Littérature

Comment Jean-Pierre Martin a su se faire un nom – sur Le monde des Martin

Critique littéraire

Nouveau roman de Jean-Pierre Martin, Le Monde des Martin dessine une large fresque littéraire et historique retraçant les vies de quarante et un Martin, de Martin de Tours, saint du IVe siècle, jusqu’à Trayvon Martin, jeune homme noir abattu en 2012, à l’âge de 17 ans, par un policier en Floride. En résulte une méditation autour de la mémoire et de la transmission : que reste-t-il de ces vies, comment raconter leur déploiement singulier à partir du fil directeur de ce patronyme très commun ?

Un nom désigne une personne, l’identifie, la distingue. La signature en atteste. Et d’abord le visage. Ainsi, chaque nom peut être dit propre, et revendiqué comme tel. Certes, parfois des subtilités, ou des confusions, s’introduisent, surtout en littérature… Le nom en question devient alors, si l’on ose dire, moins propre : il s’obscurcit, s’ennuage, se cache, ou se travestit. Un pseudonyme, ou même un hétéronyme, avec une existence inventée, une personnalité rêvée, viennent compliquer l’affaire. Voyez Pessoa, Kierkegaard, ou même Bataille… Pourtant, à chaque fois, le jeu en vaut la chandelle.

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Le livre de Jean-Pierre Martin, Le monde des Martin, dès son titre, soulève, agite, ces questions – et quelques autres – mais sans chercher à brouiller les choses. Encore moins à jouer sur les noms. Un seul suffit, semble professer Martin. Dès lors, ce n’est pas une entreprise de dissimulation qui est conduite, un jeu des masques qui est mis en place, bien au contraire : le nom propre devient, pour ainsi dire, commun, se partage, s’échange, se transmet.

Jean-Pierre Martin conteste l’alternative entre se regarder soi-même intensément, obsessionnellement, exclusivement, ou se tourner vers les autres et le monde.

Au-delà des âges et des frontières, une communauté imaginaire se forme, celle des Martin de tous bords et sexes, de tous pays, de toutes époques. Une foule se masse, comme sous une même bannière. Le propos de l’auteur n’est pourtant pas de distinguer, parmi cette foule, une « race des seigneurs », de la séparer du reste du monde, mais plutôt, et dès la première page, de plaider en faveur de « la vie immédiate et triviale ». La vie et la personne de ce premier venu, dont Jean Paulhan avait justement ennobli la figure. Ici, l’auteur va plus loin : il lève son anonymat.

Pour décrire le contenu de ce gros livre aux yeux du futur lecteur, plusieurs métaphores sont possibles, même si elles font, à chaque fois, l’aveu de leur insuffisance. Essayons tout de même. Une somme, une encyclopédie. Ou bien un annuaire, un dictionnaire de noms propres, une banque de données, une application de recherche onomastique. Ou bien encore, en plus imagé, le vaste dôme d’un temple, orné d’une fresque haute en formes et en couleurs, peuplée, presque saturée, de visages, de corps, parfois juste d’une silhouette.

Une chose est certaine : ils sont ensemble tous ces Martin, parfois se donnent la main, d’autres fois s’ignorent ou se repoussent. Ou bien enfin, dans la même veine, avec un peu d’audace, on peut évoquer la communion des saints – rappelons que, dans la théologie catholique, ce dogme renvoie au corps mystique, qui mobilise et associe, refuse de séparer donc, les fidèles vivants et morts au sein de la même Église. L’expression « Qui se ressemble s’assemble » pourrait-elle convenir ? Oui, et pourtant non.

Abordons les choses sous un autre angle, plus aigu… Jean-Pierre Martin, dans ce livre, conteste une alternative banale, bien que souvent rendue invisible, ou brouillée, en littérature… Se regarder soi-même intensément, obsessionnellement, exclusivement, ou se tourner vers les autres, vers le monde. Encore faut-il trouver le bon regard, la juste focale. L’équilibre. Et surtout, ne pas dissoudre une certaine forme de quant-à-soi dans l’utopie d’un égalitarisme intégral.

L’auteur avait déjà, dans son livre précédent, au titre explicite (grâce à son possessif), Mes fous (chez le même éditeur, en 2020), tenté et réussi le coup, établissant une « liste compassionnelle », constatant, avec gravité, une « solidarité d’affliction ». Cette antinomie entre soi et le monde, entre moi et les autres, Martin la dépasse donc, la résout, ici, par un simple pronom personnel, nous, que l’on peut dire inclusif, qui élargit aussitôt le regard.

Une précision importante : ce nous prenant consistance, le geste de l’écrivain n’en devient pas pour autant démagogique. « Nous ne sommes personne. Nous sommes tout le monde », écrit-il. Et aussitôt, il définit ainsi, pour se guider lui-même et pour ne pas nous égarer, la « situation romanesque » qu’il met en place, et donc aussi la nôtre en tant que lecteur, et critique : « Grâce à la drogue d’une parenté onomastique, quelquefois redoublée par la similitude des prénoms, un Martin pourra entrer dans l’existence d’un autre Martin. Il pourra s’imaginer mille autres vies. » C’est le nœud de toute son affaire. Le centre, éclaté en ces mille vies, de son livre.

Additionner et raconter, relier entre elles ou séparer, ces vies, cachées ou inconnues, immenses ou minuscules – en réalité toujours immesurables : à cette tâche, à cette lubie diront certains, Jean-Pierre Martin se plie avec l’érudition ludique, j’allais écrire lyrique, qui le caractérise. Et même, il s’en exalte. « Qu’est-ce qu’une vie extraordinaire ? C’est une vie bouleversée, soit parce qu’elle bifurque et se démultiplie, soit parce qu’elle creuse son sillon dans une direction extrême. »

Il le sait bien : les Martin sont partout, ils courent les rues, les époques, les continents. Une « généalogie patronymique » est possible, mais il faut l’inventer, l’assumer, afin de s’inscrire en elle, d’y être reçu. D’où l’idée de ce « roman arborescent où l’auteur n’aurait pas à inventer des noms de personnages. Un roman où il n’y aurait pas de protagonistes, seulement une figure tutélaire qui franchirait les limites temporelles d’une vie individuelle. »

Pour construire un tel « roman », on l’aura deviné, il ne suffit pas d’y mettre du sien… La preuve, lorsque la voix s’enfle, lorsqu’il se lance, notre Martin… « Nous les Martin, on est ballotés par les vents, malmenés par les catastrophes de l’Histoire, bousculés par les accidents de l’existence. Nous sommes des Bardamu, des Plume, des Candides, des Don Quichotte, des Robinson, des soldats Sveik, des Passepartout, des Joseph K., des Lord Jim… Jouets des circonstances, c’est quasiment notre marque de fabrique… » Et je pourrais prolonger la citation, p. 257 pour être précis. D’où cette affirmation, qu’il serait difficile de contester, qui désigne les pistes tortueuses que le livre va explorer : « Nous les Martin, ne sommes jamais seuls, tel est notre privilège, notre drame et notre charme. »

Pour l’instant, j’en suis resté à l’évocation générale, aux lignes de force, de cette œuvre d’envergure. Car il me semble que l’essentiel est là, dans ce dessein général, dans cette ample architecture mentale. Mais entrons un instant dans la demeure et tentons à présent, tel un pâle imitateur du maître de maison, de dire en quelques mots, sans nous appesantir, le contenu de cette fresque, de dégager quelques-unes des figures de cette communion en apparence si hétéroclite…

Le livre est composé de quarante et un chapitres. En chacun, un ou plusieurs Martin (avec toutes les nuances possibles du nom, liées aux lieux d’origine ou de destination) sont évoqués, racontés. Cela commence au IVe siècle, par le saint fondateur, Martinus, dont Sulpice Sévère consigna la vie, et notamment en ces termes que je ne peux m’empêcher de citer, avec enthousiasme : « Jamais personne ne l’a vu en colère, ni ému, ni affligé, ni en train de rire. Toujours égal à lui-même, le visage rayonnant d’une joie pour ainsi dire céleste, il avait l’air étranger à la nature humaine. » N’est-ce pas le portrait exact, précis, adorable (au sens strict de l’adoration mystique), du premier venu, tel que Paulhan le concevait ?

La saga (ce n’est pas le mot qui convient le mieux…) se clôt avec la figure d’un « jeune homme [noir] à la capuche », Trayvon Martin. Le soir du 26 février 2012, à dix-sept ans, il fut abattu à Sanford, en Floride, par un policier, George Zimmermann. Ce mort, « cette dernière vie de Martin » est « la plus brève de nos quarante et une histoires de Martin ». Elle n’en est que plus émouvante : le réel nous rattrape toujours.

« Tous les Martin réclament l’égalité des droits narratifs, se demandant pourquoi eux, on les laisserait en plan. »

Mais bien d’autres Martin sont susceptibles de retenir notre attention, comme ils ont retenu celle du chroniqueur, pour peindre ce monde dont il est comme le dernier et imaginaire rejeton. Beaucoup ont la bougeotte… Explorateurs ou simples voyageurs, commerçants ou savants, comme Joseph Napoléon Martin, à la fin du XIXe siècle.

Et il y a d’autres saints, notamment tous ceux de la famille Martin d’Alençon, Louis et Zélie, avec leurs filles, avec en tête Thérèse, « une sainte agreste, une sainte brunie par le soleil, brouettée par les champs, juchée sur des bottes de foin ». Au Carmel de Lisieux, elle suit la « petite voie », celle où « la simplicité ravissante de la pâquerette » vaut bien « l’éclat de la rose et la blancheur du lys ».  « C’est très Martin, la “petite voie”. On pourrait même dire que c’est notre marque de fabrique », conclut Jean-Pierre Martin.

Citons encore, en désordre, sur le versant politique cette fois, que ne pouvait négliger l’auteur. Pierre Martin, l’anarchiste, le « plébéien autodidacte » et généreux, qui a « le don du verbe » dans un corps chétif et fragile, qui défend des « principes d’humanité », s’oppose à la tentation de l’individualisme, promeut une « morale anarchiste », condamné lors du fameux « Procès des 66 », en 1883 à Lyon, photographe ambulant, puis collaborateur du journal Libertaire. Son lointain et imaginaire descendant écrit : « Pierre Martin fut un saint de l’anarchie, un anarchiste de la plus belle lignée, un révolté à l’état pur. »

Quelques années plus tard, citons un autre Martin, Maurice, chez qui « on ne peut séparer l’amour des Grandes Landes, la ferveur vélocipédique, la passion automobile et la fibre poétique. Son aventure fut tout un uniment sportive, littéraire et baladeuse. » En juillet 1942, il « meurt dans son lit de vieillesse, de lassitude, afin de ne pas voir le pire encore à venir. Il meurt pour s’enfuir, en sportif, en touriste, en véloceman distingué. Il meurt dans une dernière vision, celle d’un paysage vierge et sans route… »

Et puis l’aspirant Henri Martin, vosgien, tireur d’élite, soldat des deux guerres, poète d’Alsace : « La Grande Guerre, la guerre en général semble avoir mobilisé tout son esprit, son corps et sa plume. Elle l’a privé de sa jeunesse. Il est d’une autre époque, d’une autre trempe. »

Au chapitre 28, hommage est rendu aux « sept mille soixante-quatorze Martin, sans compter les disparus (…) tombés dans les tranchées de la Grande Guerre, dans les combats au corps à corps, dans les hôpitaux de fortune. Beaucoup, abattus par un boulet. Beaucoup, morts dans des souffrances sans nom. Beaucoup, morts on ne sait comment. » Parmi ces Martin, de nombreux Albert, Alphonse, André, Antoine. « J’ai pleuré en épluchant leur fiches », écrit Jean-Pierre Martin, vivant, lui, pour tenir, dans le chapitre le plus court du livre, ce grand dossier de funèbre mémoire. Et d’ailleurs, pas besoin de s’appeler Martin pour pleurer avec lui…

Parmi les femmes, pointons Nelly Martin, chanteuse d’opéra de la Belle Époque, qui « chante devant des princes, des ducs, des comtesses ». Nelly Martyl (son nom de scène) s’engage comme infirmière durant cette même guerre qui vit mourir tant de Martin… On la nomme la « fée de Verdun ». De fait, elle a « dû changer de répertoire, de costume ».

Un autre Henri Martin apparaît alors, moins sympathique et fréquentable… Mais il faut bien en faire le tour, des Martin. Celui-là appartient à l’extrême-droite dure. Médecin, « Le Bib » comme on l’appelle, vit très mal le 6 février 1934. « Sa passion conspirationniste est sans doute un dérivatif de sa mélancolie » écrit Jean-Pierre Martin, avec indulgence. « D’autres Martin ont dû comploter, mais chez lui, le complot se confond avec l’existence. » Il poursuivra son bonhomme de chemin durant la guerre, « bien que vichyste, il est antiallemand. Hostile aux manœuvres pro-allemande de Laval et à son influence sur Pétain, il voudrait une révolution nationale intégralement française » Quelques années plus tard, fervent de l’Algérie française, il juge que De Gaulle est l’homme de Moscou. Dépassant, on ne peut en douter, ses propres convictions, Jean-Pierre Martin juge son homonyme comme un « homme de la fidélité à soi » : « C’est un des personnages les plus inamovibles, les plus répétitifs, les plus immobilistes de notre saga. Les Parques ont tissé son destin avec un seul fil. »

Un homonyme occupera l’autre versant du spectre politique. Communiste, opposant à la Guerre d’Indochine, il est condamné en 1950 par un tribunal militaire. L’affaire aura un grand retentissement, avec, en 1953, un livre de Jean-Paul Sartre qui prendra vigoureusement sa défense. « Enchaîné » à ses convictions, il n’abandonne pas son idéal communiste ». Jean-Pierre Martin l’associe à la petite Thérèse, la sainte de Lisieux, dont, dit-il, « tu es à la fois le contraire et le double »… « Dans mon épopée à moi, tu es le Roland et tu sonnes du cor. »

« Vous appartenez à deux mémoires cloisonnées, vous plantez vos drapeaux dans deux régions antipodiques : les lendemains qui chantent ici-bas et le paradis du Très-Haut. » Le spectre est large, en effet…

« Décidément, lequel d’entre nous ne fut pas remarquable ? » Question vertigineuse, et cependant pertinente, loin de toute vanité, si on la rapporte au projet du livre, que pose bravement Jean-Pierre Martin. Avec toujours ce nous obsédant, qui insiste, se répète…

Mais notre Martin a surtout le sens de la justice et de l’équanimité. « Tous [les Martin] réclament l’égalité des droits narratifs, se demandant pourquoi eux, on les laisserait en plan. » La « martinitude » est née. Désormais, sur la stèle universelle de tous les Martin du monde, un nouveau nom est à graver. Et à honorer.

 Jean-Pierre Martin, Le monde des Martin, éditions de l’Olivier, février 2022, 730 pages.


Patrick Kéchichian

Critique littéraire, Écrivain

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