Littérature

Les limites du dicible – sur Memorial Drive de Natasha Trethewey

Critique

Le 5 juin 1985, Gwendolyn Ann Turnbough est tuée d’une balle dans la tête par son ex-mari, ancien beau-père de Natasha Trethewey, dans un parking près de son appartement situé sur Memorial Drive à Atlanta. L’écrivaine revient dans ce récit autobiographique sur la trajectoire de sa mère ainsi que sur ce féminicide qui a fracturé sa vie et habite déjà, bien que plus secrètement, ses précédents recueils de poème. Premier texte de la poétesse traduit en français, Memorial Drive paraît dans une traduction de Céline Leroy qui restitue l’exploration intime menée par Natasha Trethewey pour faire resurgir, dans ce drame, « ce qui est dissimulé, recouvert, presque effacé ».

Il y a des livres qu’on lit pour leurs qualités littéraires, pour la beauté du style, l’originalité de la structure, la complexité de l’histoire, la vérité des personnages, etc. Et puis des livres-témoignages qui sont aussi utiles pour la conscience collective de leur époque et les débats qui agitent les médias, les structures sociales, les cours de justice et les chambres où sont votées les lois, surtout en matière de violences intimes. Memorial Drive, le dernier récit de la poétesse Natasha Trethewey, serait plutôt de ceux-là. 

Pas de viol, de pédophilie ou d’inceste, comme dans les récents ouvrages de Vanessa Springora ou de Camille Kouchner, mais un crime pervers aussi fréquent, recensé presque quotidiennement, quoique les victimes ne puissent plus le décrire : le féminicide, autrefois nommé « crime passionnel ». Dans les journaux, au travers de comptes rendus d’audience ou de rapports de police, on peut avoir accès aux échanges qui précèdent la mise à mort, mais on atteint rarement le psychisme de ceux qui en sont les victimes collatérales, quand ils ne subissent pas, dans la foulée, le même sort : les enfants de ces femmes assassinées. 

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Natasha Trethewey avait dix-neuf ans lorsque son beau-père tua sa mère d’une balle dans la tête, en dépit d’une procédure de divorce, de plaintes et d’une protection policière. Elle tient ce traumatisme pour l’origine de sa vocation littéraire, à moins que ce ne fût également une affaire de transmission, puisque son père Eric Trethewey était déjà poète et professeur d’écriture en Virginie.

Trethewey mêle deux formes de trauma, collectif et individuel, les deux induisant le refoulement, le silence et l’effacement.

« Poet laureate » en 2012 et 2013 (plusieurs années après Louise Glück, le dernier prix Nobel de littérature), elle est plus volontiers reconnue en tant que voix lyrique de l’histoire du Sud et de la question raciale que du drame conjugal. Pour preuves, ses deux recueils de poèmes, Bellocq’s Ophelia (2002), inspiré d’une prostituée, métisse comme elle, née de mère noire et de père blanc, que E. J. Bellocq photographia dans le quartier français de la Nouvelle Orléans au début du vingtième siècle ; et surtout Native Guard (prix Pulitzer 2007), qui célèbre les soldats noirs du Corps d’Afrique engagés auprès de l’Union pendant la guerre de Sécession. Ce recueil est toutefois dédié à sa mère, et plusieurs élégies, écrites en sa mémoire, se mêlent aux textes centrés sur un ancien esclave affranchi, stationné dans le fort nordiste de Ship Island dans le Golfe du Mexique, et chargé, dans sa fonction d’écrivain militaire public, de rédiger les lettres de soldats illettrés ou de prisonniers de guerre.

Le poème « Graveyard blues » (« blues de cimetière ») évoque la tombe et le nom de la mère morte : « le nom de ma mère, oreiller de pierre pour ma tête ». S’étant rendu compte après-coup, sous l’effet de la mémoire traumatique divisée entre le temps de l’amnésie et la répétition de la blessure, que ce vers était un leurre et que la sépulture de sa mère ne portait, en réalité, aucune inscription, Trethewey a publié une nouvelle anthologie, Monument (2018), qui lui rend hommage et la statufie, en mentionnant cette fois explicitement son nom, Gwendolyn Ann Turnbough. 

Le dernier ouvrage, Memorial Drive (2020) en constitue la dernière version, en prose. Mais, là encore, il s’agit d’un Journal de deuil ou d’un Livre de ma mère un peu particulier dans la mesure où la « voie mémorielle » du titre n’est pas seulement l’adresse où la mère résidait et fut assassinée, « 5400 Memorial », mais une célèbre artère historique d’Atlanta qui conduit au mémorial de Stone Mountain, montagne rocheuse dans laquelle sont sculptées les figures de trois célèbres confédérés, dont le général sudiste Robert Lee, récemment déboulonné et symbole du racisme.

Trethewey joue ainsi de cette dualité en mêlant deux formes de trauma, l’un collectif et historique, lié au passé de l’esclavage, et l’autre plus personnel de la violence domestique articulée au meurtre, les deux induisant le refoulement, le silence et l’effacement. Tout commence, comme pour le projet Bellocq, par une photographie, dont Roland Barthes ou Susan Sontag, souvent citée dans les entretiens avec Trethewey, ont abondamment souligné la parenté avec la mort… et un retour, presque trente ans plus tard, sur les lieux du crime, pour rouvrir la plaie, essayer de sonder un trou noir « laissé par la balle » et traquer « ce qui est dissimulé, recouvert, presque effacé », « l’histoire sombre qui se trouve en dessous ».

Sourde à ce que son professeur et poète James Tate lui avait enseigné lorsqu’elle était étudiante à Amherst, la patrie d’Emily Dickinson – « se délester de la mort de sa mère et de son identité noire pour écrire sur l’Irlande du Nord » –, la narratrice revient ainsi sur son enfance dans le Mississippi des années 60, toujours hanté, en dépit des droits civiques ayant aboli les lois ségrégationnistes Jim Crow, par les exactions menées par les nostalgiques du « vieux Sud » et le Ku Klux Klan. C’est l’occasion pour elle de méditer sur sa double filiation : d’un côté, un père canadien, blanc et poète, citant allègrement Robert Frost et ses adages « à moins de se sentir à l’aise dans la métaphore […] vous ne serez en sécurité nulle part » ; et de l’autre, une mère noire – « Tous les jours cette douceur » – vivant entourée de sa famille avec « la Bible sous les portraits de Jésus, Kennedy et Martin Luther King », aux sons du jazz et dans les odeurs de la soul food

Une parenthèse enchantée, bercée par « le bonheur fugace de [ses] parents » mais aussi troublée par le racisme ordinaire (« Une si jolie petite, dommage qu’elle soit noire »), la « dislocation » identitaire et les désignations blessantes, « bâtarde, mulâtresse, métisse, négresse », « hybride » et même « zèbre ». Le récit débute donc dans une tonalité historico-autobiographique à l’aune de laquelle sont, de nouveau, soupesées les brutalités et les douleurs infinies du Sud, jusqu’à ce qu’en milieu de parcours, une nouvelle « route mémorielle » se dessine, celle qui mène la narratrice du Mississippi en Géorgie après le divorce parental, évacuant la question raciale et laissant peu à peu apparaître une nouvelle figure, noire comme sa mère, celle du beau-père surnommé « Big Joe ». 

Les beaux-pères ainsi que les marâtres ont généralement mauvaise presse dans les contes ou dans les romans. Il suffit de songer à l’affreux beau-père de David Copperfield dans l’œuvre éponyme de Dickens. « Big Joe » fait pourtant bel effet, avec ses allures de chanteur de soul, son afro, ses pattes d’eph et sa ressemblance avec Al Green. Aucun sentiment de menace n’est d’ailleurs véritablement reconnu ni articulé, comme souvent chez les voisins qui ne voient ni ne soupçonnent rien, ou les proches qui atténuent ou justifient la violence en raison de l’attachement. La bizarrerie de l’homme est donc décrite indirectement, par déplacement, dans l’attention prêtée à ses possessions (les revues pornographiques), à un détail physique (ses orteils difformes) ou dans la croyance qu’a la narratrice que son demi-frère est l’enfant de son beau-père, issu d’une précédente union, et non le bébé de sa mère. 

Le récit atteint les limites du dicible, comme si seuls un regard et un document extérieurs étaient capables de saisir l’ultime violence et suggérer un trauma qui demeure sinon hors-langage.

Le titre acquiert une nouvelle signification quand la jeune Natasha se souvient des tours en voiture que « Big Joe » lui faisait faire pour la punir sur l’Interstate 285, le périphérique d’Atlanta. « Il me disait de faire mes bagages […] et de monter dans la voiture. Joel conduisait pendant près d’une heure, sans rien dire jusqu’à ce qu’il décide que j’en avais assez. […] la 285 a la forme d’un cœur humain imprimé sur le paysage, une blessure à l’intersection de Memorial. » 

Puis viennent les coups portés sur l’épouse (« la tempe gauche sombre et enflée »), et dans l’écriture même, une désubjectivisation croissante avec un glissement progressif du pronom personnel je au tu pour marquer la sortie de soi, suivie de l’insertion, dans l’autobiographie, du journal de la mère. « Avec les années, mes blessures physiques sont allées de l’œil au beurre noir à la fêlure de la mâchoire, en passant par des contusions rénales et une entorse au bras. […] Il m’a dit qu’il serait gentil et me laisserait choisir la façon dont je voulais mourir. Comme je ne réagissais pas, il m’a mis le couteau sous la gorge et dit que, très bien, il me tuerait ainsi. »

La suite n’est qu’une montée en puissance de l’horreur qui culmine dans une déposition glaçante de la mère au commissariat de police un an avant sa mort, puis dans la transcription de deux conversations téléphoniques enregistrées deux jours avant le meurtre, où la folie criminelle du beau-père se manifeste dans toute son aberration. Le récit atteint là les limites du dicible, comme si seuls un regard et un document extérieurs (policier, judiciaire) étaient capables de saisir l’ultime violence et suggérer un trauma qui demeure sinon hors-langage, et que la meilleure représentation du crime restait finalement celle des «nouveaux journalistes », inventeurs de la « faction » (mot-valise formé sur les faits et la fiction) tels que Truman Capote dans De sang-froid

Trethewey pose ainsi la question de savoir si la littérature peut s’emparer d’un fait divers quand l’auteure du livre est également la victime. Toutefois, en mesurant les séismes qu’ont pu récemment produire les récits de Springora sur la pédophilie ou de Kouchner sur l’inceste, sans compter le mouvement plus large #Me Too, on peut se prendre à rêver que Memorial Drive agisse aussi sur la compréhension des violences conjugales et permette enfin de mieux protéger les femmes battues. « “La mémoire croit avant que la connaissance ne se rappelle”, a écrit William Faulkner. »

​​Natasha Trethewey, Memorial Drive. Mémoires d’une fille, traduction de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, Éditions de l’Olivier, 2021, 224 pages.

NDLR : Un extrait de Memorial Drive a été publié le 25 juillet dernier sur AOC dans la rubrique « Fictions ».


Béatrice Pire

Critique, Maîtresse de conférences-HDR en littérature américaine

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