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Faire de l’esprit avec des chiffres – sur Il était une fois sur cent d’Yves Pagès

Sociologue

À l’heure où s’épanouit une posture clivée à l’endroit des chiffres – repoussoirs par réflexe mais redoutables modes de gouvernement des conduites – Il était une fois sur cent décortique la machine comptable à partir d’une collecte minutieuse d’aphorismes statistiques. L’ouvrage inclassable d’Yves Pagès s’offre ainsi comme une invitation à entretenir un rapport plus relâché, détendu, avec le quantitatif et à affronter le réel munis de ce nouveau bagage, aussi trublion qu’intensément critique.

Ce livre est une tromperie sur la marchandise, et c’est tant mieux ! La couverture fustige « l’emprise » statistique sur une société « infestée par une vision comptable du monde » et offre de « rompre la glace du monstre statistique [et] d’échapper à ses ordres de grandeur qui prétendent tout recenser de nos faits et gestes ».

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Pourtant, dans le texte, l’auteur montre qu’il aime les chiffres et en fait un usage bien plus complice, amusant, et mesuré qu’un n-ième pamphlet quantophobique. Il fait de l’esprit avec les chiffres.

Yves Pagès, un des deux co-éditeurs des éditions Verticales, a récolté depuis de longues années (une décennie dit le texte, mais on se demande si ce n’est pas un jeu avec tous les autres 10 qui se trouvent sur la même page 51) des anecdotes et des événements d’actualités caractérisés par le fait qu’un chiffre se trouvait en leur cœur narratif.

Il nous livre ici, en une centaine de courtes pages, quatre-vingts brefs textes (quelques feuillets maximum) qui s’inscrivent dans la tradition des « Réflexions » à partir de ces faits. La constance avec laquelle l’auteur a collecté ces nombres montre à elle seule l’attrait qu’ils exercent sur lui, sans parler du fait que je ne vois pas comment il ferait son métier d’éditeur s’il n’avait pas l’œil au moins respectueux pour les chiffres de ses ventes.

Mais au-delà de la biographie, comment fonctionne le texte ? Pour le comprendre, partons de deux Réflexions intitulées L’irréfutable preuve par 10 et Poisson soluble et peau de chagrin dans lesquelles l’auteur se livre à peu près à la même expérience. Il se demande ce que produit le rapprochement d’entités radicalement différentes entre elles, mais ayant en partage un nombre, ici un pourcentage, et rien d’autre.

Par exemple : « 10% de séropositifs l’étant à leur insu, 10% de créatures animales vivant hors du milieu aquatique, 10% de photos prises de par le monde sans smartphone, 10% de parents ayant égaré à jamais le premier doudou de leur bébé » (p.5


 

Emmanuel Didier

Sociologue, directeur de recherche au CNRS, membre du Centre Maurice Halbwachs, un laboratoire de l’ENS et de l’EHESS.

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