Littérature

Trois Goncourt – sur Nicolas Mathieu, Eric Vuillard et Pierre Lemaître

Journaliste, critique littéraire et écrivain

Éric Vuillard, Pierre Lemaître et Nicolas Mathieu, tous trois goncourisés, reviennent en cette rentrée littéraire hivernale, sans trop de surprise, fidèles à leur prose et à leurs sujets de prédilection. Un autre fil que l’on pourrait tirer pour observer leur trajectoire simultanée, chacun dans leur sillon littéraire, pourrait être celui de leur ancrage politique, revendiqué à gauche toute, usant du roman social-politique jusqu’à mèmifier Flaubert.

Trois lauréats du prix Goncourt mais aussi trois écrivains progressistes, ou pour le dire de façon plus électorale, trois écrivains de gauche, le clamant haut et fort et l’écrivant chacun à leur manière, publient leur nouveau livre en cette rentrée : Éric Vuillard, Pierre Lemaître, Nicolas Mathieu. (On pourrait en ajouter un quatrième : Michel Houellebecq. Mais si l’on considère avec une bonne vilaine moitié de la presse française qu’il est devenu un écrivain de droite, voire d’extrême droite, alors il ne rentre pas a priori dans notre impétueux schéma dialectique).

Première remarque : le Goncourt n’a assommé aucun de ces trois écrivains. Cela dit, on pourrait avancer comme un signe des temps que le succès n’assomme aujourd’hui curieusement plus personne.

publicité

Autrefois, c’était plutôt le contraire, sans qu’on puisse tout à fait se plaindre du changement. Enfin… Après avoir reçu la plus haute distinction littéraire française, nul n’a en tout cas vécu l’assèchement, l’angoisse de la page blanche comme ce fut le cas pour le déjà bien oublié Jean Carrière. Après l’énorme succès de L’Épervier de Maheux, prix Goncourt 1972, plus d’un million d’exemplaires vendus, un record qui semble avoir tenu jusqu’à L’Anomalie d’Hervé Le Tellier, Carrière, un écrivain régionaliste qui fut le protégé de Giono, avait en effet traversé un fantastique moment d’impuissance littéraire et de tourments existentiels qu’il racontera bien plus tard, en 1987, dans un ouvrage intitulé Le prix d’un Goncourt.

Au contraire, nos trois écrivains continuent de publier au rythme biannuel qui semble devenu la cadence réglementaire et standardisée dans le monde de l’édition, son stakhanovisme à peu près ordinaire, après tout, le tempo depuis trente ans de Modiano. Où l’on voit que même de gauche, la littérature française n’en a pas encore exactement fini avec la valeur travail.

Deuxième remarque : si le Goncourt ne leur a pas coupé les jambes, il ne leur a pas non plus donné des ailes. Entendons par là que le succès et l’aisance financière qu’il leur a apporté ne les ont pas invités à surprendre leur lectorat, à changer de braquet et à confectionner une autre littérature que celle qu’ils produisaient déjà. En bons laboureurs d’un segment de marché, ils ont continué sans prendre de risques dans le même sillon littéraire, et, sans même parler de révolution ou de réforme, l’on chercherait en vain une quelconque notion de progrès dans leur style ou leur manière de bâtir leurs livres.

Avec Une sortie honorable, Éric Vuillard continue, comme on fait entrer un bateau dans une bouteille, de miniaturiser certaines pages de l’Histoire en une prose condensée (et très calibrée au nombre de signes) dans le droit fil des Vies minuscules de Pierre Michon ou des exofictions de Jean Echenoz (Ravel, Courir, Des éclairs), un cycle que lui-même appelle « vies imaginaires » en hommage à Marcel Schwob, leur lointain précurseur à tous les trois.

Bien qu’il ait changé d’éditeur et entamé un nouveau cycle romanesque, Pierre Lemaître, qui vient du polar comme Nicolas Mathieu, est resté fidèle avec Le grand monde au roman-feuilleton oscillant, avec une écriture qui se veut populaire sinon populiste, au bon sens du terme bien sûr, car il en existe bien un en littérature du moins, quelque part entre Eugène Sue et Ponson du Terrail.

Enfin, avec son nouveau roman Connemara, Nicolas Mathieu continue dans la veine qu’il a ouverte avec Leurs enfants après eux : celle d’un roman réaliste à tonalité plus sociologique que politique. Arrêtons-nous un peu plus longuement sur lui.

Un roman attaché à montrer « le moteur social » sur un mode « balzacien médium light » comme disait Houellebecq. Un roman géolocalisé, la Lorraine devenant pour Mathieu son comté de Yoknapatawpha, au risque assumé, pensons-nous, d’un renouveau pour le coup de gauche de la littérature régionaliste, elle qui a presque toujours frayé à droite. Un roman contemporain enfin, puisqu’une habile construction révèle en effet tardivement que la partie présente (mais écrite au passé) du récit se déroule en 2017, à la veille des élections présidentielles et de l’avènement du macronisme, c’est-à-dire d’une pensée de l’efficacité comme méthode Coué de la productivité, ce que l’auteur entend naturellement dénoncer.

Quant à son écriture, elle relève du style behavioriste tel que l’a franchisé et francisé Jean-Patrick Manchette (référence commune à Echenoz, Houellebecq, Mathieu et tant d’autres : même Constance Debré raconte dans son dernier livre qu’elle lit Manchette) en s’inspirant tout autant de Flaubert que de Chandler. Simplement, contrairement à Manchette qui sera toujours dans le cadre strict du roman noir et donc de la culture populaire, ses thuriféraires se sont vite « dégenrés » (Mathieu abandonnant le genre noir dès son second livre) et en adaptant le behaviourisme sec, incisif, ironique de Manchette en behaviourisme comique (Echenoz), en behaviourisme flegmatique ou apathique (Houellebecq – apathique ne voulant surtout pas dire : « plat ») et en behaviourisme lyrique chez Mathieu. On pourrait peut-être ajouter à cette liste l’étrange behaviourisme technocratique ou fantastique au bord duquel se fracassent élégamment les romans d’Aurélien Bellanger.

Comme si le chef d’œuvre de Flaubert était devenu un mème de la littérature française contemporaine.

Si Echenoz apparaît un peu pudibond (comme l’était Manchette lui-même), en revanche, Houellebecq et Mathieu adorent truffer leurs romans de scènes de sexe qui sont pour eux de pures pages où ils exercent, chacun à sa façon, leur style réaliste, si bien qu’il n’est nul besoin de préciser qui écrit quoi : « Sur le lit, il avait remonté sa jupe, fait glisser ses collants, carté le tissu de sa culotte, des dessous Eres achetés exprès pour l’occasion, puis après l’avoir renversée, s’était employé à la lécher longtemps. C’était bon. Lui au moins savait ce qu’était un clito et Hélène s’était allongée sur le dos pour profiter au maximum, un peu inquiète de ses poils toutefois. » Le style c’est tout l’homme, comme disait l’autre.

D’autant que ce style behaviouriste a des règles qu’un fidèle lectorat commence à bien maîtriser. À commencer par le discours indirect libre par lequel ces écrivains réalistes-là, qu’ils soient de gauche ou de droite, arrivent à se dépatouiller avec l’encombrement d’un narrateur aussi omniscient qu’omnipotent, c’est-à-dire suspect de tous les crimes littéraires depuis au moins soixante-dix ans. À cela, on ajoutera les noms de marque allègrement distribués dans la prose, et plus généralement du name dropping (« Sur des écrans en hauteur, on voyait défiler des photos du patron en compagnie de vedettes mineures, Michel Cymes, Frank Lebœuf, Véronika Loubry »), autrement dit des références à la culture populaire (sinon populiste, scrogneugneu).

C’est ainsi bien sûr que le titre du roman de Mathieu n’évoque pas une chanson de Sardou pour rien. Il y a parfois dans sa phrase des facilités métaphoriques qui ne sont pas sans évoquer la poésie passable des chansons du Top 50 (« le cœur chargé comme un revolver », par exemple, qui fait tout de même plus songer à Marc Lavoine qu’à l’Ermite de Croisset). Malgré tout, dans le texte de Mathieu, c’est tout de même lui Flaubert le patron, qui dirige les opérations, plutôt que l’interprète de Bascule avec moi. On sent bien – les mauvaises langues diront sans doute : un peu trop bien – qu’en écrivant la longue scène finale du mariage, le romancier se soit dit : cette fois, je tiens mes comices agricoles à moi. On peut même dire qu’avec Connemara, Nicolas Mathieu inscrit son nom dans la liste des écrivains français qui ont voulu écrire « leur » Madame Bovary : Régis Jauffret avec Clémence Picot, Éric Reinhardt avec L’amour dans les forêts, Vincent Message avec Cora dans la spirale, sans oublier le délirant et pour le coup franchement expérimental et disruptif Madman Bovary de Claro. Comme si le chef d’œuvre de Flaubert était devenu un mème de la littérature française contemporaine.

On pourrait bien sûr encore disserter encore longtemps sur ce qu’est une littérature de gauche, sachant que Balzac et Flaubert ne l’étaient pas tellement, nous apprend-on toujours comme en passant, au détour de la conversation, ce qui au demeurant se discute. Mais voilà que le temps nous presse, que cet article est terminé avec l’idée en tête qu’il n’aurait jamais eu dû être commencé.


Arnaud Viviant

Journaliste, critique littéraire et écrivain

Rayonnages

LivresLittérature