Littérature

Association de malfaiteurs – sur Nouveau roman, correspondance 1946-1999

Écrivain

Le plus grand intérêt historique de la correspondance des sept figures du Nouveau roman est son cruel manque d’intérêt littéraire. Félicitations jalouses face au succès de l’un, récit des vacances avec les enfants de l’autre, les sept correspondants nous invitent moins à leur table de travail que dans la cuisine. Ce mélange de tendresse et de causticité nous montre néanmoins qu’ensemble, ces écrivains ont incité, en refusant les conventions, un large public à faire l’effort de lire.

Il n’y a pas que les histoires d’amour pour finir toujours mal.

Début 1988, deux ans après avoir obtenu le prix Nobel, Claude Simon publie L’Invitation, entremêlant considérations littéraires et politiques pour raconter un voyage dans ce qui s’appelle toujours l’URSS. Le livre n’est pas encore en librairie qu’Alain Robbe-Grillet y réagit, lapidaire : « Mon cher Claude, Est-ce que tu ne deviendrais pas un peu dingo ? Bien cordialement, Alain. » Expédiée trois jours plus tard, le 8 décembre 1987, la réponse est à peine plus longue : « Mon cher Alain, Bien reçu ton alarmante question. Figure-toi qu’il y a deux ans, je me suis (et je n’ai pas été le seul…) posé la même à ton sujet. Amusant, non ? Bien cordialement, Claude Simon. »

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Mêlant l’acide à l’amer, cet échange est entre les deux hommes le tout dernier. Le solide appareil critique de la correspondance retraçant l’histoire du Nouveau roman en compilant les lettres qu’ont pu échanger sept de ses principaux acteurs cinquante ans durant (de 1946, la préhistoire, au long délitement qui correspond à la fin du siècle dernier) éclaire le contexte : en 1985, à l’occasion d’une interview dans Paris Match ne sachant sans doute pas trop comment traiter ce prix Nobel attribué à un Français, certes, mais un parfait inconnu dans la plupart des rédactions parisiennes, Robbe-Grillet appelé à la rescousse avait refait l’histoire à sa sauce : « le pape du nouveau roman » était allé jusqu’à revendiquer un rôle dans la composition du Vent, cinquième livre de Simon mais le tout premier à paraître aux éditions de Minuit, à l’automne 1957. Rien n’atteste, dans les lettres de l’époque, d’une quelconque intervention de l’auteur des Gommes qui excèderait le rôle de directeur littéraire, puisque Robbe-Grillet venait de succéder auprès de Jérôme Lindon à Georges Lambrichs.

En revanche et pour compléter ce tableau des passions recuites, il n’est sans doute pas anodin de rappeler que Nathalie Sarraute, d’après sa fille Anne qui le racontait volontiers, avait reçu un appel téléphonique de Claude Simon le jour-même de l’annonce du Nobel ; l’auteur de La Route des Flandres désirait lui confier sur le champ son bonheur, évidemment, mais aussi sa conviction que si l’un des auteurs associés au courant dit du nouveau roman méritait d’être primé, c’était elle, qu’il admirait de très longue date (ses lettres en témoignent dès la parution du Planétarium, en 1959). Elle : et personne d’autre…

Si l’on commence ainsi, ce n’est pas par nostalgie des querelles de cour d’école (c’est celui qui le dit qui l’est) : c’est que le plus grand intérêt historique de cette correspondance est son cruel manque d’intérêt littéraire. Non pas qu’il n’y ait ici quelques lettres dignes d’être relues, qu’elles soient expédiées par Robbe-Grillet, Sarraute, Claude Ollier, le plus assidu et le plus élégant des correspondants, ou Robert Pinget, le plus direct et le plus vivant, le moins flagorneur assurément ; mais passé les premières pages où ne correspondent que Robbe-Grillet et Claude Ollier (ils s’étaient rencontrés durant l’occupation, dans le cadre du S.T.O.), le second initiant à la musique atonale le premier qui témoignait en retour, mois après mois, de la lente maturation des convictions qui présideront à l’écriture des Gommes (1953), les sept correspondants nous invitent moins à leur table de travail que dans la cuisine, sinon dans une arrière-cuisine riche en baril de fiel et instruments stratégiques (on appelait cela la souillarde, autrefois).

Ils y évoquent davantage les luttes intestines au sein des jurys de prix littéraires que quelque conviction que ce soit : y prédominent les rapports de force ou de domination dès les premiers succès médiatiques d’un courant qui n’en fut jamais vraiment un. L’évolution est si marquante que le volume est découpé en quatre périodes : à la préhistoire qui court de 1946 à 1956 succèdent « le moment Nouveau roman », qui est aussi celui d’un emballement médiatique (de 1957 à 1963), puis « l’éloignement » (1963-1969) débouchant sur un délitement fort gentiment intitulé « détentes et vieilles amitiés » (1969-1999, année de la mort de Sarraute qui clôt la correspondance d’un petit mot affectueux à Butor en rappelant un numéro de téléphone qui, on s’en doute, n’est plus le sien, ça vaut peut-être le coup d’essayer quand même : 0147205828).

Qui dit association de malfaiteurs dit chef de bande. Ou pape du nouveau roman, parfois.

Outre le fait que, même si les éditeurs s’en expliquent rapidement, on peut s’étonner de l’absence dans cette correspondance groupée de la figure tutélaire qu’aura été Samuel Beckett mais aussi de Marguerite Duras et plus encore de Jérôme Lindon s’activant dans l’ombre, on s’étonne plus encore de constater que Roland Barthes est à peine mentionné au long des échanges des sept écrivains retenus, et toujours pour des points anecdotiques, tandis que le critique le plus étroitement associé à l’histoire du Nouveau roman, Jean Ricardou, n’est jamais cité avant d’en prendre pour son grade, en 1982 : « Je crois qu’il devient tout à fait dingo», écrit Robbe-Grillet, décidément adepte de l’expression, dans une lettre envoyée à Claude Simon qui n’était donc pas encore atteint, en 1982. Dans un brouillon de lettre à Sarraute qu’il semble avoir gardé par-devers lui, Robbe-Grillet précise :
« Dernière minute : voilà que je lis, en 4e page de la couverture du nouveau Ricardou, qu’il est notre chef à tous ! Décidément les places sont chères cette année. Et quelle tristesse c’est pour moi de ne plus savoir de qui je suis le vaillant second… »

Comment ne pas se souvenir, ici, de la scène si savoureuse que le même Robbe-Grillet racontera, ou inventera, allez savoir, dans Les Derniers Jours de Corinthe, dernier volume paru en 1994 de sa trilogie autobiographique qui, à la distance du temps, s’avère son œuvre peut-être la plus marquante : il y rapporte une discussion à l’issue de laquelle, à l’occasion d’un colloque à Cerisy, il aurait proposé à Nathalie Sarraute de faire alliance malgré tout ce qui les séparait, et qui était clairement posé, quand Nathalie Sarraute n’a jamais récusé la psychologie mais le langage psychologique mis à la sauce romanesque, ce qui est tout autre chose :
« Dans le train qui nous emmenait à Eu, Nathalie m’a dit en souriant, devant tant de divergences acceptées : “En somme, il s’agirait surtout d’une association de malfaiteurs !” ».

Qui dit association de malfaiteurs dit chef de bande. Ou pape du nouveau roman, parfois – on s’amusera de noter qu’en 1959, au plus fort du « moment Nouveau roman », alors que Claude Ollier répand la bonne parole aux États-Unis, Robbe-Grillet l’en félicite à la manière d’un bon apôtre : « Bien reçu tes lettres de New York et Salt Lake City, toujours passionnantes. Je pense, en outre, que tu fais un bon travail. T’ai-je dit que j’allais, de mon côté, ce printemps, évangéliser l’Italie, le Danemark et la Suède ? » Ou encore, dans un moment d’une tendre ivresse :
« Si de ton côté tu te charges du Nouveau Continent, nos idées vont rapidement triompher sur tout le globe. Je songe déjà à la formation de jeunes apôtres pour la Lune, Mars, Vénus, etc. »

De fait, Claude Ollier relate à l’occasion d’une longue tournée américaine une percée effective dans les campus américains, constatant que le nom de Robbe-Grillet « est partout » : « Nombreux sont ceux qui ont lu un ou deux de tes livres en français et l’intérêt qu’ils suscitent ne me semble pas de commande. Le plus intéressant est que le point de vue des étudiants qui m’en parlent me semble plus sensé et plus juste que celui de leurs professeurs (tels Germaine Brée ou Herbert lui-même) », en ces années de guerre froide où les nombreuses invitations qui entraînent les auteurs du Nouveau roman aux États-Unis ne sont pas tout à fait innocentes, au regard de l’obédience d’un Jean-Paul Sartre lorgnant vers l’Est.

Mais le cas de Claude Ollier, du fait de la très longue amitié qui le lie à Robbe-Grillet, reste spécifique. Les autres protagonistes de ce volume ne sont pas tous d’aussi bons soldats. On fera de Claude Mauriac un cas à part, se demandant parfois ce qu’il fait dans cette galère à sept rameurs désaccordés – il y apporte un tonalité nettement plus mondaine, jusque dans l’expression d’une affection sincère et d’une vive admiration pour Nathalie Sarraute, mais il semble davantage témoin que protagoniste, avant tout considéré comme journaliste.

Claude Simon, quant à lui, ne cesse de fuir les questions théoriques, refusant les invitations successives à en débattre en se réfugiant dans une posture d’artisan qui ne serait bon qu’à travailler la langue comme le sculpteur la glaise et sûrement pas à théoriser d’autant qu’« en un mot, je ne crois pas qu’il y ait de lois en art, sinon pour être bénéfiquement transgressées », il s’en excuse, ne cesse de s’en excuser avant de retourner tantôt à ses vignes, tantôt à son manuscrit.

Robert Pinget, dont les lettres souvent brèves et parfois polyglottes sont parmi les plus drôles et percutantes, même lorsque le gagne l’amertume de rester sur le quai du succès à compter son trop peu d’argent, a pu, d’emblée, éprouver la rudesse des rapports de domination, malgré la protection qu’aurait dû lui valoir à son arrivée chez Minuit l’amitié et l’estime de Beckett (il publiait jusqu’alors chez Gallimard) – en témoigne la lettre de septembre 1955 du directeur littéraire que vient donc de devenir Alain Robbe-Grillet :
« Je ne me ferais pas l’intermédiaire de Jérôme Lindon de cette affaire si je pensais que la solution qu’il envisage puisse vous causer un préjudice quelconque. Voici ce dont il s’agit : Acceptez-vous que nous réduisions Graal-Flibuste à 200 pages ? (Le manuscrit en a 280.) Si oui, l’ouvrage sera mis immédiatement en fabrication. Si non il est probable que Jérôme signerait le contrat quand même, mais en vous prévenant, qu’il ferait paraître le livre seulement dans plusieurs mois, 1 an peut-être, il ne l’a pas précisé. »

Pinget s’est-il mordu les doigts, ce jour-là, d’avoir chaleureusement commenté un essai de Robbe-Grillet paru dans la Nouvelle Revue Française un an plus tôt, nous offrant un petit éclat de nostalgie estudiantine à rappeler comment Robbe-Grillet, qui reprendra ce passage fameux dans Pour un nouveau roman (1963), s’y employait à décrire longuement et très précisément une anse de cafetière qui ressemblerait à une oreille humaine pour préciser cependant qu’en l’absence de lobe, il faudrait bien constater que cette anse de cafetière persistait certes à ressembler à une oreille humaine, mais une oreille bien bizarre de ressembler, en définitive, à rien d’autre qu’à une anse de cafetière… ou comment le vieux serpent de la représentation réaliste peut se mordre la queue jusqu’à s’engloutir.

Les associations de malfaiteurs ne commencent pas toujours si bien qu’on le croit…

Restent évidemment les deux autres stars internationales que sont Michel Butor et Nathalie Sarraute, qui entretiennent entre eux une correspondance sereine, devenue parallèle à se colorer d’amitié au long des années puisqu’ils y évoquent les vacances, les conjoints et les enfants plutôt que les ambitions, les reculs et les victoires. Le premier, dont l’œuvre, après La Modification (Minuit, 1957), glisse vers une création plus poétique que romanesque, se tient à l’écart, peu impliqué dans les échanges collectifs, et presque rien ici ne témoigne de l’importance considérable au plan théorique des cinq volumes qu’il a publiés sous le titre unique de Répertoire, de 1960 à 1982.

Quant à Nathalie Sarraute, à sa manière elle l’exprime régulièrement : qu’il soit très clair qu’elle n’avait pas attendu Robbe-Grillet (ni Barthes ou même Beckett) pour donner le « la » en ces années de mise en crise des notions de personnages ou d’intrigue : dans Tropismes, bien sûr, paru dans l’indifférence générale en 1939, puis dans Portrait d’un inconnu, auquel une préface de Jean-Paul Sartre donnera un écho salvateur en 1947, mais aussi, au plan théorique, dans un essai qui demeure la réflexion majeure, et la plus précieuse d’être absolument pérenne, des années d’après-guerre : L’Ère du soupçon est paru dès 1956.

Cette antériorité est au cœur de l’une des rares missives argumentées de Robbe-Grillet, en avril 1958, écrite d’évidence en réponse à une lettre de Sarraute qui hélas ne nous est pas parvenue :
« D’ailleurs, la meilleure preuve que je ne crains pas de faire connaître L’Ère du soupçon et la date de sa publication en France, c’est que j’avais même placé en tête de mon premier essai (celui de la NRF, qui cependant ne vous devait rien, celui-là !) une phrase de votre livre en exergue. Cette phrase accompagne maintenant l’article dans tous les pays étrangers où il est traduit (six pays déjà). (…) Ces arguments sans doute ne vous suffiront pas encore. Vous perdez votre sang-froid. Vous en venez même à me parler de “guerre”. J’en éprouve une peine réelle, mais je n’espère plus guère vous convaincre. »

Les associations de malfaiteurs ne commencent pas toujours si bien qu’on le croit… Reste que cette Correspondance a le mérite de montrer comment des œuvres extrêmement différentes ont toutes bénéficié sous l’appellation « nouveau roman » d’une haute attention médiatique : le regroupement en collectif plus ou moins factice aura eu d’abord pour effet bénéfique de lever un temps la peur de l’exigence qui règne d’ordinaire sur la scène littéraire, d’inciter un large public à faire l’effort de lire en sautant le pas de cette exigence.

Ce qui fédérait ces différents écrivains relevait pourtant moins d’une perspective d’avenir que d’un refus des conventions romanesques encore dominantes : c’était quelques années à peine après l’épuration, en réalité, à une époque où, comme en avait témoigné d’une toute autre façon la théorie sartrienne de l’engagement, il était urgent d’arracher la littérature à un passé récent des plus compromettants.

 

Michel Butor, Claude Mauriac, Claude Ollier, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon, Nouveau Roman, correspondance 1946-1999, édition établie, présentée et annotée par Carrie Landfried et Olivier Wagner, sous la direction de Jean-Yves Tadié, Gallimard, 340 pages.


Bertrand Leclair

Écrivain, Critique littéraire

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