Un drôle d’oiseau – sur les Romans de Julian Barnes en Quarto
Filons la métaphore : Julian Barnes est, à n’en pas douter, un drôle d’oiseau. Son physique de grand échalas impose au premier coup d’œil l’image d’un certain héron « au long bec emmanché d’un long cou » allant et venant d’un air dédaigneux dans les parages d’une mer, la Manche, à l’onde fort peu transparente.
Chatoyante, sa production littéraire l’apparenterait au plumage du colibri, surnommé le « bijou volant ». Moqueur, tel le merle, son humour l’est supérieurement. Comme la pie, il aime voler, mais c’est aux fins de pastiche et de parodie.
Sans conteste, cependant, c’est à un spécimen de la famille des psittacidés qu’il doit tout, ou partie, de son immense renom international. Avec Le Perroquet de Flaubert (1984), Barnes part sur les traces du – ou des – perroquet(s) empaillé(s) qui aurai(en)t servi de modèle à l’ermite de Croisset pendant la rédaction d’Un cœur simple.
« Emblème volant et insaisissable de la voix de l’auteur », son narrateur, Geoffrey Braithwaite, se fait tout à la fois biographe, répétiteur, copieur et imitateur, en écho à la passion de Barnes pour le styliste français. Son entreprise emprunte toutes sortes de chemins de traverse (bestiaire, dictionnaire, sujets d’examen, essai, réquisitoire, etc.) et impose le soupçon, le doute et le principe d’incertitude en toutes choses, à commencer par l’histoire littéraire.
Au terme du processus de déconstruction, l’authenticité présumée du perroquet a volé en éclats, ainsi que celle de la gardienne du musée Flaubert. Avec l’envol de l’oiseau, « on ne sait pas ce qu’est devenue la vérité ». Mais « l’écrivain est-il beaucoup plus qu’un perroquet un peu compliqué ? »
Ces derniers temps, enfin, un peu déplumé, quoique portant toujours aussi beau, on se le figure en rossignol, auquel la mélancolie et la mort tireraient des accents plus déchirants que de coutume, ainsi que des interrogations vouées à demeurer sans réponse : « La question alors est : toutes ces narrations de votre propre histoire vous rapprochent-elles de la vérité de ce qui s’est passé, ou vous en éloignent-elles ? Je n’en sais trop rien. »
Une chose est sûre, en tout cas : rapporté à son plumage, le ramage de Barnes, s’il fait de lui un phénix des hôtes de ces bois, ignore superbement les flatteurs. C’est même à leurs dépens, à rebours de toute complaisance, qu’il installe durablement son motif de prédilection : le grand air de l’anglicité, hier insubmersible, aujourd’hui faisant eau de toutes parts.
Barnes en traite dans au moins deux des cinq romans sélectionnés dans cet avantageux Quarto, sorti à l’automne 2021. England, England (1998) le fait sur le mode de la grosse farce et du pastiche. En exploitant pour ce faire une crainte, une sourde inquiétude, partagées par les Français, et qui est de voir l’avenir du pays se confondre avec un destin de parc à thème.
La Puy-du-Fouisation (!) à marche forcée de l’île de Wight, dans la fiction de Barnes, donne corps à l’angoisse d’une marchandisation programmée, avant leur liquidation, des icônes et autres emblèmes de la nation, dont la Couronne d’Angleterre serait le dernier fleuron. Ironie cinglante et vulgarité épaisse y cohabitent, au service d’un dézingage en règle de « l’imaginaire national » qui a souvent servi de couverture à l’impérialisme le plus crasse.
Avec Arthur & George (2005) la démarche se fait autrement subtile. Mais l’objectif ne diffère guère, qui vise à jeter une lumière des plus crues, officiellement, sur l’Angleterre edwardienne, cadre temporel de l’action – on comprend vite, toutefois, que le racisme et la xénophobie au cœur de l’intrigue relèvent de l’Angleterre de toujours, ceci valant pour les années 2000 comme pour d’autres siècles.
L’Arthur du titre, c’est Sir Arthur, l’immortel créateur de Sherlock Holmes. Sur la foi d’éléments biographiques avérés, Barnes confie à Conan Doyle les clefs d’une contre-enquête de police, d’une « détection fictive », en fait, ainsi que le dirait Jean-Claude Milner. Enquête de terrain au pays des préjugés de classe et de race. La victime ? Un certain George Edalji, fils d’un pasteur anglican d’origine parsi, installé dans la région de Birmingham.
Au jeune avoué métis, auteur d’un traité sur le droit des chemins de fer, on va faire porter le chapeau de mystérieuses et sanglantes mutilations de chevaux en série. Innocent mais naïf, George s’obstinera à ne pas voir – un des verbes les plus sollicités par un roman qui parle aussi de croyance en l’au-delà et de spiritisme – la pourtant peu occulte détestation de l’autre mobilisée contre lui.
La plume de Barnes, qui se fait le chroniqueur de ces événements peu connus du grand public, ne s’y départ jamais du phlegme légendairement prêté aux Anglais – c’est le fameux Keep Calm and Carry On –, mais, sous le masque de l’impassibilité, on la sent révulsée. Par l’atrocité des blessures infligées au bétail, mais surtout par la monstrueuse erreur judiciaire.
Edalji fut condamné à sept ans de travaux forcés sur la foi de dénonciations anonymes – les lettres de différents « corbeaux » rythment la marche du récit – et à l’issue d’un procès mené uniquement à charge. Relâché au bout de trois, il se tourna vers Conan Doyle, à l’âme de preux chevalier : le bouillant redresseur de torts obtint pour son protégé une réparation, hélas demeurée purement symbolique.
C’est l’occasion pour Barnes de brosser, en creux, un tableau comparatif de l’Angleterre et de la France. Pourquoi donc, semble-t-il s’interroger, le cas Edalji qui avait tout pour devenir une seconde affaire Dreyfus n’a-t-il jamais « pris » dans l’opinion ? Qu’ont les Anglais, en plus ou en moins, par rapport à leurs voisins d’en face ? Question de passions, furieusement « françaises », ainsi que le soutiendrait l’historien Theodore Zeldin ? Ou bien est-ce que l’appareil d’État britannique n’a pas son pareil pour froidement étouffer l’inacceptable en sachant lâcher juste ce qu’il faut, mais pas davantage, en matière de lest ?
Sous l’emprise d’une curiosité toujours en éveil, Julian Barnes raconte tant et tant que ça déborde, ça sort du cadre.
Qu’on n’aille pas pour autant croire que Barnes n’a « qu’une histoire à raconter », à l’instar du narrateur de La seule histoire (2018). C’est même tout le contraire. Selon une modalité bien plus affirmée que chez l’ensemble de ses confrères et consoeurs, exception faite de Kazuo Ishiguro, Barnes aura raconté, depuis les années 1980, d’innombrables histoires, plus diverses et variées les unes que les autres.
À chaque nouveau livre, il se renouvelle, varie les angles, surprend son monde. Loin de se cantonner au seul roman, il s’essaie avec une réussite égale à tous les genres : nouvelle, polar, essai, critique gastronomique, chronique culturelle (Lettres de Londres, 1995), critique d’art (Ouvrez l’œil !, 2015-2020), biographie, autobiographie (voir la troisième section de Quand tout est déjà arrivé, 2013, où Barnes se livre sur la mort de son épouse, l’agente littéraire Pat Kavanagh).
Sous l’emprise d’une curiosité toujours en éveil, il raconte tant et tant que ça déborde, ça sort du cadre. À l’image de son grand œuvre postmoderne, Une histoire du monde en dix chapitres et demi (1989), où, au sein d’une longue parenthèse insérée entre les 8e et 9e chapitres, l’auteur disserte à visage découvert sur l’amour et la place qu’il occupe dans l’histoire des hommes. Mêlant l’histoire et la fiction, les faits et l’allégorie, l’humour et l’amour, l’ironie et l’affect, les cinq romans réunis sous une même couverture composent un beau et riche éventail, fictionnel comme métafictionnel.
Ce gros ouvrage de près de 1 300 pages, Vanessa Guignery, professeure de littérature britannique contemporaine à l’ENS de Lyon, l’a pensé et agencé de bout en bout : il faut dire que les ressorts de la création barnesienne n’ont plus de secrets pour elle. En témoignent les précieux savoirs ici engrangés – sur les manuscrits de l’écrivain en particulier. Entreposés au Harry Ransom Center de l’Université du Texas à Austin, ces derniers font l’objet de passionnantes analyses dans les « dossiers » chargés d’éclairer avec un grand luxe de détails l’œuvre de fiction. Réflexion faite, il est d’ailleurs permis de douter que notre drôle d’oiseau soit aussi bien traité en son propre pays !
En ces temps de « chamailleries » (le mot est de Barnes lui-même) franco-anglaises autour de la pêche post-Brexit, on a donc plaisir à saluer les égards rendus par la recherche et l’édition française à un « Rosbif ». Il est vrai que Barnes a le bon goût d’être francophile et d’avoir le Mercure de France pour éditeur. Barnes est oiseau, voyez ses ailes… Barnes est souris, vivent les rats !
Julian Barnes, Romans, traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin et Jean Guiloineau, édition de Vanessa Guignery, collection « Quarto », Gallimard, octobre 2021, 1 248 pages.