Art contemporain

Réapparitions et avatars de Zapping Zone, installation fantôme de Chris Marker

Journaliste

Le centre Pompidou accueille actuellement l’installation Zapping Zone (Proposals for an Imaginary Television) du réalisateur et écrivain Chris Marker, plus de trente ans après sa production par le même musée. Agnès de Cayeux et Alexandre Michaan mènent en parallèle un travail de recherche autour de l’œuvre, qui passe par une étude approfondie de la documentation historique conservée au Centre Pompidou sur la production et l’histoire matérielle de cette installation, devenue une trace de nos outils technologiques et de nos usages numériques passés.

À l’automne 1990, le Centre Pompidou accueillait l’exposition « Passages de l’image » conçue par Raymond Bellour, Catherine David et Christine Van Assche, qui mettait en évidence de manière visionnaire les processus alors en train d’affecter la photo, le cinéma et la vidéo – et déjà un peu l’image numérique. 

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On y découvrait en particulier une installation qui, tout en synthétisant le propos de l’exposition dans son ensemble, marquait aussi une étape importante dans l’œuvre de son auteur, Chris Marker. Zapping Zone (Proposals for an Imaginary Television) – l’auteur tenait au titre complet – recomposait une grande partie de l’œuvre déjà réalisée par Marker depuis le début des années 1950, mettait en scène sa réflexion à ce moment sur l’état et les possibilités des images, et annonçait en même temps ses propres recherches à venir et les développements des usages des différents écrans tel que le passage vers le 21e siècle allait les activer. Pour Marker lui-même, cette réflexion créative, ou création réflexive, allait ensuite le mener du côté du CD-Rom Immemory, de l’espace sur Second Life L’Ouvroir ou du site Internet Gorgomancy, pour ne citer que les principaux exemples.

Zapping Zone est devenu un conservatoire d’un certain état des « nouvelles technologies », ensemble d’appareils et de dispositifs dont on sait la rapide obsolescence.

Concrètement, en 1990, on voyait ce qui était soigneusement organisé comme un capharnaüm d’écrans de télévisions et d’ordinateurs, sur lesquels apparaissaient des extraits de films déjà existants, des vidéos tournées tout exprès, des images générées par l’informatique, de manière contrôlée ou pas, des écrans interactifs et même la télévision en direct. Quelques photos et des séries de diapositives sur des caissons lumineux. Et, évidemment, un chat japonais qui dit bonjour de la patte – Maneki-neko pour les nipponisants. Installé dans une pénombre laissant deviner une structure en ferraille industrielle et un grand fouillis de câbles et de branchements, l’ensemble relevait à la fois de la sculpture et du discours matérialisé – l’effet de clignotement brut étant redoublé par l’organisation sonore, qui permet d’attraper les paroles, les musiques ou les bruits de tel ou tel écran en ayant simultanément la présence plus ou moins parasite de quelques autres. 

Tout cela advenait selon des agencements où la maestria d’un génie du montage et sa confiance déterminée dans les vertus du hasard recomposaient à l’infini l’expérience sensorielle proposée. Il s’agissait moins d’une proposition pour une télévision imaginaire qu’une préfiguration critique de ce que serait notre bien réelle immersion dans la multiplicité des offres audiovisuelles – des offres que nous ne saurions refuser, comme on sait. Marker avait lui-même expliqué qu’il s’agissait alors de mettre en scène, « sous une forme rudimentaire, l’intuition du passage de l’âge industriel à l’âge numérique », selon les termes qu’il utilise dans le document préparatoire à ce projet sur lequel il travaillait depuis des années – projet à l’origine intitulé Logiciel/Catacombes[1], daté de 1985.

Nul besoin, même à l’époque, d’être spécialiste pour se douter que techniquement, cette proposition était extrêmement compliquée. Aussi, lors de l’itinérance de l’exposition « Passages de l’image », puis des autres invitations – qui furent nombreuses – de Zapping Zone dans des musées du monde entier, il fallut à chaque fois inventer des manières de l’installer compatible avec les contraintes techniques, le matériel disponible, les espaces dédiés. Zapping Zone a acquis par là une autre caractéristique de tant d’œuvres contemporaines, leur labilité, désirée ou pas – Chris Marker, qui n’a jamais sacralisé l’œuvre comme objet immuable et a souvent repris et modifié des réalisations antérieures (voire tenté d’en faire disparaître), a d’ailleurs aussi ajouté certaines vidéos à celles présentes lors de l’exposition de 1990.

Avec les années, le Zapping Zone d’origine est aussi devenu une sorte de conservatoire d’un certain état de ce qu’on a appelé, de ce qu’on continue d’appeler – Marker se moquait déjà de la formule à l’époque – les « nouvelles technologies », ensemble de matériaux, d’appareils et de dispositifs dont on ne sait que trop bien désormais la rapide obsolescence. La reconstitution quasiment à l’identique de l’œuvre version 1990 telle qu’elle est actuellement visible au Centre Pompidou constitue donc une manière d’exploit technique, en même temps qu’une occasion, probablement promise à ne plus pouvoir se renouveler, de rencontrer la proposition de Marker telle qu’il l’a conçue.

Se plonger aujourd’hui dans ce que Marcella Lista, directrice du département Nouveaux Média du Musée d’Art moderne, qualifie successivement de « tour de Babel horizontale » et de « ruine anticipée de la technologie » ne fait évidemment pas le même effet qu’il y a 30 ans, mais la richesse de la proposition n’est pas moindre. Ce qu’elle suscite à présent , c’est à la fois la désorientation critique née de la multiplicité conçue comme un vertige stimulant et le plaisir, plus ludique que nostalgique, de retrouver des images et des figures de styles d’un temps révolu. 

Il y a dix et cent micro-merveilles à découvrir, des sourires et des colères et des beautés en prêtant attention à tel ou tel écran. Il y a ces délicieux calligrammes et le télescopage avec l’actualité d’un entretien avec Christo sur l’idée d’emballer un monument parisien, il y a le dialogue avec la machine Dialector toujours à reprendre, des photos qui sont comme des essais graphiques annonçant une des dernières grandes œuvres, Owls at Noon et les traces de l’immense réflexion en images et en paroles que Marker venait d’achever pour la chaîne Arte naissante : les treize épisodes de L’Héritage de la chouette autour des fondements grecs de la pensée moderne. Ni les images de Tarkovski au travail ni celles du procès de Ceaușescu n’ont perdu de leur pertinence. Farceuse et programmatique, la présence du grand ami de Marker qu’était le peintre Mata établit au passage le lien avec l’héritage surréaliste en contrepoint du futurisme technocentré.

Il est rare de pouvoir entrer de manière si précise dans la fabrique d’une œuvre.

Ce n’est pas tout. En ce moment, au quatrième étage du Centre Pompidou, il n’y a pas une mais deux salles consacrées à Zapping Zone (Proposals for an Imaginary Television). Et, même, du fait d’une étrange organisation dans les galeries contemporaines, le visiteur sera amené à en découvrir une autre aussitôt en entrant, avant d’éventuellement parvenir, tout au bout du couloir, à celle – numéro 21 bis, faut trouver – de l’installation proprement dite. Cette première salle, dite salle-dossier, est tout aussi passionnante. Deux chercheurs, Agnès de Cayeux et Alexandre Michaan, qui ont travaillé à la résurrection éphémère de l’œuvre, ont aussi conçu cet espace à la fois pédagogique, sentimental et artistiquement très suggestif, où sont exposés les principaux éléments qui ont accompagné la naissance de Zapping Zone

À côté de schémas, de carnets de notes, de dessins préparatoires très éclairants, la star de cette mise en scène est incontestablement l’Apple II GS, ordinateur sorti en même temps (en 1986) que le bestseller qui allait lancer la marque à la pomme sur le marché grand public, le MacIntosh Plus. Mais à la différence de celui-ci, et de tous les appareils qui viendraient ensuite, Apple II GS était un ordinateur ouvert, où chacun, pourvu qu’il s’en donne les moyens techniques (loin d’être réservés aux seuls spécialistes), pouvait innover et explorer. Et Chris Marker ne s’en était pas privé, avec le concours d’informaticiens poètes, de techniciens aventureux, lui-même maîtrisant fort bien les outils de base de telles recherches. De là sont sorties de multiples expérimentations, dont Zapping Zone est la plus ample et la plus spectaculaire, mais est loin d’être la seule.

Il est rare de pouvoir entrer de manière si précise dans la fabrique d’une œuvre, mais les caractéristiques de celles-ci donnent à la mise en lumière de son processus créatif la valeur d’un témoignage sur un tournant majeur des technologies, les enjeux politiques et esthétiques qui s’y sont joués. Juste après l’Apple II GS, Steve Job décidait sans appel ni retour le verrouillage de ses machines, mettant un terme à l’hypothèse de créations collectives dans le domaine de l’informatique, hors contrôle direct des industriels, en tout cas en ce qui concerne les outils. Mais il existe toujours une petite communauté de praticiens rebelles réunis par l’Apple IIGS[2], et ce qui est désormais une utopie : l’appropriation créative et collective du hardware informatique.

Tandis que l’œuvre de Chris Marker, à la fois toujours semi-confidentielle et émulant de multiples projets artistiques et activistes un peu partout dans le monde, continue de se faire connaître dans une relative pénombre, ce qui est exposé au Centre Pompidou donne un accès exceptionnel à la fois à cette « œuvre fantôme » et à ses conditions d’existence, mais aussi au contexte dans lequel il a été conçu, aux multiples formes d’intelligences (pas artificielles) qu’il a mobilisé, aux outils avec lesquelles elles se sont traduites : dessins, textes, câblage, codages, discussions, machines. 

Et cela conte aussi une histoire encore plus vaste, complétée par les entretiens enregistrés de la plupart de celles et ceux qui ont pris part à l’aventure, notamment les deux personnalités ayant au long cours accompagné les relations entre Marker et le Centre Pompidou, Christine Van Assche et Etienne Sandrin. Un écran dédié (à gauche en entrant, à ne pas manquer) présente également les multiples déclinaisons qu’aura connu l’installation au gré de son itinérance, jusqu’à revenir au bercail sous une apparence différente lors de l’exposition « Planète Marker » au Centre Pompidou en 2013 – mais pas à celle, pourtant la plus complète dédiée à son œuvre, grâce à l’accès à de nombreuses archives, de la Cinémathèque française en 2018, Chris Marker, les 7 vies d’un cinéaste.

Zapping Zone est donc exposée, mais jusqu’à quand ? « Jusqu’en janvier 2022… ou plus, si le temps machine le permet » répondent Agnès de Cayeux et Alexandre Michaan. Le « temps machine » désigne, techniquement, la charge de travail qu’impose la remise en route chaque jour de l’ensemble d’appareils qui ne supporteraient pas de rester allumés en permanence. On peut aussi y entendre davantage. Comme tout fantôme qui se respecte, l’installation de Marker est vouée à apparaître, et disparaître, et aussi à revenir. Il faut également savoir la rencontrer : ne comptez pas sur le Centre Pompidou pour vous en indiquer le chemin, et même les personnes à l’accueil ont le plus grand mal à le situer – il faut aller au Musée d’Art moderne, Galeries contemporaines, au quatrième étage mais en passant par le cinquième.

Un spectre digne de ce nom est aussi capable de se trouver des avatars. À partir du mois de novembre, Zapping Zone (Proposals for an Imaginary Television) réapparaîtra en ligne, sur un site Internet dédié auquel le département Nouveaux Médias du Centre Pompidou met la dernière main, et qui permettra de donner accès aux composants et aux sources de l’œuvre. Marcella Lista annonce également, pour fin 2022, un ouvrage collectif qui rendra accessible une description exhaustive et un récit des tribulations technico-artistiques qui ont rendu l’œuvre possible puis accompagné ses mutations et réapparitions, ainsi qu’une mise en perspective de la place de l’œuvre dans une histoire des arts et des techniques couvrant les cent dernières années. Le fantôme de ZZ n’a pas fini de réapparaître. 

Chris Marker, Zapping Zone (Proposals for an imaginary television), produite en 1990 par le Musée national d’art moderne-Centre Pompidou dans le cadre de l’exposition « Passages de l’Image » et composée de 13 moniteurs vidéo, 7 stations informatiques, 80 diapositives et 10 photomontages.


[1] Archives Centre Pompidou/Nouveaux Médias.

[2] En France, la communauté des passionnées de l’AppleII se réunit grâce notamment à un festival.

Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

Notes

[1] Archives Centre Pompidou/Nouveaux Médias.

[2] En France, la communauté des passionnées de l’AppleII se réunit grâce notamment à un festival.