nouveau projet de loi fait suite au rapport de la commission Linden sur l’enregistrement et la diffusion des débats judiciaires diligentée en 2005 par le garde des sceaux de l’époque, Dominique Perben, qui, dans sa lettre de mission, justifiait la convocation d’une telle commission par l’accroissement de la demande des médias audiovisuels à l’égard des juridictions pour filmer et diffuser des procès sur leurs chaînes.

Le ministre de la Justice d’alors demandait en conséquence aux membres de la commission d’appuyer leur réflexion « sur une analyse de la pertinence de la législation en vigueur au regard des attentes des médias audiovisuels et des citoyens ». Outre que les attentes et les intérêts des premiers ne sont pas toujours exactement identiques à celles et ceux des seconds, on a le sentiment ici que les citoyens sont appelés au secours d’une démonstration selon laquelle, si la législation actuelle ne répond pas au souci légitime d’être mieux informé sur le fonctionnement de l’institution judiciaire, ce souci est d’abord celui des chaînes de télévision.

Dès lors, comment s’étonner que le rapport de la commission Linden cite en tête de son introduction l’idée maitresse du sociologue canadien Marshall McLuhan, selon laquelle « le medium est le message », pour signifier la place et la force qu’occupent la télévision dans le champ et l’ordre de nos représentations ?

Or, s’il est parfaitement légitime et même nécessaire que la justice se confronte à la question de l’espace qu’elle doit ou peut donner à sa représentation filmée dans nos sociétés de l’information à l’ère numérique, la loi Dupond-Moretti, en systématisant l’enregistrement des procès en vue de leur diffusion, prend le risque de soumettre l’image de l’institution judiciaire dans son ensemble à la vision du monde des médias audiovisuels.

Mon projet de film documentaire sur les procès filmés s’articule autour de cinq questions simples : Qui filme ? Quoi ? Comment ? Pour quoi ? Pour qui ? Si ces questions sont liées, les réponses ne sont pas uniformes et varient selon les procès, les pays, mais aussi les époques et les technologies.

Depuis la loi de 1985, les procès historiques en France sont filmés à titre d’archives. La visée archivistique consiste à constituer des documents pour l’histoire, à penser le geste d’enregistrement et de conservation comme une adresse aux chercheurs et aux générations futures.

La loi Badinter était avant tout motivée par un désir de mémoire et ce désir introduit la question de l’avenir. « La pensée de l’archive est en effet, pour Sylvie Lindeperg et Ania Szczepanska, indissociable d’une spéculation sur la valeur documentaire que les années octroieront aux images [1]. » Mais en faisant des enregistrements filmés des procès, de tous les procès, des objets télévisuels, même préservés des lois du marché audiovisuel, et sans préjuger de la valeur archivistique que ces objets acquerront sûrement avec le temps, la loi Dupond-Moretti modifie radicalement la finalité et l’adresse de ces enregistrements.

Le souci d’informer se substitue au désir de mémoire, le grand public, les citoyens ou les téléspectateurs (au choix) se substituent aux générations futures et aux chercheurs, les documents pour l’histoire sont remplacés par l’image que la justice donne ou souhaite donner de son fonctionnement, la question de l’avenir est remplacée par celle du présent, car si l’archive s’adresse à l’avenir en parlant au passé, les objets télévisuels ne parlent quasi exclusivement qu’au présent sinon à l’instant.

Le récit judiciaire et celui des médias obéissent à des logiques différentes. Si le premier privilégie la recherche de la vérité en orientant ses objectifs vers une élaboration loyale de la décision dans un cadre procédural contraignant et protecteur, récit souvent sinueux, au temps long, et confronté à des incertitudes et des approximations, le récit médiatique au temps court est davantage dirigé vers les scènes marquantes de l’audience.

Pour la justice, seule la totalité fait sens, alors que les médias se satisfont de bribes. Aussi, si l’émotion est présente au cours d’un procès, la finalité même de l’institution judiciaire est de rendre une décision qui ne soit pas dictée par elle.

La question est celle du point de vue : qui filme et qui regarde ?

Le droit oppose les images « mises en scène » aux prises de vue « sur le vif ». Selon la jurisprudence française, l’originalité consiste en « l’empreinte ou le reflet de la personnalité de l’auteur ». Je laisserai ici hors de ma réflexion les œuvres originales qui sont le résultat du point de vue d’un auteur-réalisateur pour me focaliser sur les enregistrements audiovisuels soumis à un encadrement judiciaire et pour lesquels il y a une perte d’autonomie.

Tout un ensemble de contraintes, en effet, limite la liberté de filmer : caméras fixes limitées en nombre, interdiction de zoomer, de réaliser des plans serrés, des plans de coupe ou des mouvements panoramiques, obligation de filmer les débats au fil de la parole, c’est-à-dire en laissant hors-champ les réactions de celles et ceux qui ne parlent pas. Ces règles définissent un cahier des charges rédigé par la direction de la communication du ministère de la Justice qui détaille et encadre la façon dont le tournage doit être réalisé afin qu’il ne perturbe pas le bon déroulement des audiences et ne porte pas atteinte au libre exercice des droits de la défense et des personnes.

Mais surtout, ce cahier des charges a pour objectif d’assurer une « neutralité » aux images. La réalité du procès filmé est d’abord celle que la justice a réglée. La garantie de l’image enregistrée des audiences d’un procès, sa validité, est celle de l’autorité de l’institution judiciaire elle-même.

Le spectateur de ces images n’a apparemment pas de travail de lecture et d’interprétation à faire de ces images dans la mesure où cette garantie d’authenticité est extérieure au film. Seulement, cette extériorité, comme le souligne Antoine Garapon, « n’est pas si extérieure que cela dans la mesure où les contraintes formelles liées à l’autorisation de filmer affectent le dispositif et donc le fonctionnement de ces images [2] ».

De quoi ces images des procès cherchent-elles à être le reflet ? La question est celle du point de vue : qui filme et qui regarde ? Tout porte à penser que la volonté de neutralité dans la restitution des procès exprime l’intention de la part de l’institution judiciaire de représenter l’objectivité, voire l’impartialité de la justice.

Il y aurait une sorte d’équivalence entre l’objectivité de la justice et la neutralité de la caméra. Et cette équivalence serait fondée à la fois sur l’idée que la réalité de la scène judiciaire ne serait pas affectée par la réalité du tournage et sur la croyance en une transparence de la caméra qui ne ferait rien d’autre que capter le déroulement d’une audience.

Or, le seul fait de filmer change ces réalités en réalités filmées. Ce que la caméra filme de la réalité d’un procès en fait une traduction différente de la même réalité non filmée, telle que pourrait l’observer le spectateur de ses audiences. Même avant l’intervention d’un opérateur, le cadre est déjà déterminé par le format de la fenêtre de la caméra et la focale utilisée. Même lorsque plusieurs caméras filment une scène en même temps, elles opèrent nécessairement une sélection dans le visible en produisant un hors-champ qui est toujours plus important que ce qui est cadré.

Une caméra, même de surveillance, n’est jamais purement objective : elle opère une traduction et une réécriture du visible en interférant avec le morceau de réalité dont elle s’empare.

Au nom de cette exigence d’objectivité et de neutralité, et pour éviter le risque de la subjectivité, la loi ordonne l’absence de réalisateur et de montage, l’enregistrement devant être intégral, c’est-à-dire sans rushes. Le technicien opérateur est ravalé au rang de simple exécutant sans aucune marge de manœuvre, le ministère de la Justice doit assurer l’enregistrement, le président de la cour chargé de mener le procès est lui-même désigné comme le réalisateur. La justice se trouve du coup juge et partie, comme le fait remarquer Antoine Garapon dans l’article déjà cité.

Ce qui est compréhensible pour la constitution d’archives historiques de la justice l’est nettement moins pour la fabrication d’objets audiovisuels destinés à la diffusion. Il y a un équilibre à trouver entre la logique de l’exercice de la justice et celle des médias, qui préserve l’indépendance de la première mais aussi celle des seconds. L’interrogation autour de la place et du rôle du réalisateur est, me semble-t-il, centrale dans la recherche de cet équilibre.

Le technicien-opérateur en régie et le prestataire de service qui l’emploie doivent strictement obéir aux consignes du magistrat-réalisateur.

Sylvie Lindeperg, dans son dernier ouvrage [3], raconte de manière très documentée comment les débats côté américain sur le filmage du procès de Nuremberg opposèrent le groupe de John Ford de la Field Photo et les firmes d’actualités au service cinéma des armées du Signal Corps, et dans une certaine mesure le ministère public à la Cour.

Ces débats posèrent les termes d’un problème qui est toujours le nôtre aujourd’hui. Si les intentions et les buts recherchés qui fondaient les raisons pour les Américains de filmer le procès étaient sensiblement les mêmes pour la Field Photo et le Signal Corps, c’est-à-dire de fixer la mémoire de Nuremberg et d’en conserver les traces pour l’Histoire, les moyens formels de mise en image envisagés pour arriver à cette fin différaient radicalement.

La Field Photo, soutenue par le Ministère public et les services de l’OSS (Office of Strategic Service), voulait mettre en valeur « la théâtralité des audiences », ne rater aucun moment « de crise ou d’émotion », saisir les réactions des accusés et les manifestations du public, « multiplier les positions et les points de vues de la scène judiciaire en variant les échelles et les perspectives afin de rendre le drame judiciaire dans sa pleine amplitude ». « John Ford et son équipe étaient mus, écrit encore Sylvie Lindeperg, par une pensée du cinéma, et non par le souci de l’archive. »

Mais la Cour craignait les affres d’une mise en spectacle des audiences par les moyens du cinéma comme en avaient connu les États-Unis, mais aussi la France et la Grande-Bretagne dans les actualités filmées de l’entre-deux-guerres. Cette dramatisation du filmage proposée par la Field Photo n’était pas compatible dans l’esprit des juges avec le respect des droits de la défense et la neutralité d’un enregistrement historique. Le filmage du procès de Nuremberg fut finalement retiré à John Ford et son équipe pour être confié à l’Army Pictorial Service du Signal Corps.

Ce filmage côté américain ne fut pas à la hauteur de l’événement. Les prises de vues quotidiennes se réduisent à quelques minutes. Les plans invariablement tournés depuis la même position étaient sommaires, sans convictions ni discernement, et de nombreux épisodes clés échappèrent aux caméras américaines.

Les Soviétiques ne s’embarrassèrent pas de toutes ces précautions. Le filmage fut confié à un vrai cinéaste, Roman Karmen, qui pensa « son tournage en fonction du film à venir ». Mais « il s’agissait moins pour les Russes, comme l’écrit Sylvie Lindeperg, de rendre compte du déroulé de l’événement que d’élire les moments dignes de passer à la postérité et d’entrer dans l’Histoire ».

Le film réalisé par Roman Karmen sur le procès de Nuremberg, Le Jugement des peuples, met en valeur jusqu’à l’outrance, dans le plus pur style du cinéma soviétique et avec un talent et des moyens de réalisation très supérieurs à ceux des équipes de tournage américaines, le rôle des Russes durant le procès. Grâce à sa facture spectaculaire et virtuose, le film de Roman Karmen eut un succès retentissant à sa sortie, et pas seulement dans les pays du bloc soviétique.

En comparaison, le documentaire américain réalisé par Stuart Schulberg, Nuremberg: Its Lesson for Today, de facture nettement inférieure, eut un succès restreint et fut même interdit de projection quelques jours après sa sortie aux États-Unis pour cause de guerre froide. Le cinéma à l’époque était encore, avec la radio, le média de masse le plus important.

Quinze ans plus tard, pour le procès Eichmann, la télévision avait pris le dessus. Milton Fruchtman, producteur exécutif d’une compagnie new-yorkaise, Capital Cities Broadcasting Corporation, prit l’initiative d’enregistrer le procès dont des extraits étaient diffusés tous les soirs à la télévision américaine. Grâce aux moyens vidéo, les audiences purent être filmées pour la première fois dans leur intégralité.

Cette fois, le tournage fut confié à un cinéaste qui avait déjà derrière lui une longue carrière d’auteur-réalisateur de films documentaires, Leo Hurwitz. Ce dernier avait retenu la leçon de l’échec des Américains dans le filmage du procès de Nuremberg. Son talent de réalisateur réussit à fixer brillamment la mémoire de l’événement.

En France, les trois premiers procès pour crimes contre l’humanité enregistrés dans le cadre de la loi Badinter, et malgré un cahier des charges strict, ont été filmés par des réalisateur de télévision, Daniel Borgeot pour le procès Barbie, Guy Saguez pour le procès Touvier et Philippe Labrune pour le procès Papon.

Même si la liberté créatrice de ces trois réalisateurs était fortement limitée et contrainte par l’encadrement judiciaire, ils se sont chacun permis des audaces de mise en scène et une subjectivité dans la manière de filmer, lents panoramiques sur la cour et les avocats, plans serrés sur les visages, champs/contre champs, zooms sur les pièces à conviction, plans de coupe sur les témoins assis dans la salle.

Cette subjectivité place d’emblée le spectateur non plus devant la justice se filmant elle-même et la transparence supposée ou rêvée de la machine à filmer, mais devant, sinon une « œuvre », du moins une « forme » audiovisuelle – destinée aux archives certes, mais dont de larges moments ont été diffusés à la télévision en 2000, 2002 et 200 – à lire, à comprendre et à interpréter, où notre responsabilité de spectateur se trouve impliquée dans ce qui se joue à l’écran.

Ces trois procès en France furent des exceptions. Pour ceux qui sont venus après, le cadre contraignant du cahier des charges fixé par le ministère de la Justice a été rigoureusement appliqué, le technicien-opérateur en régie et le prestataire de service qui l’emploie devant strictement obéir aux consignes du magistrat-réalisateur.

La qualité même de ces enregistrements et donc leur capacité à retranscrire l’évènement s’en trouvent affectées. Afin de corriger cela en partie, l’ajout d’une cinquième caméra et l’autorisation de filmer des champs/contre-champs ont été accordés par le président du tribunal judiciaire de Paris pour l’enregistrement du procès des attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Casher et pour ceux à venir des attentats du 13 novembre.

Mais surtout, dans ce régime d’images où le magistrat est le réalisateur, et qui sera bientôt appliqué dans le cadre de la loi Dupond-Moretti à tous les procès en vue de leur diffusion, quelle sera la place réservée au téléspectateur ?

Le procès filmé en vue de sa diffusion risque d’être à sa manière « l’accomplissement de toute télé-réalité ».

Les personnes qui sont jugées dans un procès le sont réellement ; ce qui se déploie dans les prétoires agit sur des corps et des vies qui en subissent un effet irréversible. Lors d’une audience judiciaire, il se joue quelque chose de la vie à venir de la personne qui est jugée dans le concret même de son existence soumise à la loi et la sanction. Des condamnés sortent des tribunaux pour être enfermés dans des prisons.

Dans un procès, il y a passage à l’acte de la part de l’institution », c’est la décision de justice. Le problème dans ce jeu, c’est la place du téléspectateur.

Le cinéaste Jean-Louis Comolli et la juriste Agnès Tricoire ont bien montré, dans un entretien paru dans la revue Images documentaires [4], comment le téléspectateur peut être placé en position de juger celles et ceux qui sont filmés, de participer à une procédure de jugement où « des destins sont les enjeux réels de ce qui se joue à l’image et ainsi de prendre part à ce passage à l’acte de l’institution », avec « ce risque de jouissance » que cela se passe non seulement sur son écran de télévision, d’ordinateur ou de téléphone, mais aussi dans « le réel des rapports de force où il en va de la vie réelle des gens ».

En systématisant l’enregistrement audiovisuel des audiences judiciaires en vue de leur diffusion, même différée, le procès filmé risque d’être à sa manière « l’accomplissement de toute télé-réalité », comme s’en inquiétaient déjà en 2005 Jean-Louis Comolli et Agnès Tricoire. Le procès filmé fait entrer le spectateur dans le cercle de la représentation de la chose judiciaire.

Nous ne sommes plus devant l’exercice de la justice, mais devant sa représentation. Et le représenté n’est pas tout à fait le réel, comme ne manquent pas de le rappeler le cinéaste et la juriste dans l’entretien déjà cité. « Quel est l’avantage pour l’ordre social de faire passer le représenté pour la chose, demandaient-ils, sinon de conduire le téléspectateur de demain à jouer au juge ? »

Je voudrais, pour conclure, faire un écart avec ce qui a été développé précédemment en m’attardant sur un épisode du procès Eichmann qui démontre la puissance d’inscription de l’enregistrement filmé d’une audience judiciaire, puissance qui échappe au seul exercice de la justice même si elle s’exprime dans son cadre.

Dans l’ouvrage collectif Le Moment Eichmann, Shoshana Felman revient dans son texte « Traumatisme à la cour » sur le malaise que fit un témoin à la barre [5]. L’écrivain K. Tzetnik fut appelé à témoigner parce qu’il était un témoin oculaire : il avait croisé Eichmann à Auschwitz. Il s’évanouit sans pouvoir raconter concrètement cette rencontre. Judiciairement, son témoignage fut donc un échec. Mais les juges éprouvèrent le besoin de préciser dans leur rapport, que quelque chose, là, dans ce qui s’était passé là, à ce moment-là, échappait à leur juridiction et aux formulations du droit.

« Si les souffrances de l’individu, écrivit le juge Landau, la somme totale de souffrances de millions de personnes – près d’un tiers du peuple juif torturé et massacré – passe certainement l’entendement humain, et qui sommes-nous pour en donner une expression adéquate ? C’est une tâche pour les grands écrivains et les poètes. Peut-être est-il symbolique que même l’auteur passé personnellement par l’enfer nommé Auschwitz n’ait pu supporter l’épreuve de la barre des témoins et se soit effondré. »

Dans la rupture provoquée par le témoin qui sombre dans le coma, « c’est la loi même qui, l’espace d’un instant perd connaissance » écrit Shoshana Felman. « Le corps de l’écrivain K. Tzetnik qui s’affale à la barre des témoins, écrit-elle encore, devient dans le cadre du procès Eichmann ce que Pierre Nora a appelé un “lieu de mémoire”. Par opposition à l’effort du procès pour créer une mémoire et une histoire conscientes, totalisantes, le lieu de mémoire est un fragment de mémoire qui ne saurait être intégré ou assimilé, un lieu inconscient, concret, résiduel qui ne saurait être traduit en conscience légale ni dans l’idiome du droit. »

Cet épisode de l’effondrement du témoin K. Tzetnik, dont les raisons sont longuement racontées par Shoshana Felman dans son texte, repasse à la télévision israélienne chaque fois qu’il est question du procès.

C’est précisément parce qu’il a été filmé, et filmé comme il l’a été par Leo Hurwitz, que ce moment est devenu le symbole répétitif du procès Eichmann dans la conscience collective israélienne, moment d’effondrement du cadre juridique « où l’histoire et la mémoire émergent dans le corps même du témoin ».

 


[1] Sylvie Lindeperg et Ania Szczepanska, À qui appartiennent les images ? Le paradoxe des archives, entre marchandisation, libre circulation et respect des œuvres, Éditions Maison des sciences de l’homme, 2017.

[2] Antoine Garapon. « Mise en images de la justice : à défi nouveau, garanties nouvelles », Images documentaires n° 54, « Images de la Justice », 2e trimestre 2005.

[3] Sylvie Lindeperg, Nuremberg, la bataille des images, Payot, 2021.

[4] Jean-Louis Comolli et Agnès Tricoire, « À propos des procès filmés », Images documentaires n° 54.

[5] Shoshana Felman, « Traumatisme à la cour », Le Moment Eichmann, Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka (dir.), Albin Michel, 2016.

Notes

[1] Sylvie Lindeperg et Ania Szczepanska, À qui appartiennent les images ? Le paradoxe des archives, entre marchandisation, libre circulation et respect des œuvres, Éditions Maison des sciences de l’homme, 2017.

[2] Antoine Garapon. « Mise en images de la justice : à défi nouveau, garanties nouvelles », Images documentaires n° 54, « Images de la Justice », 2e trimestre 2005.

[3] Sylvie Lindeperg, Nuremberg, la bataille des images, Payot, 2021.

[4] Jean-Louis Comolli et Agnès Tricoire, « À propos des procès filmés », Images documentaires n° 54.

[5] Shoshana Felman, « Traumatisme à la cour », Le Moment Eichmann, Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka (dir.), Albin Michel, 2016.