Littérature

Traduire, sur le fil – à propos de Par instants, le sol penche bizarrement de Nicolas Richard

Critique

Avec quelque cent-vingt livres traduits à son actif, passeur de Richard Powers, Barack Obama, Thomas Pynchon, Miranda July, Art Spiegelman et tant d’autres, Nicolas Richard a de quoi raconter. Il le fait avec brio dans ses carnets, décalés et ludiques, à la fois anthologie de la littérature américaine des cinquante dernières années et manuel pratique pour quiconque se risquerait à cet artisanat d’équilibriste qu’est la traduction.

Les carnets de Nicolas Richard sont jubilatoires. Et ce, à plus d’un titre. D’abord parce qu’ils sont vivants et raniment ainsi le cercle des grands traducteurs de l’américain, endeuillé depuis quelques années par la mort accidentelle de Bernard Hœpffner (1946-2017). En guise de testament, celui-ci avait laissé un ouvrage paru de façon posthume, Portrait du traducteur en escroc (Tristram 2018), qui s’offrait comme une longue méditation autobiographique sur la fonction de « translateur » : caméléon pour Hoepffner, trahissant, jouant, glissant, dérapant, mutant, se tenant comme un « équilibriste », « dans le vide […] entre deux langues », éprouvant le « plaisir schizophrène du double-bind, du push-pull, de l’ouroboros, du serpent qui se mord la queue, le plaisir d’imaginer une fraction de seconde qu’ont disparu les barreaux de la prison du langage ».

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Nicolas Richard use, quant à lui, d’une autre métaphore : celle du « sol bizarrement penché » qu’il ressent quand il traduit. « Mon équilibre n’était pas véritablement menacé, mais j’avais le sentiment que mon esprit et mon corps ne parvenaient pas à se synchroniser. […] Les sens sont perturbés […], le corps et l’esprit turbinent en une tentative à peine consciente de compenser le déséquilibre ambiant. Par moment, en m’enlisant dans la langue anglaise et en perdant mes repères dans ma langue maternelle, c’est un peu ça que j’éprouve ».

Et de nous proposer un florilège des quelque cent-vingt livres qu’il a traduits en trente ans, mais dans un style qui lui est propre et qu’on peut déjà deviner sur la photographie de lui en couverture, affublé de son éternelle chemise de bucheron, légèrement décontracté, résolument cool. Une encre vraiment sympathique.

Car contrairement à Hœpffner qui s’aventurait souvent sur le terrain rocailleux de la théorie, de la traductologie et de la sophistication baroque ou surannée de sa fonction, qualifiant à l’occasion son métier d’« ouvrouoir du traduitor », Nicolas Richard, à force d’être sans cesse suspendu aux lèvres des autres, n’oublie jamais la présence de ses lecteurs qui sont autant de miroirs et de doubles. L’entreprise est donc relationnelle, voire même pédagogique.

L’ouvrage : une anthologie de la littérature essentiellement américaine des cinquante dernières années, un manuel avec moult exemples et travaux pratiques pour des étudiants en lettres peinant sur leurs traductions, un recueil de mémoires dans lequel l’auteur insère des bribes de sa vie et surtout le bilan de trente années professionnelles, censé préparer l’ère des trente décennies suivantes.

L’atelier et les archives sont donc grands ouverts, et divisés en sept « catégories » ou espaces différents (classement qu’il interroge à la fin du livre dans une remise en cause permanente de tout ce qu’il avance) : les premières traductions ou « Portrait du traducteur en jeune homme », les beatniks, les modernes, le policier, les intraduisibles, le cinéma et la musique. Le premier auteur parmi les soixante-douze évoqués est Richard Brautigan et le dernier – excusez du peu – Barack Obama.

C’est, derrière l’examen serré de l’univers et du style de chaque livre traduit, une forme d’autobiographie en transparence qui se dessine.

Dans ce numéro de grand écart ou d’équilibriste en déséquilibre sont tour à tour conviés une multitude de noms qui ont marqué l’histoire littéraire ou culturelle de l’entre-deux-siècles, auxquels Richard (Pas Brautigan. Nicolas) consacre seulement quelques pages, comme une série de brèves façonnées selon un schéma identique.

En exergue de chaque notice est placée une citation extraite du livre traduit, qu’on pourrait presque lire les unes après les autres, comme autant de perles constituant un truculent chapelet. Soit qu’elles aient été choisies comme emblématiques du style ou de l’intrigue, soit qu’elles apportent une résolution à une épineuse difficulté de traduction, elles introduisent toujours une part d’humour, de décalage loufoque ou d’extravagance qui n’est pas sans rappeler ce qui est dit de Brautigan. « Il parlait avec ses amis exactement comme il écrivait dans ses livres. Métaphores tirées par les cheveux, emprunts aux dessins animés, plaisanteries expresses, fantaisie bizarre. »

Une des plus drolatiques précède les pages consacrées à Rob Roberge, dans la partie polar : – J’écoute un type avec asticots dans lui. Quand j’y pense, ça mérisse. – Quoi ? dis-je. – Mérisse – donne boutons, fait grincer dents. Après un nouveau silence, il ajoute. – ça mérisse. – Tu veux dire que ça te hérisse le poil ? dis-je. Il me donne une tape dans le dos. – Oui. Son bras avec des vers dedans, ça mérisse. Intérieurement, je me dis alors : Ma foi, moi aussi ça mérisse. » (dans Panne sèche, Gallimard, 2006).

Au-delà de l’effet comique, l’extrait de ce « roman noir taquin tendance pure déconne » est l’occasion pour le traducteur de poser le problème du rire qu’il faut déplacer d’une langue à l’autre via, comme ici, une déformation verbale (creenge au lieu de cringe). Ailleurs, c’est l’argot (des gangs), les dialectes, les onomatopées (« Cling ! » qui devient « Sploing »), les qualités sonores et rythmiques, la ponctuation : les « chausse-trapes » ou tout ce qui fait trébucher, empêche le passage aisé et sans ambages d’un américain lisse et transparent vers le français.

Pour chaque roman, à la lumière de quelques mots ou de phrases entières, Nicolas Richard décrit donc par le menu tout son cheminement, ce qu’il comprend au départ, mais aussi ce qui est suggéré, dénoté, connoté, ce qui achoppe dans la langue source, les hypothèses qui lui viennent à l’esprit, sa décision ou non d’inclure une note pour éclairer le lecteur voire de garder le mot original quand il juge que ce dernier le comprendra. « Traduire : soupeser, errer, faire un pas de côté ou deux, revenir en arrière et, pour finir, devoir décider une bonne fois pour toutes, l’important étant, après tout, pour reprendre la formule de Boris Vian, d’“aiguiser ses zozores” ».

En débat constant avec lui-même, on le voit s’adresser aux autres, les éditeurs et les éditrices qui souvent optent pour un titre que, lui, n’aurait pas choisi, les experts auxquels il demande conseil quand la langue devient trop technique, juridique, économique, politique par exemple, les écrivains appelés à la rescousse pour expliciter leurs néologismes, et même des écrivains français, comme Mathias Enard pour retrouver une référence exacte à quelques vers du poète persan Saadi, cités par le libano-américain Rabih Alameddine.

Le lecteur est même convoqué, soit pour lire derechef un ouvrage (Contretemps de Charlie Smith : « il faut impérativement lire ce roman […] c’est un ordre ! »), soit pour proposer sa traduction : « Même s’il est trop tard, quelqu’un aurait-il une suggestion plus convaincante ? ».

Loin du silence de la page, l’élaboration de la version française ressemble ainsi davantage à une bruyante tour de Babel dont on suit pas à pas les différentes strates de la construction ou à une chambre d’échos dans laquelle bruisseraient à l’infini les modulations sur un même son. Jusqu’à ce que soit sifflée la fin de partie pour le dépôt ultime du manuscrit. « La nécessité de conclure, voilà ce qui sauve le traducteur ».

Traces génétiques de l’ouvrage palimpseste en devenir, saturé de recherches, d’essais, de tâtonnements, de ratures, d’astuces et de renoncements, les notices sont enfin, pour Nicolas Richard, l’occasion d’évoquer ses rencontres réelles avec certains écrivains et d’en d’esquisser de furtifs portraits, Stephen Dixon, James Crumley, Juan F. Thompson (le fils de Hunter S.), Miranda July, Paul Beaty ou bien Richard Powers (encore un Richard) qui « [l’] impressionne par sa présence physique, sa façon d’être si attentif à vous, sa quiétude qui a pour effet d’améliorer la concentration des gens qui l’entourent » … et à qui il attribue le « déclic » de sa vocation : « à partir du Temps où nous chantions, je n’aurai plus d’autre activité professionnelle que la traduction ».

Un autre grand nom des lettres américaines émerge du fourmillement littéraire des carnets : Thomas Pynchon, dont il a traduit les deux derniers romans Vice caché et Fonds perdus, expérience limite, unique et si intense qu’il en a même composé, dans la foulée, un roman intitulé La dissipation (2018), centré sur « l’obsession » pour cet auteur-culte, hermétique, mystérieux et surtout retiré depuis toujours de toute vie publique.

Au-delà de la dimension linguistique et quasi-scientifique de l’ouvrage, c’est enfin, derrière l’examen serré de l’univers et du style de chaque livre traduit, une forme d’autobiographie en transparence qui se dessine, où l’on devine un fort tropisme du traducteur pour la littérature des marges publiée dans les années 60-70, comme un grand talent pour transcrire « la voix des indigents en perdition, des camés, des marginaux sinistres, des bars sordides, des musiciens de bluegrass ».

Un penchant aussi pour la musique, un temps l’objet d’une deuxième profession comme manager des groupes de son épouse, qui lui vaut de traduire les proses aussi variées de musiciens tels que Bob Dylan, Keith Richard, Leonard Cohen, Bruce Springsteen ou Patti Smith. Un homme ordinaire, enfin, qui livre sans fard ses erreurs et ses oublis, joue au foot avec son fils et, « courroie de transmission », exhibe une passion certaine pour le passage, le dialogue et le relai.

On le voit, à l’issue du parcours, marcher sous la pluie, en compagnie de sa fille, devenue depuis lors traductrice, vers le lieu cocasse d’une île de Vendée, « La Station de la plage », afin de trouver l’accès Internet qui lui permettra de terminer sa traduction d’Obama, Une terre promise. On connaissait le plaisir du texte. Avec Nicolas Richard, on découvre le plaisir du texte traduit, sinon le désir du texte promis.

 

Nicolas Richard, Par instants, le sol penche bizarrement (Carnets d’un traducteur), Robert Laffont, 476 pages.


Béatrice Pire

Critique, Maîtresse de conférences-HDR en littérature américaine