Noyer le poisson politique – sur Arthur Rambo de Laurent Cantet
Alors que se multiplient les essais sur les « transfuges de classe », et qu’au cinéma dans quelques semaines sortira l’adaptation du Retour à Reims de Didier Eribon, livre pionnier en la matière, Laurent Cantet choisit pour illustrer le phénomène un cas limite, celui de l’affaire Mehdi Meklat.
Né en 1992 à Clichy, d’origine modeste, Mehdi Meklat devient très jeune journaliste au Bondy Blog, écrit reportages et portraits, et dans ce cadre rencontre et fréquente l’intelligentsia parisienne, de France Inter, où il obtient une chronique, au Palais de Tokyo, où il participe à l’organisation d’évènements sur la banlieue.
En février 2017, sont exhumées sur Twitter des déclarations sous pseudonyme postées quelques mois plus tôt, des « blagues » selon ses dires, racistes, antisémites, misogynes et homophobes. C’est la chute pour Mehdi Meklat, et avec elle, un marasme médiatique qui contraint ses partisans et ses ennemis à se prononcer sur son cas.
Dans le film de Laurent Cantet, Mehdi s’appelle Karim, et Arthur Rambo est son pseudonyme. Il est attrapé au sommet. Dans le premier plan, il nous regarde face caméra, dans les yeux : il a confiance en lui et surtout dans sa propre représentation.
Sur un plateau télévisé, il donne une interview à l’occasion de la sortie de son premier livre, dans lequel il fait le récit de la vie de sa mère, arrivée en France depuis son Algérie natale, et qui vit dans une banlieue populaire de Paris. Karim parle bien, la journaliste est ravie, son agent aussi, et la première partie du film le suit qui se meut avec fluidité et grâce dans la mondanité d’un milieu : celui des intellectuels dits « de gauche » – éditeurs, journalistes, réalisateurs.
L’opération de transfuge a fonctionné apparemment, et Karim semble articuler sans peine son nouvel entourage à ses origines populaires et sa vie privée. Mais alors qu’il profite d’une fête donnée en son honneur par son éditeur, la narration est suspendue et sur l’écran apparait comme un carton un de ces fameux tweets, écrit sur fond noir à propos d’une « certaine poésie dans le bruit des Kalachnikovs ». Les « blagues » refont surface, sur la piste de danse, les alertes clignotent sur les smartphones. Le roman initiatique opère sa bascule, et le récit chronique dès lors la chute de Karim, alias Arthur Rambo.
L’affaire Mehdi Meklat est riche, le personnage passionnant, et pourtant il peine à vivre dans la forme du film.
Si fleurissent ces semaines-ci, campagne présidentielle oblige, une bonne dizaine de films à teneur politique explicite, il est finalement plus intéressant de comparer Arthur Rambo à un autre film sorti il y a plusieurs mois, et apparemment fort différent : Illusions perdues de Xavier Giannoli d’après Honoré de Balzac.
Tous deux racontent le parcours de personnages qui se fabriquent une identité et entrent dans le monde des dominants : Lucien de Rubempré est une sorte de précurseur grand siècle de Karim, débarqué dans le Paris 1830 avec des ambitions littéraires et journalistiques, avide de se faire un nom, sacrifiant amis et amours au gré des opportunités, et finalement crucifié pour cause de versatilité politique.
Les deux personnages souffrent des mêmes ratés dans le processus de transfuge : ils s’adaptent trop, ou pas assez. Le film de Xavier Giannoli était très fidèle dans l’adaptation narrative de la chute de Lucien. L’image sur-documentait les milieux représentés – celui de sa campagne natale, le Paris en pleine explosion des années trente – avec moult décors et costumes.
Mais le faste propre au film d’époque étouffait malheureusement la dynamique véritablement politique de la trajectoire de Lucien : un jeune homme pris dans les rouages d’un capitalisme naissant, en pleine convergence avec les milieux politiques, tels que décrits dans le grand roman réaliste de Balzac. C’est un peu aussi, ce qui arrive au film de Laurent Cantet.
Comme le roman balzacien, l’affaire Mehdi Meklat est riche, le personnage passionnant, et pourtant il peine à vivre dans la forme du film. C’est probablement tout d’abord un effet de sa structure, qui concentre de force, sans doute pour rendre la bascule spectaculaire, l’ascension et la chute de Karim dans une même soirée, celle de l’interview, puis de la fête et de la catastrophe.
Pour mimer la temporalité effrénée des réseaux sociaux, le film flirte même avec le genre du thriller lorsqu’il montre Karim, littéralement descendu depuis la tour luxueuse de sa maison d’édition jusque dans les souterrains du métro parisien, où il observe avec anxiété les écrans des téléphones portables autour de lui, en proie à la panique et la paranoïa.
Par la suite, la chute est chroniquée du plus lointain au plus intime, en une suite de confrontations qui dans le fond reproduisent le même mécanisme, et dans cette répétition exhibent un systématisme outré. Karim commence par affronter les institutions – son éditeur, son agent, puis ses amis et collègues, sa petite amie, et enfin sa famille qui fait figure de lieu crucial, où les contradictions sont le plus douloureuses. C’est logique, mais justement ça l’est trop : le film écrase son personnage dans la structure trop visible d’un roman grand siècle mal fagoté.
Mais là où le film pèche sans doute davantage, et qu’il répond en cela aux Illusions perdues, c’est dans la manière qu’il a de représenter ce qui est le plus important dans le roman réaliste : le milieu.
Roland Barthes avait théorisé ce qui, dans l’écriture de Gustave Flaubert, augmentait l’« effet de réel » : ces détails apparemment gratuits, qui donnent de l’épaisseur aux descriptions, et caractérisent personnages et milieux – il cite en exemple-type : un « tas pyramidal de boîtes et de cartons » sous le baromètre de Félicie dans Un Cœur simple. C’est une qualité importante du roman du XIXe, un des ingrédients indispensables de la recette naturaliste.
Dans le film, ils sont légion : c’est par exemple, le bureau de l’agent littéraire, perché dans le vieux Paris visible à travers la fenêtre, avec sa soupente, ses piles de livres, et presque jusqu’aux grains de poussière sur les couvertures, le tout pour caractériser un pittoresque milieu germanopratin.
C’est aussi ce local de banlieue dans lequel Karim se réfugie, où il avait fondé son média et où il travaillait : murs couverts d’affiches de Libération et autres « journaux-de-gauche », avec en couverture Assa Traoré, ou des titres récents sur les émeutes en banlieue.
C’est enfin l’appartement de sa mère, avec son drapeau algérien, sorte de resucée de ce que le cinéma français a déjà filmé maintes fois : comme si le film ne représentait pas à cet endroit, une réalité, mais ce qui est déjà une représentation.
Dans la fiction réaliste puis ensuite naturaliste, l’effet de réel est subtil, on doit le percevoir dans le style comme une forme, non pas comme un outil. Dans Arthur Rambo, on ne voit que sa fonctionnalité, qui menace en croyant faire vrai la vraisemblance psychologique et sociologique des personnages et des milieux
Le film lui-même est cette gauche intellectuelle habile à se trouver des mascottes dans le « peuple », à les mâcher et les recracher.
Pourtant le film semble questionner ses propres mécanismes de représentation. Il est borné par deux importantes scènes de mises en abyme : la première, qui ouvre le film, dans laquelle Karim, en pleine gloire, est devant une caméra de télévision, elle-même devant la caméra du réalisateur. Puis, tout à la fin, le récit reproduit le mécanisme en montrant le héros donnant une interview dans laquelle il tente de justifier, piteux et confus, ses déclarations sur Twitter.
Ce sont probablement les meilleurs passages du film, où paradoxalement, dans la mise à distance, on peut envisager une épaisseur de ce personnage créé par les médias et rejeté par eux. On y entrevoit enfin la passion pour ce cas politique.
Le reste du temps, le film évite presque tout à fait les questions qui fâchent vraiment : quelle fonction ces tweets haineux avaient pour le personnage, « cette merde qu’il a dans la tête », comme le dit un de ses interlocuteurs ? Qu’est-ce qui fait que la colère peut prendre la forme d’un défoulement sur le dos des femmes, des homosexuels, des Juifs ?
Devant cette question qui est sans doute la plus intéressante, la plus difficile aussi à penser et à représenter, le film de Laurent Cantet agit en grande lâcheté, comme la plupart des journalistes et des intellectuels pris dans le marasme « Mehdi Meklat » en 2017.
En fait, le film prend un parti très contestable et un peu pervers : il inflige au personnage le même traitement que les institutions qui l’ont lâché en l’écrasant, en niant la contradiction en lui et en le sous-représentant dans sa complexité. Le film lui-même est une institution bourgeoise de gauche, il est cette gauche intellectuelle opportuniste et complexée, habile à se trouver des mascottes dans le « peuple », à les mâcher et les recracher. « Gauche bien-pensante, voyez votre création » dit un tweet cité par le film.
De ce point de vue l’inscription, au bout du générique, selon laquelle les propos d’Arthur Rambo tels que représentés par le film, « ne reflètent l’opinion d’aucun membre de l’équipe », est dévastatrice : le film se désolidarise lui-même de ses propres représentations, prend les spectateurs pour des imbéciles, et décrédibilise son sujet.
Finalement comme Xavier Giannoli avait accessoirisé à outrance la fiction balzacienne dans Illusions perdues, Laurent Cantet noie le poisson politique dans le folklore du film d’époque : la nôtre, figée et fétichisée comme dans un film en costumes.
Arthur Rambo de Laurent Cantet, en salle le 2 février 2022.