Littérature

Les cibles varient, la langue reste belle – sur La Vie légale de Dominique Dupart

Critique Littéraire

La Vie légale se déroule autour du 11 septembre 2001, mais on se croirait souvent en 2021 tant Dominique Dupart rend sensible l’éternel retour : les catastrophes, terroristes ou électorales, se répètent depuis vingt ans. L’autrice propose une fresque sociale pessimiste portée par un ton, un rythme, une langue, un vrai projet littéraire.

La Vie légale : son titre a beau faire penser à la médecine légale, ce roman n’a rien de morbide. Il est rempli d’énergie et avance avec des airs de Zazie dans le métro. Le « Doukipudonktan » ou le « Napoléon mon cul » de Raymond Queneau traversent la tête du lecteur de La Vie légale, dense (397 pages) fresque sociale pessimiste qui déroge aux règles grammaticales en ne s’embarrassant pas de la double négation. S’y mélangent avec brio langage de la rue et tournures savantes.

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L’autrice, Dominique Dupart, est née en 1972 et enseigne à Lille. Sa page Wikipédia nous apprend qu’elle a pour spécialités l’éloquence politique et Lamartine. Elle connaît très bien la littérature du XIXe siècle en général, et donc Stendhal et Napoléon. Ces grands hommes apparaissent dans le roman. La Vie légale est moqueur, souvent juste dans ses jugements, souvent très injuste aussi, comme lorsqu’il pointe à l’excès la violence du « pays des Droits de l’Homme » ou met en accusation l’« accordéon législatif » en vigueur en France. L’image est excellente : on déplie et replie l’accordéon au gré des événements, des attentats, des menaces ; on en joue. Mais s’il est exact que la loi empêche, elle protège aussi, et notamment les illégaux en attente de légalité.

La Vie légale compte une réfugiée. Elle dit s’appeler Joséphine pour faciliter les démarches administratives (la vie légale…). Elle est soit ouïghour, soit afghane, le doute plane. Dans les deux cas elle fuit un pays où la loi est arbitraire et meurtrière, surtout pour une femme. Alors merci la loi et la République. Mais au diable les coups de griffes abusifs de Dominique Dupart : au moins ce texte complexe et exigeant a un ton, un rythme, une langue, un projet littéraire qui le portent.

La Vie légale présente un condensé des obstacles qu’oppose la Loi à la volonté de certains : les femmes désireuses de porter le « foulard » dans certains lieux, les étrangers sans papiers qui demandent l’asile politique, les caïds qui s’affrontent sur une dalle entourée de « Tours ». Les majuscules sont nombreuses, comme les acronymes dont l’administration française raffole. Le « bled » et « la République » sont en toile de fond de ce livre qui se déroule autour du 11 septembre 2001, un peu avant et un peu après la « Catastrophe » new-yorkaise. L’action se prolonge jusqu’au 13 novembre 2001, date de la prise de Kaboul par les tadjiks, et jour qui en rappelle un autre, le 13 novembre 2015. La Vie légale est un jeu de miroirs et d’échos entre des événements plus ou moins graves mais semblables.

D’ailleurs à sa lecture, on se croit davantage en 2021 qu’en 2001, tant l’atmosphère est tendue. En ligne de mire, il y a l’élection présidentielle de 2002, à laquelle Jospin s’est présenté avec le succès que l’on sait. Dominique Dupart mentionne son nom sans commentaire, ainsi fonctionne son ironie. En 2021, le danger qui nous attend est plus sérieux encore. C’est l’une des vertus du livre de rendre sensible l’éternel retour : les catastrophes, y compris électorales, se répètent depuis vingt ans.

L’originalité n’est pas dans le propos mais dans la langue, nerveuse.

Quatre personnages portent sur leurs épaules ce kaléidoscope en prêtant leur prénom aux chapitres. Mais Dominique Dupart ruse : elle ne tient pas son programme, les prénoms ne sont que des prétextes car il est question d’autres personnages, souvent plus intéressants d’ailleurs. « Joséphine » ouvre le bal. Elle est mariée à Guillaume Dabritz. Avec lui, elle fait la queue à la Préfecture d’une ville du Nord jamais nommée pour obtenir des « papiers ». Une fois dans le bâtiment, les choses tournent mal : Guillaume s’énerve contre quatre patrouilleurs « à Famas et à gros godillots ». Ce sont des militaires de Vigie Pirate. Déjà eux, en 2001. En ce temps-là, les poubelles étaient fermées par du scotch pour empêcher les terroristes d’y déposer des bombes. Ce détail figure dans le roman.

Et voici une première trame lancée qui a pour thème la bataille de l’administré (Guillaume Dabritz) contre « l’agent » outragé (le patrouilleur). L’administré a peu de chances de l’emporter. L’originalité n’est pas dans le propos mais dans la langue, nerveuse :
« Le jet de Famas verbal qui s’expulse en continu de la bouche du garçon terrifie la file qui s’est approchée de la scène. “Tu me tues”, crie le regard du policier outragé à Guillaume qui hurle. “Tais-toi”, crie une vieille femme à Guillaume. Joséphine regarde le fichu rouge qui recouvre les cheveux de la vieille. “Oui Tais-toi Espèce de con”, reprend un autre de la file, un grand gars déjà bien voûté, déjà bien vieilli, recouvert d’une grande parka noire à capuche. Sûrement un ouvrier dans le Bât’ ? »

Ces voix, ces silhouettes qui réagissent à cette scène se retrouveront plus loin. Dans ce même chapitre entre en scène Madame Dabritz, la mère de Guillaume, « Secrétaire Admissions et Scolarité au Département de Français Langue Étrangère de l’université Nord, Département qui a vocation à enseigner la langue française à des étudiants étrangers ». Cette ribambelle de titres administratifs, la présence des tours et l’évocation de la cheffaillonne qui martyrise Madame Dabritz rappellent le roman de Vincent Message, Cora dans la spirale (Seuil, 2019).

Madame Dabritz pique son chapitre à Joséphine, sa belle-fille en attente de « papiers ». La « Secrétaire » est de ces femmes qui en ont sous le pied et dans la tête. Elle pense :
« La terre est vielle à celui qui crève la faim. Je connais. Je connus. On ne va pas déplacer le Fujisawa. On ne va pas changer le réel. Le réel, c’est que je vais couler. Il faut que je trouve comment changer le réel ? C’est ça. »
Elle trouvera.

Le chapitre suivant est soi-disant consacré à « Blanche », mais fidèle à sa technique de narration, l’autrice braque rapidement le projecteur sur d’autres personnages. Adieu Blanche. Comme l’indique son prénom, Blanche est française et fragile : Blanche est une oie blanche, une esthète spécialiste de Mallarmé. À 29 ans, elle a eu le malheur d’arriver à New York quelques jours avant le 11 septembre 2001. L’effondrement des « Tours » par des « avions incendiaires » l’a terrifiée. Depuis le 11 septembre, Blanche tousse. Rien de grave, elle somatise. De retour en France, Blanche croise Madame Dabritz car elle enseigne dans le département où celle-ci travaille. Joséphine sera l’une de ses élèves.

Blanche désormais est obsédée par les attentats. Elle avait quatorze ans en 1986 lors de l’attentat de la rue de Rennes. Il y eut huit morts. Dominique Dupart égrène une liste d’attentats parisiens et le nombre de leurs victimes. L’énumération commence en 1980 avec la rue des Rosiers. Blanche avait huit ans. En 1985, c’est un magasin Mark & Spencer qui a explosé. En 1995, place à l’attentat de la station Saint-Michel-Notre-Dame du RER. Bonjour, Khaled Kelkal, dont nous avions oublié le nom, bonjour Zacarias Moussaoui, le Français impliqué dans la catastrophe du 11 septembre. Ces listes alliées à la vitesse de la prose de Dominique Dupart rapprochent parfois La Vie légale d’un bel exercice d’éloquence, l’un de ses sujets d’étude.

Blanche est terrifiée par ce mille-feuilles d’attentats : « La vague 2001, plus forte, plus puissante, plus spectaculaire que toutes les vagues qui ont précédé, porte Blanche toujours plus en arrière à la vitesse d’un supersonique malade. » Et, « Si Blanche appuie sur la touche rewind, fading decrescendo arrière, elle atterrit pas loin dans le passé. Blanche atterrit en octobre 1941. Octobre 1941. Un attentat est perpétré par une officine d’extrême-droite contre la synagogue de la rue Sainte-Isaure. Tout se brouille, alors. Elle cherche, elle cherche sur la bande, Paris change mais les cibles ne changeraient pas ? » Enfant, Blanche habitait rue Sainte-Isaure. Ici, l’intention de Dominique Dupart n’est pas claire puisque les cibles varient toujours. Mais la langue reste belle.

Dans La Vie légale, rien ne se perd, tout se transforme.

Le troisième – et meilleur – chapitre s’intitule « Marianne-Lalie ». Ce curieux prénom qui sonne comme « boire le calice jusqu’à la lie » est de nouveau trompeur : le chapitre est consacré à un jeune homme, Selim, né ailleurs qu’en France. Depuis deux ans, Selim est en cours de recrutement à la Légion étrangère. Armé d’un Famas, Selim a sans doute fait partie de ceux qui eurent maille à partir avec Guillaume à la Préfecture. Aux recruteurs de la Légion, ce garçon au corps fin et musclé a expliqué qu’il ne connaissait pas son âge exact : les recruteurs « avaient été impressionnés. »

Selim a vécu quelques années dans une tour : « Au regard du sort réservé par la société française à tous ces gens, je choisis la schlag plutôt que la truelle. » Il se pose beaucoup de bonnes questions : « Un blédard, réfléchit Selim, c’est quelqu’un qui n’a pas le sens du pays où il débarque. C’est quelqu’un qu’est pas républicain mais qu’est pas indigène non plus. C’est un rien. Portant, un rien qu’est sage et, en même temps, un rien qu’est aventurier. Et même, ce rien, c’est tout ce qui reste des aventuriers. » Un vieil homme peu à peu lui vole la vedette : Monsieur Belabed, ancien légionnaire, dont le nom sonne comme « bled ». N’est-ce pas ce vieil homme qui, dans les premières pages, à la Préfecture, hurle sur Guillaume en prenant le parti des patrouilleurs ?

Dans La Vie légale, rien ne se perd, tout se transforme. Belabed est un républicain et un admirateur de Napoléon. Il a lu dans Le Rouge et le Noir la phrase suivante, qui le laisse sans voix : « Le recueil des bulletins de la Grande Armée et le Mémorial de Sainte-Hélène complétaient son coran. Belabed n’avait pas rêvé, la phrase existait. » Il est bien question du « coran ». La fille de Belabed s’appelle Marianne-Lalie, la fameuse héroïne du chapitre. Elle porte le voile, son père n’apprécie pas et ne comprend pas ce qu’il prend pour une provocation. La description de la vie quotidienne dans les tours est rapide, enlevée – la plume de Dominique Dupart ne s’attarde jamais :
« La Tour de Belabed restait aussi, comme à l’origine, équipée de balcons immenses qui servaient de débarras aux familles, qui, étonnamment, n’avaient jamais envie de se suspendre en plein cagnard au-dessus du vide pour déjeuner ou pour jouer aux cartes, mais qui manquaient toujours cruellement de place pour habiter à l’intérieur. »

Le dernier chapitre porte le nom d’un personnage de conte – « Grand Yeux ». Ce nom va de soi dans un roman qui frôle la fable politique. Grands Yeux est une femme d’origine tunisienne, installée dans une cité :
« Selim se dit en la regardant que Grands Yeux ne ressemble pas à une blédarde, et pas à une beurette non plus, mais qu’ici aux Orgues, elle a toujours semblé chez elle, dans ce monde composé de hauteurs et de surfaces qui succédait à un monde quadrillé de maisons basses, cloisonné de figuiers de Barbarie, avec des chemins de sable, des ordures en attente. Aux orgues, les ordures sont là aussi, mais souvent enfouies sous les Tours (…). »

La « bataille du voile », commencée à Créteil en 1989, est au cœur de ce dernier chapitre. Ce qu’en pense Dominique Dupart se devine, mais tout juste. L’autrice prend position discrètement, subtilement. L’arrivée de Lionel Jospin en troisième position à l’élection présidentielle de 2002 ne figure pas dans La Vie légale, qui s’arrête avant, mais le climat du roman nous y prépare et c’est l’une des réussites de Dominique Dupart.

À quoi est dû ce séisme ? À l’aveuglement du Parti socialiste depuis les années 1980, auxquels remontent le texte ? À la violence ancestrale de la France envers les « illégaux » ? Au « niveau de pression dans la cocotte sociale », expression que l’on trouve au milieu du roman ? À l’islamisme qui se développe depuis longtemps ailleurs qu’en France mais qui provoque des attentats sur son sol ? Dominique Dupart laisse la question en suspens.

 

Dominique Dupart, La Vie légale, Actes Sud, 416 pages.

 


Virginie Bloch-Lainé

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