Art contemporain

Vanille, rhum et sucre de canne – sur l’exposition Le Tour du jour en 80 mondes

Critique d'art

Présentée jusqu’en février, l’exposition du CAPC – musée d’art contemporain de Bordeaux emprunte son titre-pastiche à un roman de l’écrivain argentin Julio Cortázar et propose, par la revisite de collections, de sonder le passé de son fond. Dans les salles successives s’exprime le désir de recomposer les récits et les histoires, de travailler à un imaginaire commun qui écrirait les voyages tout en décentrant la ville de Bordeaux.

Ce Tour aura pris plus de 80 jours. Annoncée et visitée en décembre de l’an dernier, l’exposition a rouvert depuis mai jusqu’en février 2022, une réouverture en forme de renaissance pour un travail de filiation, propre à un site, une ville et une collection mais aussi celle d’une orientation qui, sans détourner, change de trajectoire en regardant d’où elle vient.

Peu de structures muséales en France portent en elles un tel condensé d’histoire. Celle d’une époque, d’une ville et d’un pays qui se concentre dans les murs épais des entrepôts Lainée, L’Entrepôt réel des denrées coloniales qui devient en 1974 le CAPC [Centre d’Arts Plastiques contemporains, ndlr] puis en 1990 le Musée d’Art Contemporain avec sa collection emblématique et historique d’une époque et de regards sur la création contemporaine.

Comment saisir cette histoire dont plusieurs pages sont aujourd’hui tournées mais qui demeure le cœur d’une réflexion au temps présent, entre héritages encombrants et réponses bégayantes ?

C’est probablement dans la dernière salle d’exposition qu’une des réponses les plus littérales à cette question nous est donnée. Nous pouvons y découvrir, ou y redécouvrir, la vidéo de Dennis Oppenheim 2 stage transfer drawing (returning to a past state) datant de 1971. Dans cette performance filmée, nous découvrons un adulte et son fils torse nu. De dos et en plan fixe, l’adulte dessine sur le dos de l’enfant au feutre noir pendant que l’enfant tente de reproduire les mêmes formes presque simultanément en suivant le senti du tracé. Puis, dans un second temps, les rôles sont inversés : l’enfant dessine sur le dos de l’adulte en utilisant le même procédé. 

En effet, il y a comme une évidence dans la présentation de cette œuvre au terme de ce Tour du Jour en 80 mondes au CAPC de Bordeaux. Une évidence dans la matérialisation de la filiation comme de la transmission d’un lieu, de cette collection dont il faut pour chacun se saisir ; celle également d’une histoire laquelle est nécessairement parcellaire, et de l’ordre du ressenti. C’est à ce délicat et ambigu voyage que nous invite la nouvelle directrice du lieu Sandra Patron dans ce qu’elle qualifie de « dérive » et qui se fait plaidoyer pour le commun.

Des collections

Structurée en dialogues et en chapitres, l’exposition s’apparente à une succession de ruptures, de bouleversements et d’élargissements des modernités artistiques. Si la directrice du CAPC ne désigne pas ce travail comme celui d’une historienne de l’art, nous devinons dans les traits de l’exposition la portée encyclopédique et universaliste. Elle se réfère, à juste titre, aux démarches de Catherine Grenier et Okui Envezor qui avaient bouleversé les cartographies de l’art avec respectivement Modernités plurielles (2015) et Intense proximité (2012).

Si le fleuve que parcourt l’exposition invite à la dérive, c’est notamment par les apports successifs qui la composent. Ancrée dans la collection historique du CAPC, laquelle s’est composée par ses directions successives, elle est aujourd’hui enrichie d’un apport conséquent du CNAP [Centre national des arts plastiques, ndlr] avec un dépôt récent de 500 œuvres. Que nous indique le fond impressionnant d’art conceptuel américain et des artistes de la côte ouest qui composent la collection du Musée d’art contemporain ?

Il s’agit de toute évidence d’un moment de la création contemporaine, marqué par d’importantes acquisitions en France du Monumental Minimal, entre Don Judd Robert Morris et Sol LeWitt, un regard qui est aujourd’hui segmenté par le présent, dans une pratique tellement localisée géographiquement et dont nous souhaiterions éviter une redite.

Ainsi, dès l’ouverture de l’exposition, Sylvie Blocher met en lumière l’apport des collections du CNAP avec une œuvre programmatique Change the scenario (conversation with Bruce Nauman) dans laquelle un mannequin noir albinos se recouvre successivement de blanc puis de noir laissant une libre interprétation à cette indéfinition assumée.

Plus que d’assumer un changement radical, on trouvera dans de nombreux travaux une volonté de tisser des dialogues entre une collection et sa contemporanéité, entre les histoires et les lieux de la création comme avec la recherche au temps présent (qui rejoint ici la réflexion) à l’image du pôle de résidence Les Furtifs initié en 2021 par le CAPC et qui est aujourd’hui coordonné par la commissaire d’exposition Marion Vasseur Raluy. 

Remise en cause

De fait, il y a bien dans la démarche scénographique et curatoriale une volonté d’interroger les racines tant de notre rapport aux formes contemporaines qu’à leur histoire récente. La commissaire de l’exposition épingle ici l’écriture de cette histoire, comme la figure de leurs protagonistes, prenant le plus souvent les traits d’un homme blanc occidental. « J’ai fait un double mouvement » explique Sandra Patron : « Il s’agissait d’abord d’ouvrir les géographies pour ouvrir les récits et dans un second temps j’ai voulu déjouer le risque potentiel d’assigner les artistes à une provenance géographique ou à un genre. »

Et c’est en effet dans cette passionnante et complexe ambivalence que nous dérivons, entre une histoire de l’art en héritage laquelle nous permet de redécouvrir les œuvres de Sol LeWitt, de Mario Merz ou encore Richard Serra, (et d’interroger cette omniprésence) par les contributions de Léonor Antunes, d’Adi Nes et Cecilia Bengolea. 

En tissant le dialogue entre des territoires, des œuvres et des discours, force est de constater que notre regard est biaisé et parfois endormi. Et si l’intense proximité (aujourd’hui fortement soumise à des gestes barrières) se trouvait condamnée à réécrire une histoire en quête d’auteurs ? Et de revenir en cela à l’analyse d’une histoire symptomale qui dirige notre regard et son vecteur de classification.

Ainsi, le récit du Tour du Jour nous montre quelques grands oubliés, les crépuscules et les aurores, et ainsi de nous souvenir que l’on ne voit pas très bien l’horizon et que l’on n’arrivera pas certainement au même endroit que là d’où l’on est parti.

Le cannelé

Où se trouve le cannelé des collections du Capc ? Cette œuvre aux saveurs de vanille, de rhum et de sucre de canne, miroir de la pâtisserie bordelaise, qui se fait le témoin de l’histoire coloniale de la ville, sa mémoire. 

« Ce cannelé, je l’ai pas trouvé en ouvrant le livre de cette collection. Il n’y a ici nulle trace de vanille, de rhum ou des épices, et cela me gêne. Non seulement il n’y en a pas dans les collections mais il n’y en a pas dans l’histoire des expositions. » Et de fait il faut composer avec cette histoire par l’apport des collections du CNAP et tenter ici de combler ce manque avec plus ou moins de réussite par les emprunts et par évocation. 

C’est justement dans l’évocation d’un projet antérieur et par une artiste emblématique que l’histoire vient s’écrire, dans une autre filiation, celle des expositions, depuis le travail de Lubaina Himid exposé en 2019 sous la nef emblématique du CAPC et qui accueille la nouvelle directrice des lieux lors de sa prise de fonction.

De fait, le Tour du Jour est en tout point un projet qui se refuse le rôle d’historien, un travail qui accompagne un regard et une réflexion sur une ville qui est à la fois en mouvement et en réécriture, en découverte de soi. Le regard porté sur cette collection par cette exposition se fait en cela une lumière sur des zones d’ombre, une façon de parler de ce que l’on ne voudrait entendre si ce n’est oublier.

Des générations

Le double mouvement de l’exposition se construit entre la dérive et l’organisation poétique de ce Tour du Jour, qui traduit d’une recherche, si ce n’est aujourd’hui d’une quête, d’un universalisme dans la création.

En cela, le projet du CAPC vient se heurter au réel et à une forme de projet encyclopédique par ses polyphonies et son hétérogénéité. Celui-ci nous parvient dans le dialogue des œuvres de Shirin Neshat comme dans cette rencontre de Mario Merz avec Liliana Porter. En recouvrant la dimension universaliste précédemment citée, l’exposition s’invite dans une connaissance polyvalente nécessairement biaisée, celle-là même qui est aujourd’hui tant questionnée dans le secteur culturel, celle qui, ces dernières années, parce que semblant ignorer un ensemble de facteurs d’inégalités de condition, de race ou de genre en lui préférant le dessein d’un récit commun s’est retrouvée sous le feu des critiques.

Ainsi, à la rencontre d’une des plus grandes collections nationales et d’une plus grandes collections territoriales se joue le désir de recomposer les récits et les histoires, de travailler dans un imaginaire commun qui écrirait notre voyage. C’est probablement à cet endroit que se pose avec justesse le rôle d’une histoire symptomale de son approche du moment contemporain et ainsi cette exposition de se proposer de poser des yeux sur le dos du musée pour se plonger dans une étude du passé à partir des signaux du présent.

Heureux qui comme Pénélope

« J’ai été bousculé par une nouvelle génération d’artistes et de commissaires d’exposition, qui m’ont montré les limites de l’idéal universaliste, un idéal que j’appelle aujourd’hui encore de mes vœux. Ce sont les débats menés par cette nouvelle génération qui m’ont amenée à penser cette exposition, cette dérive et ce qui m’intéresse c’est que le Capc soit le lieu de ces débats dans toute leur complexité. »

Si de fait le Tour du Jour n’est pas à proprement parler le lieu d’un débat entre l’universalisme et la pensée postcoloniale, comme souligné ici par la directrice du lieu lors de notre entretien, il s’agit bien de participer aux échanges virulents qui structurent le rapport critique de notre époque. En prenant une double orientation, premièrement temporelle au regard des collections contemporaines et spatiale avec la supposition des 80 mondes, l’exposition nous conduit dans un univers contemporain pensé par archipels.

Ici les mondes et les œuvres discutent avec brio, depuis le vénézuélien Sol Calero jusqu’à la très belle installation de l’iranienne Choreh Feyzdjou trop rarement présentée. Les Product que l’artiste présente à partir de 1992 sont en cours d’inventaire au sein de l’institution.

Tout art est exil est le titre de la monographie de Feyzdjou en 2007 au CAPC, il s’agit de peintures roulées dans de la toile de jute, parfois dans des morceaux de papier peint, des bocaux et des cagettes de bois qui contiennent des formes organiques et des résidus en cire, des boules de crin, de minuscules paquets de tissu et de lange, le tout rangé par catégories. À cela s’ajoutent des dessins et ouvrages qui abordent l’hermétisme islamique et le tout est ainsi présenté dans une fiction de boutique.

C’est probablement dans une seconde dimension, temporelle, que se questionne l’exposition, dans l’incroyable accélération que nous percevons aujourd’hui dans les sciences humaines et dans le domaine culturel autour des identités.

Interroger ainsi la collection du Musée d’art contemporain de Bordeaux aujourd’hui, au sein du CAPC et de son histoire, ne répondra pas à toutes nos interrogations mais à l’intérêt de se confronter à la question en prenant le problème à revers. 

Le Tour du jour en quatre-vingts mondes, exposition à voir au CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux jusqu’au 27 février 2022.


 

Léo Guy-Denarcy

Critique d'art

Notes