Savoirs

Du régime scientifique des sciences sociales

Anthropologue

Après la réponse proposée par Jean-Louis Fabiani au « Manifeste pour la science sociale » de Bernard Lahire publié le 2 septembre dans les colonnes d’AOC, Jean-Pierre Olivier de Sardan réagit à son tour au programme épistémologique élaboré par le sociologue. Rejoignant Lahire sur la pertinence du projet d’élaborer une science sociale unifiée, il met pour sa part l’accent sur le fait que les sciences sociales ne sont pas des sciences comme les autres, et qu’il ne faut donc pas importer sans les interroger les normes des « sciences dures » pour juger de leur scientificité.

Décidément, les pièges du positivisme et du relativisme continuent à s’ouvrir, béants, devant les chercheurs en sciences sociales, génération après génération. Tenir une route qui évite ces deux dangers n’est pas toujours chose facile. Face à l’ambition (illusoire) des uns de produire des lois au même titre que les sciences dites « dures », face à l’abandon (déplorable) par les autres de tout projet véritablement scientifique, il faut relire l’ouvrage majeur de Jean-Claude Passeron Le raisonnement sociologique, le meilleur traité d’épistémologie des sciences sociale à ce jour, qui décrit les exigences et les difficultés de la spécificité des sciences sociales[1].

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Oui, les sciences sociales relèvent d’une exigence scientifique, et entendent produire des énoncés plausibles sur des échantillons plus ou moins étendus du monde social (des bouts d’espace-temps, à périmètres et à durée variables). Non, elles ne sont pas pour autant en mesure de proférer des règles universelles, elles ne relèvent pas du régime poppérien de la falsification, propre aux sciences expérimentales, mais d’un régime qu’on pourrait appeler « wébérien » de la plausibilité, en tant que sciences de part en part historiques, autrement dit toujours dépendantes de contextes historiques particuliers. L’histoire dont il s’agit est bien sûr celle des hommes en société.

Une lecture critique du récent article de Bernard Lahire permet de faire le point sur la situation actuelle des sciences sociales[2]. Ce texte a en effet le mérite de mêler des énoncés incontestables, qui relèvent de fondamentaux des sciences sociales, en s’opposant à juste titre à diverses dérives ou impasses contemporaines, et des énoncés éminemment contestables, animés par la nostalgie des ancêtres fondateurs (Karl Marx ou Emile Durkheim par exemple, admirables généralistes de bureau), et leur rêve de fonder une science nouvelle de l’humanité qui rejoindrait les sciences naturalistes. Faire le tri dans les arguments de Lahire est


[1] Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non-poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, 2006. Je me suis largement appuyé sur les acquis de Passeron pour décrire, dans La rigueur du qualitatif, les conditions d’une démarche scientifique en anthropologie, autrement dit comment des méthodes qualitatives exigeantes bien qu’approximatives peuvent produire des interprétations fiables ancrées empiriquement (Jean-Pierre Olivier de Sardan, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Louvain La Neuve, Academia-Bruylant, 2008).

[2] Bernard Lahire, « Manifeste pour la science sociale », AOC, 2 septembre 2021. Jean-Louis Fabiani, dont j’ai découvert avec plaisir, après avoir écrit le présent texte, la réaction critique (Jean-Louis Fabiani, « Une science sociale ? En réponse amicale à Bernard Lahire », AOC, 9 septembre 2021), se réfère également à Passeron et à sa récusation de toute prétention nomologique des sciences sociales. Évidemment.

[3] On peut même définir l’anthropologie comme une « science des contextes » (Jean-Pierre Olivier de Sardan, La revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingénierie sociale, en Afrique et au-delà, Paris, Karthala, 2021).

[4] Rappelons que ce tournant empirique a été pris au cours des années 1960 dans la sociologie française, alors dominée par Gurvitch (partisan d’une science sociale hyper théorique et abstraite), grâce à Raymond Aron, et ses deux assistants de l’époque, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron.

[5] Claude Levi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973.

[6] Jean-Claude Milner, Introduction à une science du langage, Paris, Editions du Seuil, 1989.

[7] Alain Testart, Pour les sciences sociales: essai d’épistémologie, Paris, Christian Bourgeois, 1991.

[8] Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986.

[9] Karl Popper, Misère de l’historicisme, Paris, Plon, 1956 (éd.

Jean-Pierre Olivier de Sardan

Anthropologue, directeur de recherche émérite au CNRS et directeur d’études à l’EHESS

Notes

[1] Jean-Claude Passeron, Le raisonnement sociologique. Un espace non-poppérien de l’argumentation, Paris, Albin Michel, 2006. Je me suis largement appuyé sur les acquis de Passeron pour décrire, dans La rigueur du qualitatif, les conditions d’une démarche scientifique en anthropologie, autrement dit comment des méthodes qualitatives exigeantes bien qu’approximatives peuvent produire des interprétations fiables ancrées empiriquement (Jean-Pierre Olivier de Sardan, La rigueur du qualitatif. Les contraintes empiriques de l’interprétation socio-anthropologique, Louvain La Neuve, Academia-Bruylant, 2008).

[2] Bernard Lahire, « Manifeste pour la science sociale », AOC, 2 septembre 2021. Jean-Louis Fabiani, dont j’ai découvert avec plaisir, après avoir écrit le présent texte, la réaction critique (Jean-Louis Fabiani, « Une science sociale ? En réponse amicale à Bernard Lahire », AOC, 9 septembre 2021), se réfère également à Passeron et à sa récusation de toute prétention nomologique des sciences sociales. Évidemment.

[3] On peut même définir l’anthropologie comme une « science des contextes » (Jean-Pierre Olivier de Sardan, La revanche des contextes. Des mésaventures de l’ingénierie sociale, en Afrique et au-delà, Paris, Karthala, 2021).

[4] Rappelons que ce tournant empirique a été pris au cours des années 1960 dans la sociologie française, alors dominée par Gurvitch (partisan d’une science sociale hyper théorique et abstraite), grâce à Raymond Aron, et ses deux assistants de l’époque, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron.

[5] Claude Levi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973.

[6] Jean-Claude Milner, Introduction à une science du langage, Paris, Editions du Seuil, 1989.

[7] Alain Testart, Pour les sciences sociales: essai d’épistémologie, Paris, Christian Bourgeois, 1991.

[8] Peter Berger et Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986.

[9] Karl Popper, Misère de l’historicisme, Paris, Plon, 1956 (éd.