Exposition

Trouble dans les espèces – sur l’exposition « Science friction »

Journaliste

Peut-on concevoir d’autres manières de vivre parmi différentes espèces ? S’inspirant des recherches de la philosophe Donna Haraway et de la biologiste Lynn Margulis, l’exposition « Science friction. Vivre parmi les espèces compagnes », proposée par le CCCB de Barcelone, explore la manière dont les artistes deviennent des adeptes du biocentrisme et prolongent des réflexions spéculatives dans des formes esthétiques. Un modèle d’exposition entremêlant science et art, qui met en orbite le paradigme interspécifique émergeant.

Un paradigme central s’est imposé ces dernières années dans le paysage tentaculaire de la pensée : l’abandon de l’anthropocentrisme au profit du biocentrisme. À une vision du monde centrée sur l’humain s’est substituée une vision où l’humain devient la simple partie d’un écosystème élargi.

Ce qui éclaire aujourd’hui nos consciences troublées, c’est ce modèle de l’enchevêtrement et de l’imbrication, de la « déhiérarchisation » des choses et des êtres, de la désagrégation des clôtures, en dépit de la résurgence de crispations identitaires.

La co-appartenance et l’interdépendance nous définissent désormais comme des êtres qui ne préexistent pas aux interrelations dans lesquelles ils émergent. Dans son dernier livre Le philosophe, la Terre et le virus[1], le philosophe Patrice Maniglier parle de « boucles de renforcement réciproques dans lesquelles les existants se constituent ».

publicité

Les mondes ressemblent à des pelotes de relations embrouillées, elles-mêmes enchevêtrées les unes dans les autres. À la mesure de ce texte de Maniglier – né dans les colonnes d’AOC sous la forme de quatre articles consacrés à Bruno Latour –, aucune autre proposition théorique n’a généré depuis une vingtaine d’années un tel afflux de réflexions, qui traversent de nombreuses disciplines, de l’anthropologie à la métaphysique, de la philosophie à l’histoire environnementale, de la biologie au design…

Rien qu’en France, d’Isabelle Stengers à Bruno Latour, de Philippe Descola à Frédérique Aït-Touati, de Vinciane Despret à Emanuele Coccia, de Pierre Charbonnier à Baptiste Morizot, de Dominique Quessada à Camille de Toledo…, une pléthore de textes divers creusent les voies possibles de ce biocentrisme.

L’un des effets les plus visibles de ce tournant intellectuel autour de la fin du grand partage (entre nature et culture, dedans et dehors, soi et l’autre, humain et animal….) se manifeste dans la profusion de formes esthétiques qui procèdent de cette prise de conscience autant qu’elles en préf


[1] Patrice Maniglier, Le philosophe, la Terre et le virus. Bruno Latour expliqué par l’actualité, Les Liens qui Libèrent, octobre 2021

[2] Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, traduit de l’anglais par Vivien García, Les éditions des mondes à faire, 2020 (2016)

[3] Vinciane Despret, Autobiographie d’un poulpe, Actes Sud, 2021

Jean-Marie Durand

Journaliste, Éditeur associé à AOC

Notes

[1] Patrice Maniglier, Le philosophe, la Terre et le virus. Bruno Latour expliqué par l’actualité, Les Liens qui Libèrent, octobre 2021

[2] Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, traduit de l’anglais par Vivien García, Les éditions des mondes à faire, 2020 (2016)

[3] Vinciane Despret, Autobiographie d’un poulpe, Actes Sud, 2021