Littérature

Un roman éthique – sur Les Brebis noires de Dieu de Claude McKay

Sociologue

À mi-chemin entre registre satirique et registre populaire, Les Brebis noires de Dieu est l’ultime roman du poète, romancier, militant révolutionnaire et grande figure de la Harlem Renaissance, Claude McKay. Marqué par son engagement politique radical, il rend compte de l’effervescence du mouvement de solidarité des Africains-Américains envers l’Éthiopie, alors envahie par les troupes de l’Italie fasciste.

La publication presque simultanée de Romance in Marseille et des Brebis noires de Dieu est l’occasion pour les lecteurs français de découvrir un des écrivains africains-américains majeurs du XXe siècle. Souvent qualifié de « romancier vagabond », ayant vécu de longues années en Europe où il a écrit la plupart de ses livres, McKay n’en est pas moins un observateur remarquable de Harlem entre les deux guerres, où règne une remarquable effervescence intellectuelle et artistique, très largement autonome du fait de la ségrégation qui continue de dominer, mais qui est avant tout un moment crucial dans le long chemin de l’émancipation des Noirs aux États-Unis : le mouvement appelé « Harlem Renaissance » a en effet contribué à créer les conditions de possibilité de ce qui s’est passé après la Seconde guerre mondiale, un processus qui est loin d’être achevé, hélas.

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On y voit réunis des écrivains et des plasticiens comme Ralph Ellison, Dorothy West, Simon Williamson et Abram Hill et des peintres comme Romare Bearden et Jacob Lawrence, parmi d’autres vrais et nombreux talents. C’est toute une société qui se crée à quelques encablures du centre de New York, mais qui est complètement indépendante du champ littéraire et artistique états-unien.

L’effervescence esthétique bénéficie d’une reconnaissance certaine parmi les Africains-Américains mais reste complètement à l’écart des institutions nationales de consécration. Le mouvement est fondé sur un engagement idéologique mais ne s’y résume pas pour autant. La diversité des formes est la règle et les antagonismes esthétiques et politiques nombreux.

McKay est de toute évidence un écrivain politique dont l’engagement reste radical jusqu’à la fin de sa vie. L’anticommunisme viscéral qui parcours Les Brebis noires de Dieu n’est pas le signe de l’abandon de l’idéal d’émancipation, bien au contraire : il est une protestation véhémente contre la captation de l’énergie politique des Africains-Américains par des entrepreneurs-idéologues, le plus souvent blancs et directement liés à l’Union soviétique.

L’estime littéraire importante dont McKay fait l’objet dans les cercles harlémites ne lui permet pas pour autant de vivre décemment de son art, bien qu’il ait bénéficié à l’occasion des commandes du Federal Writer’s Project, une initiative issue du New Deal destinée à aider les écrivains que la crise avait laissés sans ressources.

L’histoire de son dernier roman, rédigé dans l’urgence et dans la misère, est un saisissant exemple de la condition de l’écrivain noir de l’époque. Au cours du long périple européen et nord-africain qui va constituer une partie de son matériau littéraire, il ne vit pas de sa plume, mais de petits métiers qui lui permettent de se saisir d’une réalité que les écrivains européens négligent le plus souvent parce qu’ils ne veulent pas ou ne peuvent pas la voir. C’est le cas en particulier du monde bigarré des ports : Banjo et Romance in Marseille nous ont fait découvrir une ville extraordinaire que les pagnolades avaient recouverte d’un vernis consensuel et provençaliste.

S’il est engagé, McKay n’est jamais complaisant et se tient à grande distance de la littérature victimaire déplorant la domination.

Les Brebis noires de Dieu est le seul roman que McKay ait écrit aux États-Unis, dans le Maine, où il dit bénéficier d’un ciel plus pur, quoique plus froid, que celui de New York. Pour écrire le roman, il bénéficia d’un à-valoir modeste des éditions Dutton, qui avaient publié son grand ouvrage documentaire, Harlem : Negro Metropolis, et dont le directeur, John Macrae, exigeait l’exclusivité, même en cas de refus de sa part, et soumettait l’accord à la nécessité pour l’écrivain de suivre les conseils de son ami Max Eastman, qui avait lui-même recommandé le projet à l’éditeur.

McKay écrivit le livre assez vite, ce qui explique une certaine dimension non polie, non finie, mais pour nous très attachante, de l’ouvrage. Macrae refusa sèchement le manuscrit, malgré le soutien réaffirmé d’Eastman. Il semble que l’auteur confia plus tard le manuscrit à Samuel Roth, puisqu’il fut retrouvé par hasard en 2009 dans les papiers de cet éditeur, dont on pense qu’il aurait reculé face au risque que constituait le remboursement des 475 dollars d’avance à Dutton en cas de publication. McKay ne se souciait guère de ses manuscrits, ni même de ses textes après leur publication. Il vivait sa passion de la littérature dans l’instant et n’envisageait guère son destin patrimonial.

C’est pourquoi l’édition savante proposée par Jean-Christophe Cloutier et Brent Hayes Edwards, les meilleurs spécialistes de l’œuvre, est un vrai bonheur. Il faut ici saluer l’éditeur français, qui a choisi de conserver, en postface, leur substantielle introduction, dont ce compte rendu tire la plupart des informations factuelles.

Les Brebis noires de Dieu est à la fois un roman historique et un roman satirique. Il entremêle en une construction apparemment très linéaire des événements réels et des morceaux de fiction autour d’une thèse souvent assénée sans nuance et qui ne constitue pas le meilleur du livre : les communistes staliniens sont les plus grands ennemis des Noirs, peut-être plus que les nazis. Il faut dire que la thèse est la conséquence d’une véritable expérience, celle de l’entrisme des communistes dans les organisations noires afin de les instrumentaliser, à un moment où la connexion entre les Africains-Américains et l’Afrique est en train de se constituer comme thème politique et artistique.

McKay est un partisan irréductible de l’autonomie du mouvement noir et toute manipulation le fait enrager, d’où les portraits au vitriol d’Africains-Américains qui se font embobiner par la puissante rhétorique du Komintern et retournent à une situation de domination en conservant le langage de l’émancipation. La crise est à son comble lorsque Mussolini entreprend d’envahir l’Éthiopie, soulevant la sympathie des habitants de Harlem, et particulièrement de ses nombreux intellectuels qui vont tenir la chronique des événements. L’idée d’une nécessaire solidarité entre Africains et Africains-Américains devient concrète, et elle est facilitée par la mobilisation des Églises qui sont le principal réceptacle des fonds de soutien mais aussi des manifestations. Le roman rend compte de façon très spectaculaire de l’enthousiasme populaire et de l’identification avec un peuple pourtant très éloigné de Harlem. McKay fut très actif dans ce processus : son matériau est donc de première main et il plonge le lecteur dans un univers exubérant, où la quête souvent effrénée des plaisirs est n’est jamais dissociée de la recherche du pouvoir au sein de la communauté.

S’il est engagé, McKay n’est jamais complaisant et se tient à grande distance de la littérature victimaire déplorant la domination, même s’il ne cesse de la documenter. Les Africains-Américains qu’il décrit ne sont pas tous des héros positifs.

Ainsi Pablo Peixoto, mécène du mouvement d’aide à l’Éthiopie et personnage central de l’intrigue, a fait fortune dans les loteries clandestines : bien qu’il se donne des allures de notable, il a gardé un pied dans le milieu et garde un œil sur de troubles activités.

Les clubs, y compris féminins, qui confirment l’ascension d’une véritable bourgeoisie noire, sont décrits avec acuité et ironie. La consommation vigoureuse d’alcool, particulièrement de Scotch (qui est investi des mêmes fonctions que dans la Distinction, de Pierre Bourdieu) et de cocktails frappe le lecteur, car elle joue un rôle désinhibiteur. Le lecteur a en main un remarquable guide des bars de Harlem, souvent installés dans des appartements. Le Manège et le Lindie Hop font l’objet de descriptions qui rappellent la verve de celle des bars louches de Marseille dans Banjo et Romance in Marseille.

McKay saisit à merveille les plaisirs simples de la dépravation et de l’ambivalence sexuelle (dans un de ces bars, on trouve des jeunes hommes qui ont « des sourcils allongés au crayon, les joues fardées comme des filles » (p. 157). Les intellectuels noirs s’y encanaillent dans le bruit et les vapeurs d’alcool.

On y trouve les Africains-Américains qui sont sensibles aux sirènes communistes et font l’objet d’un portrait dévastateur. Le malheureux Newton Castle apparaît comme le jouet d’influences successives : il est d’abord subjugué par les occultistes, mais « sa raison pleine de délicatesse et de raffinement ne pouvait longtemps se laisser abuser par les manifestations et les incantations rudimentaires d’occultistes illettrés » (p. 96). Il est alors la proie de manipulateurs bien plus sophistiqués : « Habiles évaluateurs de la personnalité, les marxistes trouvèrent que Newton Castle était fait d’un matériau malléable, un type d’intellectuel qui pouvait être dominé, discipliné et qui une fois converti, resterait fidèle à leur cause » (ibid.). On pense ici à l’analyse faite par Frédérique Matonti des ressorts de l’obéissance politique[1].

McKay ne cache jamais les faiblesses de ses personnages, mais il donne aussi une idée précise de la situation subalterne dans laquelle se trouvent les intellectuels Africains-Américains : les universitaires hautement qualifiés sont condamnés ou bien à travailler dans des universités noires du Sud ou bien, s’ils veulent éviter la relégation, à prendre des postes très médiocres dans la région de New York. Comme dans les autres romans de McKay, la richesse ethnographique des portraits est saisissante, même si elle est quelquefois plus brouillonne.

L’ensemble est très coloré, comme ce portrait du « rouquin couvert de taches de rousseur qu’on aurait dit une brioche à la cannelle » dont son correspondant Eastman fait l’éloge en lui reprochant de ne pas multiplier les bonheurs d’écriture comme dans ses autres romans (Postface, p. 303). Il est vrai que le livre présente souvent les caractéristiques d’un roman populaire plus que d’un roman historique au sens précis du terme.

Le caractère mélodramatique de l’intrigue est puissamment affirmé : le centre de l’histoire est en effet constitué par la romance entre Séraphine, la fille adoptive du néo-bourgeois Pablo Peixoto et l’envoyé (si l’on peut le qualifier ainsi car il ne détient pas de vrai mandat) d’Hailé Sélassié, « un mince jeune homme olivâtre avec de grands yeux de veau » (p. 10) dénommé le lij Takla Alamaya.

Le chapitre d’exposition est ouvertement burlesque. Il s’agit de l’accueil du « Prince d’Éthiopie. Envoyé impérial « (en fait le timide jeune homme aux yeux de veau) lors d’un rassemblement de soutien au pays envahi. Ledit Prince se fait voler la vedette par un certain professeur Khoazy, qui « portait un haubert extravagant recouvert d’arabesques dorées étincelantes et un shako blanc merveilleusement haut, surmonté d’un faisceau panaché de plumes d’autruche » (p. 10).

Khoazy, qui s’est invité parmi les orateurs, est l’introducteur d’une sorte d’histoire populaire de l’Afrique à Harlem : « Les journaux et les universitaires m’ont raillé. Je suis pourtant un universitaire et un aussi bon professeur que n’importe quel d’entre eux. C’est parce que l’histoire africaine, je ne l’ai ni enseignée ni explorée comme ils le font dans leurs classes. Je l’ai offerte à ceux qui en avaient faim, ces gens qui vinrent et s’assirent juste là, à mes pieds, pour la recevoir. Ils disaient que je n’avais pas toute ma tête, que j’étais obsessionnel, parce que je présentais l’histoire africaine comme aussi noble et grande que l’histoire européenne. Pour eux, l’histoire africaine n’était qu’une négligeable rognure de l’histoire européenne » (p. 15-16).

Si l’on s’arrêtait là, on pourrait reconnaitre en Khoazy un histrion autodidacte ayant la folie des grandeurs. Le portrait est en fait plus nuancé : sous ses airs bravaches, il semble incarner une forme d’éducation populaire et de solidarité diasporique que McKay ne dénigre pas, même si l’on sent bien qu’il peut avoir des doutes sur le sérieux de la référence africaine dans de nombreux discours issus de Harlem.

Le quartier est en effet rempli d’érudits et de bibliophiles africanistes, qui constituent une des forces souterraines du mouvement Harlem Renaissance. Khoazy, qui est présenté après la folie liée à la cérémonie comme un vrai érudit, est à la tête d’un groupe nommé les Sénégambiens qui joueront un rôle décisif dans l’élimination de l’intrigant communiste blanc Maxim Tasan, anagramme évident de Satan. Comme on le voit, McKay ne cherche pas la finesse dans ce roman.

La romance entre Séraphine et Alamaya est en fait tout à fait secondaire. Elle tourne mal et la jeune femme se fâche avec ses parents, mais le lecteur n’a pas trop à s’en préoccuper. Le cours du récit est centré autour des manœuvres incessantes des communistes menés par le satanique Tasan pour enrôler des Africains-Américains dans un combat international qui est la négation même de leur lutte, que McKay n’a cessé d’envisager comme démocratique et émancipatrice, alors que l’offre des communistes n’est que soumission à la pire des dictatures.

La figure de Trotski, que McKay avait rencontré en 1922 à Moscou, apparait de temps à autre, qu’elle soit la cible des staliniens qui en font l’équivalent d’Hitler, ou qu’elle soit évoquée avec respect par des intellectuels Africains-Américains qui ne sont pas nécessairement d’accord avec lui. McKay fait une description assez précise des méthodes de recrutement des communistes dont il pense qu’ils lui volent sa propre révolte.

C’est au nom de l’autonomie et de la liberté que McKay pourfend les staliniens.

Le compte rendu est sans nuance, mais il s’agit comme on l’a vu d’une constante du roman : la satire épaissit le trait, mais l’auteur parle à juste titre de « roman éthique », parce qu’on peut y trouver des critères d’identification de la ligne de partage entre le bien et le mal en politique. Il est facile de dévoyer une cause : McKay en fait l’impitoyable démonstration, à un moment où bien des intellectuels occidentaux tombent sous le charme de Staline avec les raisons les plus morales du monde.

La lucidité qui découle de ce constat fait en partie le prix que l’on doit aujourd’hui attacher à cette œuvre foisonnante. On a pu voir dans l’anticommunisme tardif de l’auteur un effet de sa conversion au catholicisme. Cela n’apparaît absolument pas dans le roman : c’est au nom de l’autonomie et de la liberté qu’il pourfend les staliniens.

Le dernier chapitre est aussi spectaculaire que le premier. Le méchant Maxim Tasan donne une fête pour célébrer son départ vers l’Espagne pour lutter aux côtés des Républicains. Il veut offrir aux Noirs de Harlem un spectacle « authentiquement » africain. Il s’adresse pour ce faire à Diup, un artiste qui n’a jamais connu le succès et qui lui propose la représentation de la société secrète des hommes léopards. Tasan, comme son anagramme l’indique, a de très noires idées en tête, et demande à Diup si la danse des léopards peut inclure des éléments tragiques. Il lui est répondu qu’elle peut accueillir des sacrifices humains. Une idée germe alors dans la tête de l’envoyé de Staline : « Ce serait plus excitant si on pouvait montrer la vraie cérémonie ici, à Harlem, suggéra Tasan, si on pouvait s’en tirer avec autant de facilités qu’en Afrique.
— Vous voulez dire qu’un des léopards tue quelqu’un, s’étonna Diup.
— Cela rendrait l’affaire merveilleusement mystérieuse et révèlerait la vraie magie africaine. Je couvrirai toutes les dépenses » (p. 279).

La victime désignée est le professeur Khoazy. Un retournement de situation extraordinaire, que l’on évitera de divulguer, rendra justice à l’érudit de Harlem et punira le méchant. Le dénouement revient au point de départ : comment construire depuis New York une relation à l’Afrique fondée sur le savoir historique et non sur un folklore douteux ? Khoazy est sauvé car ses excentricités ne l’empêchent en rien de contribuer à la libération de son peuple. Le roman peut alors pleinement mériter l’appellation de roman éthique. Il est fondé sur une quête de justice toujours menacée par les manipulations et les travestissements. Khoazy fait une apparition déguisée au premier chapitre, mais il est un combattant loyal de sa cause.

Le grand sociologue W.E.B Du Bois n’aimait guère McKay. Il disait qu’après avoir lu Home to Harlem il avait senti la nécessité de prendre un bain. Bien qu’ils fussent engagés dans un combat commun, ils différaient sur un point essentiel. Le premier pensait qu’il fallait avant tout donner une image dignifiée de la condition noire. Le second préférait rendre compte du désordre de la vie et de l’impétuosité des désirs. Il fut, dans Banjo, Home to Harlem et Romance in Marseille, le grand écrivain de l’éminente dignité des pauvres. Il est dans Les brebis noires de Dieu l’analyste amusé de l’émergence d’une bourgeoisie noire qui cumule une certaine aisance économique avec une relégation sociale inentamée.

Comme son Marseille, son Harlem est plein de bruit, de sexe, d’alcool et de fureur. Il est une invitation à mieux comprendre l’histoire les sociétés à travers la distance satirique et l’ironie qui peut mordre. Il se tient à distance, et on pourrait dire à l’avance, de toute forme de correction politique. Il ne transige en rien sur ses idéaux émancipateurs (il fut jusqu’à sa mort en 1948 un ardent anticolonialiste) mais refuse que ceux-ci soient soumis aux exigences d’un pouvoir dictatorial. Une leçon pour nous, encore aujourd’hui.

Saluons pour finir le courage des Nouvelles Éditions Place et la traduction de Jean-Baptiste Naudy, qui sait rendre l’alliage constant entre la dimension « hénaurme » de la satire et la finesse des analyses de situation.

Claude McKay, Les brebis noires de Dieu. Un roman sur l’histoire d’amour entre les communistes et les pauvres brebis noires de Harlem, traduit de l’anglais par Jean-Baptiste Naudy, Nouvelles Éditions Place, 320 pages.

NDLR : Romance in Marseille, roman de Claude McKay réédité dans une traduction de Françoise Bordarier et Geneviève Knibiehler par Héliotropismes, a fait l’objet d’une critique de Jean-Louis Fabiani dans les colonnes d’AOC en juillet dernier.


[1] Frédérique Matonti Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique (1967-1980) Paris, La Découverte, 2005.

 

Jean-Louis Fabiani

Sociologue, Professeur à la Central European University (Vienne)

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Notes

[1] Frédérique Matonti Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique (1967-1980) Paris, La Découverte, 2005.