Un homme, une femme, une scène – à propos de Denis Podalydès et d’Anouk Grinberg
Il y a trois ans, en septembre 2018, la Comédie-Française poursuivait sa politique d’ouverture et accueillait pour la première fois une mise en scène de Thomas Ostermeier. Le metteur en scène allemand avait choisi de monter La Nuit des rois de Shakespeare, une folle comédie, un labyrinthe d’inversions, d’illusions et d’invraisemblances. Jamais le vrai n’a été maquillé avec autant d’adresse. Jamais les sexes n’ont été usurpés aussi librement et sans conséquences.
Depuis des années, Denis Podalydès rêvait de mettre en scène cette Douzième nuit, cette Twelth Night or What You Will. Le fera-t-il un jour ? Il semble que non. Il avait pourtant imaginé le cadre de son spectacle, il avait travaillé plusieurs scènes avec les élèves d’un lycée, et en 2005, il avait proposé l’idée à Marcel Bozonnet, administrateur de la Comédie-Française. Aujourd’hui, il explique son attrait pour cette pièce en le reliant à des préoccupations plus personnelles, entre deuil, mélancolie et joie traître de l’ivresse. Il aura donc fallu l’arrivée du « géant » Ostermeier pour qu’il abandonne sa vieille idée.
Géant ? « Thomas est immense » : ce sont les premiers mots du texte et Denis Podalydès joue avec, évoquant à la fois la taille physique et la taille artistique d’Ostermeier. Les Nuits d’amour sont transparentes sont – un peu – un exercice d’admiration (il faut dire que le géant arrivait dans la maison de Molière auréolé d’un soupçon de parfum fassbindérien), et – beaucoup – le compte-rendu détaillé et lumineux du travail qui préside à la mise en scène d’un chef d’œuvre.
Les notes de Denis Podalydès ouvrent les portes d’un travail qui se fait à huis-clos.
Les livres de Denis Podalydès sont souvent issus des notes qu’il prend : à la corrida, quand il est spectateur ; au cinéma, entre les prises ; au théâtre, quand ses camarades répètent une scène où il n’est pas. De tous ces temps dits « morts », il profite pour coucher ses pensées sur le papier ou sur Ipad, pour commenter, décrire, approfondir, laisser remonter des souvenirs, convoquer des lectures, donner la parole à d’autres.
Les Nuits d’amour sont transparentes est sans doute le plus resserré de ses livres-notes. Les digressions sont peu nombreuses. Denis Podalydès n’évoque pas le monde le monde quotidien et extérieur, et il parle peu de ses proches même si ce sont des passages que l’on retient parce qu’ils émeuvent.
La valeur de ses notes tient à leur extrême précision et leur acuité. Elles ouvrent les portes d’un travail qui se fait à huis-clos. D’abord il y a l’audition : un metteur en scène étranger et réputé arrive dans une auguste maison et choisit ses comédiens. Puis commence le travail à la table au cours duquel le texte est déplié, commenté et analysé par tous, comédiens hommes et femmes et metteur en scène : « Chaque scène est ouverte comme un poisson » écrit l’acteur. Enfin, débutent les « répétitions » qui sont de plusieurs types : l’une est une bauprobe, c’est-à-dire une répétition anticipée à vocation technique, l’autre débute par un exercice de biomécanique, suivent les essais de costumes, les italiennes, les changements de salle, les filages…
De tous ces instants, Denis Podalydès se fait le secrétaire. De tous ces intervenants, il se fait le scribe. D’Ostermeier, d’abord, et il est passionnant de lire les commentaires que celui-ci fait de la pièce en oscillant entre le français et l’allemand, de découvrir les images et les abrégés qu’il propose pour en actualiser le sens : « L’amour est une catastrophe économique. On dépense en vain, à perte. Celui qui se jette dans la dépense amoureuse ne craint pas la ruine, » lance-t-il à propos des personnages de cette Douzième Nuit, éperdument amoureux et étourdis de désir.
Denis Podalydès se fait aussi le lecteur de la traduction d’Olivier Cadiot. Il compare notamment le rendu de quatre mots – Love’s night is noon – par ce dernier (« Les nuits d’amour sont transparentes »), par lui-même et par plusieurs traducteurs français de la pièce : c’est une gageure extraordinaire parce que l’anglais a le génie de la concrétion, alors que le français oblige à déplier ce qui est ramassé.
Il a raison de mettre en avant chez Cadiot le « muscle » et le « sens du raccourci qui le fait aller plus vite et plus électrique d’un point à l’autre ». L’électricité du traducteur s’accorde à celle d’Ostermeier, lequel n’hésite pas à réveiller la troupe un jour mou en balançant une musique de boîte qui soudain brise l’ennui et ranime la petite bande.
L’épisode fait d’autant plus sourire que Denis Podalydès n’en est pas : il observe, il est prudent et se laisse peu aller. Son style est moins électrique. Bien sûr, il a beaucoup de phrases nominales, de notations griffonnées, de ruptures dues au fait qu’il s’agit de notes. Mais il a en lui une basse classique. Il n’hésite pas à user ici et là de l’imparfait du subjonctif, et on l’imagine se lécher les babines en goûtant la légère obsolescence de ce mode. Quoi de plus normal de la part d’un ancien khâgneux que son métier amène à dire des vers, des scènes, que dis-je, des pièces entières d’un autre temps ? Son vocabulaire est riche, ses phrases sont très adjectivées, surtout lorsqu’il tâche de signifier ce qu’un jeu d’acteur dégage. Ses lectures, nombreuses depuis toujours, nourrissent son sens de l’observation et celui de la description.
Il a le goût des mots et de leur musique : quel plaisir de lire ces pages scandées par l’apparition nacrée des vers de La Nuit des rois, ici en français, là en anglais, puis soudain relevés par une indication en allemand. « If music be the food of love, play on » : les mots qui ouvrent la pièce reviennent, si enivrants, si alanguis, comme un shoot de méthadone, dit Ostermeier : c’est drôle, juste et diablement éclairant. On en redemande.
La beauté de la langue de Shakespeare et la sensibilité à cette beauté irradient, tempérées par l’analyse. Les pages qui sont consacrées au jeu tel qu’il a évolué en deux ou trois générations sont une mine. Qu’appelle-ton un jeu naturaliste, un jeu réaliste, un jeu théâtral ? Denis Podalydès est né en 1963, il a conscience d’appartenir à une génération intermédiaire : plus jeune que la génération qui était humiliée d’avoir à jouer avec un micro HF, ce qui se fait couramment aujourd’hui où l’idée de « voix qui porte » est presque caduque. Plus âgé que la génération qui glisse comme si de rien n’était entre théâtre, cinéma, télévision, séries, mini-séries et web-séries. « Conformité à la vie », c’est ainsi qu’il définit ce jeu réaliste, qui semble si évident, si libre, si translucide.
La technique offre de nouveaux outils, les jeunes pensionnaires sont nés avec et bousculent leurs aînés sans même s’en rendre compte. Denis Podalydès admire leur aisance. Il y a dans son livre la reconnaissance presque stupéfaite de ce qu’on appelle le talent : un don, un présent qui semble échu de rien. Adeline (d’Hermy) : « Comment une jeune fille née à Noyelles-Godault, dans le Nord […], d’une famille sans lien avec le monde artistique devient-elle une comédienne aussi rare et subtile ? » demande-t-il. Stéphane (Varupenne) : « Je constate l’évidence, j’allais dire le bonheur, dont Stéphane porte en lui l’éclat, la générosité. » On y entend à la fois une manière de saluer les camarades et l’équipe, et un éloge presque étonné de l’exception, de la « grâce », un terme à prendre avec des pincettes car il sous-entend un mysticisme absent et de l’esthétique d’Ostermeier et de l’oreille exercée de Podalydès.
Anouk Grinberg convoque une ronde de témoignages qui en disent autant sur le métier de comédien que sur le métier de vivre.
Il n’empêche, il y a là un mystère qui intrigue une grande comédienne, Anouk Grinberg, que son parcours singularise elle aussi. Munie de son bâton de pèlerin, de sa curiosité pour les arts et les sciences et de son expérience du jeu, elle a interrogé au fil de plusieurs années, non seulement des comédiens et des metteurs en scène, mais des neurologues, des scientifiques qui observent et travaillent ce qui se passe dans notre cerveau lorsque nous agissons, vivons, ressentons et simulons.
Qu’éprouve telle comédienne quand elle apprend par cœur un texte, comment s’y prend-elle et que se passe-t-il alors dans son cerveau ? Comment Alain Françon entraîne-t-il ses comédiens à cet « exercice d’altérité » qu’est le jeu, la fiction ? Comment Bruno Ganz se protégeait-il quand il jouait Hitler dans La Chute et, d’ailleurs, avait-il besoin de se protéger ? « La folie dans ce métier ce n’est pas d’être deux, c’est d’être un », songe Anouk Grinberg.
De toutes ces questions qui ont l’air d’être posées en vrac, il résulte un livre étonnant, une ronde de témoignages qui en disent autant sur le métier de comédien que sur le métier de vivre. Anouk Grinberg convoque beaucoup de personnalités : des vivants, des morts, un enfant de 9 ans, des Français et des étrangers, des gens du cinéma, des gens du théâtre et des gens des deux… Il y a ceux ou celles qui s’expriment en utilisant des images, ou qui sont un peu exaltés, ou alors qui réagissent par l’humour, ou encore qui s’accrochent à la technique, ou même, qui ont tout abandonné (Daniel Day-Lewis)…
Et puis il y a les souvenirs d’Anouk Grinberg elle-même : de courts récits au fil desquels elle révèle des peurs, des blocages, des erreurs, les mille flèches du doute qui assaillent son esprit à peine rassuré quand le public applaudit. Plusieurs de ces brèves confessions sont édifiantes. Ainsi celle où elle explique avoir dû découper le monologue de Molly Bloom de Joyce, dépourvu de ponctuation, pour réussir à l’apprendre par cœur.
« Le cerveau aime le stable, le construit, dit-elle. Je suis obligée pour mémoriser de reconstituer des segments de pensée ; je plante les virgules, je crée des prises. » Le jour du filage arrive et tout s’écroule. Le duo de metteurs en scène est sceptique : elle a fait de ce monologue un long courrier du cœur, tendance Marie-Claire. « Joue Joyce, qui a risqué la prison pour avoir écrit ça. Efface les virgules, les points. C’est un oxygène rare », lui répliquent-ils.
Le risque, en effet, le direct, le regard immédiat du public, l’absence de filet : pour s’y confronter, il faut tout le travail dont ces deux livres témoignent et une hypersensibilité… innée, acquise ? Les deux ouvrages sont intéressants à mettre en regard : le premier émane d’un homme qui est passé par le tamis des classes préparatoires et possède un versant intellectuel entretenu. La seconde est davantage une enfant de la balle, elle semble plus intuitive mais penche vers les sciences, matière largement cérébrale. Alors, dans quelle mesure convient-il de les distinguer ?
Hasard ou non, tous deux jouent dans Tromperie, un film d’Arnaud Desplechin adapté d’un roman de Philip Roth qui sort à la fin de cette année 2021.
Denis Podalydès, Les Nuits d’amour sont transparentes, Seuil, octobre 2021, 243 pages, et Anouk Grinberg, Dans le cerveau des comédiens, Odile Jacob, septembre 2021, 304 pages.