Littérature

« Voyez-moi », « Regardez-nous » – sur Comme nous existons de Kaoutar Harchi

Sociologue

Le récit autobiographique de Kaoutar Harchi, qui retrace le cheminement d’une enfant de l’immigration née dans l’Est de la France, raconte la tendresse, l’amour filial, l’admiration pour ses parents Hania et Mohamed, mais aussi les multiples flèches reçues que l’enfant ne parvient pas, tout d’abord, à nommer. Récit d’une prise de conscience et de parole progressive, Comme nous existons est une invitation à prendre en compte et enfin voir vraiment les vies reléguées, quadrillées par les jugements et discriminations racistes que sont celles des parents et des enfants issus de l’immigration.

Tout commence par un jeu de regards : celui d’une enfant, qui, dans l’entrebâillement de la porte de la cuisine où elle est censée faire ses devoirs, voit ses parents visionner, pour la énième fois, le film de leur mariage. Et en ricochet, celui de ses parents, Hania et Mohamed, se regardant eux-mêmes, riant de se voir si jeunes, si bien coiffés et vêtus, diadème de pierres brillantes et mousseline de soie, noeud papillon à pois et costume noir, Mercédès rouge et paniers d’osier emplis de cadeaux. 

Scène originelle, qui ouvre et traverse le récit écrit par Kaoutar Harchi : elle y dit déjà l’amour, cette « flèche d’amour qui a frappé [s]on cœur, l’a percé en son centre », et qui y reste fichée, « piquée en pleine poitrine, droite comme un drapeau sans frange » (p. 139), le déplacement – de la calèche attelée de deux chevaux blancs promenant les mariés le long de la corniche sur l’océan au canapé en tissu à carreaux dans l’appartement du quartier d’Elsau –, et l’attention portée par cette petite fille – qui toujours « observe » ou « couve des yeux » – aux détails, ô combien signifiants.

publicité

Des flèches, la jeune fille, dont la chambre est d’ailleurs ornée d’un poster de Pocahontas acheté d’occasion par son père, en reçoit plusieurs tout au long de son enfance et de son adolescence, en silence, en serrant les dents, et par le récit, enfin, les extirpe de la chair une à une : les jeunes filles du bus aux yeux si bleus et à la peau si blanche qui, sur le chemin du collège, lui touchent les cheveux, jugeant une texture, une odeur ; la professeure qui dédicace un livre « à sa petite arabe » et transforme l’exposé qu’elle lui a demandé en séance de questions exotisantes, un autre professeur jetant (et le verbe est en italiques dans le récit, comme pour en souligner la violence), en un mélange de moquerie et de mépris, la petite amulette Coran offerte par la mère de Kaoutar dans un tiroir, avec les « trombones, craies multicolores, épingles », Ahmed, jeune homme du quartier, tué par la police… Autant d’insultes, de coups, d’agressions que l’enfant encaisse en silence, incrédule, avant de pouvoir en formuler le nom, et oser, étudiante, quand une camarade voilée se fait frapper par un passant, lui crier en retour : raciste.

Arrêter de se cacher, arrêter de se taire, prendre sa place, et avoir voix au chapitre

Car le récit est aussi celui de la prise de conscience, et surtout, de la prise de parole : si la petite fille regarde et enregistre, elle fait tout pour ne pas se faire remarquer, ne pas faire de bruit, ne pas déranger, déroger. Certes, il y a les éclats de rire et les frondes avec Khadija, la copine de collège, mais il s’agit surtout de la suivre, cette unique petite camarade qui, dans cette classe de collège catholique bien blanche, lui ressemble. À plusieurs reprises, Kaoutar Harchi écrit ses tentatives de prise de parole auprès de ses parents : leur dire la violence, leur dire les humiliations, leur dire le dégoût de cette école qui toujours classe dans le même ordre, comme si les jeux étaient déjà faits d’avance. 

Mais comment les peiner, comment les blesser, comment les inquiéter, quand on est une enfant sage, quand on est liée par le sacrifice de ses parents, eux qui étaient si heureux sur la vidéo, et qui là, triment à la tâche pour l’avenir de leur fille unique, dos cassé et colère rentrée, comment faire quand on est une enfant qui aime ses parents et qui pense devoir les protéger ?

Le récit retrace les étapes de cette prise de conscience, et le mot est ici à prendre au sens fort : ce qui permet de conscientiser ce qui arrive, et de relever la tête pour, à son tour, enjoindre les autres à regarder. À ce titre, nul effet de style dans la récurrence des expressions qui ponctuent le récit : « Regardez-moi », « Voyez-nous ». L’injonction est à prendre au sens propre car il s’agit bien de cela : arrêter de se cacher, arrêter de se taire, prendre sa place, et avoir voix au chapitre. 

Tout cela, bien sûr, ne se fait pas tout seul : il faut du temps, il faut du courage, il faut être accompagnée : Khadija et sa révolte, le groupe des étudiantes suite à l’agression de l’une d’entre elles, et la sociologie, avec en figure tutélaire le livre d’Abdelmalek Sayad, La double absence. Et ce n’est pas un hasard si le rire, ricochant des parents regardant la vidéo aux fous rires punis par les exclusions de Khadija et de Kaoutar au collège se transforme grâce à cette lecture enfin en joie, joie de comprendre, de réfléchir, de se retrouver, jubilation de « rompre avec la politesse et détruire tous les masques, toutes les dissimulations et toutes leurs sources ».

L’intersectionnalité, ce terme théorique qui fait tant débat dans le Landerneau des sociologues, est ici incarnée, exemplifiée, mis en scène et en vie.

Car Kaoutar Harchi est sociologue : autrice d’une thèse sur les conditions et modalités de reconnaissance littéraire des écrivains étrangers de langue française en France à partir du cas algérien (1945-2015) et de nombreux articles dans des revues scientifiques comme de grand public, son travail explore les conditions, relégations, stigmatisations de la société postcoloniale. Et c’est aussi comme un exercice appliqué (au sens de pratique) de sociologie intersectionnelle que ce récit – littéraire – peut être lu : Kaoutar Harchi y décrit les multiples formes de la domination, comment celles-ci se diffractent et se combinent : les enfants de l’immigration postcoloniale, mais encore, parmi eux, les garçons, eux-mêmes pris dans les rets des stéréotypes et des paniques morales et politiques. Mais aussi les filles, toutes blanches soient-elles, quand elles dérogent à la conduite attendue. Et puis les enfants de milieu populaire, qui n’ont pas les codes des orientations, qui n’ont pas les informations, ni la confiance que confère à d’autres l’assurance matérielle et sociale familiale – on peut penser ici aux derniers livres de Paul Pasquali (Héritocratie, à La Découverte) et d’Annabelle Allouch (Mérite, aux éditions Anamosa), qui mettent en question cette fameuse notion de mérite, le premier forgeant le terme d’ héritocratie pour mettre fin au mythe de l’égalité des chances. Dans le lycée catholique où Kaoutar continue sa scolarité, ce sont les garçons, blancs, de milieu favorisé, qui ont le sésame, l’enveloppe de papier kraft contenant les dossiers pour – on imagine –, telle ou telle classe préparatoire prestigieuse. 

L’intersectionnalité, ce terme théorique qui fait tant débat dans le landerneau des sociologues, est ici incarnée, exemplifiée, mis en scène et en vie, dans la personne d’Ahmed, « broyé, broyé jusqu’à l’os, l’os des chiens » (p. 58), dans la pourtant belle et blonde Laetitia taxée de fille pas comme il faut, ou de toutes celles comme Kaoutar, à qui, parce qu’elles sont des filles, parce qu’elles ne sont pas du bon milieu, à la bonne place, on ne propose pas les filières dites « d’excellence ».

Mais comment persistent ces dominations ? Le récit le montre, tout en nuances : parce qu’on ne dit rien, certes, parce qu’on sourit quand la professeure demande de faire un exposé sur ce livre dédicacé, mais aussi parce que, à force, on intériorise les principes de la domination ; c’est Hania scolarisant sa fille hors de l’école du secteur pour qu’elle n’ait pas de « mauvaises » fréquentations, c’est Hania craignant pour sa fille et son honneur « les garçons arabes », et exposant ainsi sa fille à sa peur (« enfant j’ai été exposée à la peur de ma mère et j’ai eu peur à mon tour. Par peur d’aggraver la peur »). C’est Hania remuant ciel et terre pour « placer » sa fille, c’est Laetitia qui, finalement, ne répond rien à la remarque de Kaoutar mettant les mots sur ce qu’elle a vécu : une insulte. C’est Kaoutar qui, nourrie aux séries télé comme Classe mannequin ou Premiers baisers, est fascinée par les cheveux les plus lisses, le grain de peau le plus clair, l’œil le plus bleu : on ne peut que penser au premier roman de Toni Morrison, portant justement comme titre L’œil le plus bleu, où Pecola rêve d’avoir les yeux bleus comme Shirley Temple. 

Mais si le récit décrit les dominations et les relégations, il est aussi celui des résistances, et notamment, du passage de l’agency – la tactique, la ruse – à la résistance collective et politique : comme Madame Belhoumi du livre de Stéphane Beaud consacré à La famille Belhoumi, Hania s’affaire, Hania se renseigne, Hania toque aux portes et interroge, collecte ces informations dont elle n’est pas destinataire. Par les renseignements qu’elle glane auprès des instituteurs, des médecins, patrons, banquiers, assistantes sociales, Hania met en place toute une série de déplacements, géographiques et sociaux : aller se promener du « bon » côté, celui des pavillons sur l’autre rive de l’Ill, faire parcourir à sa fille le chemin en sens inverse, vers le Sud et non vers le Nord pour rejoindre l’école primaire, lui faire prendre le bus pour rejoindre le collège, autant de cercles qui élargissent l’espace et les aspirations, et dont Kaoutar, finalement, continuera la trajectoire centrifuge, en quittant Strasbourg pour Paris.

C’est bien dans ce passage du moi au nous que se situe le déplacement de l’agency au collectif

Mais ces ruses, ces stratégies, visent à tracer, envers et contre toutes et tous, un parcours pour sa fille, et ce sont bien là les limites qui ont été remarquées au concept d’agency, cette agentivité qui permet de se ménager un espace de liberté, d’autonomie individuelle dans l’étau des contraintes et des dominations, mais sans en remettre réellement en cause le principe structurel et systémique. 

Kaoutar Harchi ne se contente pas de lâcher la main de sa mère pour poursuivre sur cette lancée : elle donne à la résistance une dimension collective. Par la sociologie, mais aussi par le militantisme, comme l’a bien décrit Fatima Ouassak dans La puissance des mères : Kaoutar Harchi décrit ainsi comment les mères se rassemblent après la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, électrocutés parce que, traqués par la police, ils avaient cherché refuge dans un transformateur EDF. Ces mères, et Fatima Ouassak, et Kaoutar Harchi, dénoncent ce processus de désenfantisation des jeunes des quartiers populaires descendants de l’immigration postcoloniale, opération quotidiennement répétée, où ces enfants, ces « jeunes » sont considérés comme des menaces à l’ordre, au système, à la République, parce qu’ils sont jugés, notamment, trop visibles. Que faire alors sinon les effacer, les éliminer, les faire taire et disparaître ?

« Voyez-moi », « Regardez-le », « Regardez-nous » : c’est bien dans ce passage du moi au nous que se situe le déplacement de l’agency au collectif. Ne plus se cacher ni se dissimuler, ne plus se voir à travers le regard du dominant et, au contraire, se redresser, voir et dire la beauté de celles et ceux à qui, enfin, on ressemble (« Enfin ressembler à ces filles, enfin ressembler à ma Hania », p. 102), mais aussi revendiquer son droit à avoir sa place. 

Le titre lui-même, Comme nous existons (« et que jamais rien de nous, comme nous existons, ne disparaisse », p.128)  convoque ces deux dimensions : raconter le quotidien de l’existence des parents et enfants postcoloniaux, quadrillée par les jugements et discriminations, transpercée par ces multiples flèches – pour reprendre cette métaphore récurrente dans le récit de Kaoutar Harchi – la peur, la honte, mais aussi l’amour. 

Mais Comme nous existons, c’est également cette revendication à prendre en compte cette existence : puisque nous existons, alors il faut nous voir, alors il faut nous regarder. C’est bien là la double dimension des projets autobiographiques : qu’il s’agisse de celui d’Annie Ernaux – dont elle reprend le « venger ma race » –, de Didier Eribon, de Rose-Marie Lagrave, et de tant d’autres, atteindre, par la description incarnée et incorporée de l’expérience personnelle et de la singularité individuelle, une portée sociale et politique. 

« We have been taught that silence would save us, but it won’t. » écrivait Audre Lorde. Et elle continuait, vigilante, à transformer le silence et la peur en langage et en action : « What do you need to say ? ». Il est une autre expression qui revient dans le livre, « Et vous dire que » : il semblerait que Kaoutar Harchi ait commencé à répondre à la question.

Kaoutar Harchi, Comme nous existons, Actes Sud, Arles, 2021, 144 pages.


Christine Détrez

Sociologue, Professeure à l'ENS-Lyon

Rayonnages

LivresLittérature