Foyer aliéné et parole débordée – sur La Chute d’un corps de Michel Polac
Qui se souvenait de Michel Polac comme cinéaste ? Pas grand monde… sauf le cinéaste Gaspar Noé. Lequel avait présenté La Chute d’un corps – titre alors inconnu de beaucoup – lors de l’édition 2019 de l’Étrange Festival, grand exhumeur de bizarreries et provocations passées entre les mailles des mémoires cinéphiles. Sorti à l’automne 1973, sans doute peu montré depuis, le film est aujourd’hui réédité en DVD-Blu-Ray dans la collection Make my day de Jean-Baptiste Thoret, qui s’est donné comme mission d’extraire des tréfonds du vaste catalogue Studio Canal quelques grands films négligés par l’édition vidéo (récemment Monsieur Klein de Joseph Losey ou Le Trou de Jacques Becker), comme d’autres curiosités oubliées.
Voilà l’étrange rebond de La Chute d’un corps, presque cinquante ans après sa réalisation : l’œuvre d’un fameux homme de télévision adoubée par un réalisateur culte et extrême et un prestigieux passeur cinéphile. Le cas est assez inédit. Une fois levé l’effet de curiosité, que reste-t-il du film en tant que tel ? Il est évidemment abusif d’hurler au chef-d’œuvre inconnu, mais son étrangeté même le dote d’une dimension assez obsédante. Dimension qui tient autant à son inscription dans l’époque – le bouillonnement libertaire et un brin maladif des années 70 – qu’à ce que l’on sait du glorieux destin télévisuel de son auteur. Car la part la plus attirante du film contient déjà les germes de ce qui rendra l’émission Droit de réponse mythique, indispensable et quelque peu sulfureuse : la mise en situation d’une parole éruptive.
Tourné au propre domicile du journaliste-cinéaste, La Chute d’un corps repose sur un argument croustillant : et si mon charismatique voisin, avec qui je blague dans l’ascenseur et qui me répond avec des petites devinettes de son cru, était en réalité à la tête d’une secte ? C’est la question que se pose Marthe (Marthe Keller) qui, durant une nuit passée avec un amant de passage, voit le corps d’une jeune femme hébétée – et visiblement sous emprise – tomber sur sa terrasse. Marthe, à force de se rapprocher de ce troublant voisin, ne court-elle pas au-devant des mêmes risques psychologiques ?
Le film a su capter un certain dérèglement, une aliénation, qui a germé entre la queue de la comète des expériences soixante-huitardes et la résignation ennuyée face aux normes de la France pompidolienne.
À partir de ce postulat, le film pourrait jouer la carte du thriller, de l’enquête policière ou du trouble jeu de séduction. Sans totalement délaisser ces pistes (à tel point que l’on songe parfois à un mini-Répulsion de Polanski, avec un brio moindre et tourné avec les moyens du bord), le film trouve sa voie sur un fil plus libertaire et ambigu. Il faut dire que ce voisin est incarné, dans toute son onctuosité pateline par Fernando Rey, figure des derniers films de Luis Buñuel. Comment le désigner : gourou, escroc, parasite ou ponte ? Il se fera plus tard appeler « Maître » par des disciples sortis d’on ne sait quelle nuit. En attendant, ne serait-il pas déjà le marionnettiste secret des occupants de l’immeuble ?
La relation entre lui et Marthe prend la voie d’une maïeutique parfois fumeuse, avec certains dialogues pontifiants. À quel degré faut-il les prendre ? Mais la manipulation mentale ne vient-elle pas précisément se nicher dans cette indécision ?
Au-delà du volontarisme du scénario et de certaines maladresses d’écriture, le film gagne une toute autre valeur par sa valeur documentaire, presque malgré lui. Vu à rebours, il demeure un document qui a su capter un certain dérèglement de son époque, une aliénation à la fois manifeste et invisible. Celle qui a germé dans un improbable interstice, entre queue de la comète des expériences soixante-huitardes et résignation ennuyée face aux normes de la France pompidolienne.
Le premier plan – d’une ingratitude assumée – montre quelques gouttes suintantes du plafond et le regard interdit du couple face à ce dégât des eaux. En activant la piste polysémique, on peut deviner que tout le film racontera une double histoire de fuite (face à la pesanteur du réel, vers un rapport moins matérialiste au monde) et d’infiltration (comment s’insérer dans une société secrète, à la fois attirante et inquiétante, tout en se demandant si l’on veut réellement s’en protéger).
Pas besoin d’aller bien loin pour capter les signaux du malaise. Celui-ci se fait entendre dès les premiers plans, avec la douce hypnose auditive des notes répétitives de Terry Riley (Persian Surgery Dervishes, solo d’orgue électronique de 1971) venant couvrir l’ambiance des instantanés de la vie du couple (sortie du travail, voiture, restaurant, retour au foyer). Cette utilisation précoce – et rarissime dans le cinéma français de l’époque – des nappes de musique électronique donne une tonalité d’élégie du modernisme, laissant poindre quelques touches d’onirisme maladif. Une note qui se poursuivra, après l’incident de la chute, par les confessions chuchotées de la victime, et des vues mélancoliques prises depuis la terrasse : lumière entre chien et loup, et une vue bouchée par le front urbain de Beaugrenelle au loin. C’est d’ailleurs dans la tour Mirabeau, avec sa façade incurvée, ses vitrages saillants en forme d’écailles – d’où un bâtiment filmé comme un Vasarely en 3D – que travaille Alain, le mari (absent) de Marthe.
Mais pas besoin non plus d’aller bien loin pour trouver ces nouveaux horizons. Puisqu’il suffit de monter d’un étage, et de s’apercevoir que la baie vitrée donne alors sur une somptueuse perspective ouverte sur la Seine, devant laquelle les silhouettes des personnages se découpent en d’élégants contre-jours.
Davantage que la carte du film de genre, le film explore les corrélations entre mental et spatial, dans un jeu de vases communicants entre les deux appartements.
Celui du bas, chic et épuré. Celui du haut, saturé comme une « caverne d’Ali Baba ». Mais paradoxalement, c’est celui du bas, pourtant bien moins encombré, qui paraît le plus étouffant, trop sagement soumis aux signes du confort moderne seventies. L’appartement du dessus (à la porte toujours ouverte) devient un second foyer pour Marthe, qui trouve sa place dans cette microsociété.
C’est l’ambiguïté joueuse du film de figurer l’embrigadement sectaire sans le folklore qu’on lui associe, et de manière aussi anodine qu’un thé entre seniors avant leur partie de bridge de l’après-midi. Émerge, de cet environnement cosy, une figure d’autorité – incarnée par Tania Balachova, éminence de l’enseignement théâtral et ancienne comparse d’Antonin Artaud, ici dans l’un de ses tout derniers rôles – dont les propos se tiennent sur un fil indécidable. « Chaque jour, faites le bilan pour savoir ce que vous avez fait de faux, d’inutile, de mécanique », cela ressemble effectivement à de l’embrigadement, mais c’est aussi le précepte de base des premiers cours d’art dramatique. « Dépouillez-vous, et pour cela prenez rendez-vous avec vous-mêmes plusieurs fois par jour. » Est-ce un ordre ou une invitation à un salvateur travail sur soi, d’ordre psychothérapique ? « Le pouvoir que nous vous donnerons, il faudra que vous appreniez à ne pas vous en servir. Alors seulement, vous aurez compris. » Est-ce une rodomontade d’apprentie sorcière ou le début de la sagesse ?
Quand bien même la dimension verbeuse de ces injonctions paradoxales nourrit le film d’un esprit de sérieux pas toujours bien placé, il n’empêche qu’on ne peut lui faire le procès de la pure affabulation. En témoigne le dernier acte, qui en revient à la pure captation documentaire d’une thérapie de groupe (où l’on a la surprise de croiser Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière en figurants) organisée par un improbable « Institut de dynamique émotionnelle » (et remercié pour sa coopération au générique). Laquelle séance consiste d’abord en exercices respiratoires préliminaires (une sorte d’échauffement en mode yoga) avant de se poursuivre en tour de table introspectif, pour aboutir à des éructations de douleur et de colère, nourries par les encouragements des congénères.
Crescendo en forme d’exorcisme émotionnel, qui peut rappeler le cinéma de Zulawski (avec qui Polac partage la productrice Albina du Boisrouvray), mais qui pose surtout une essentielle question de cinéma : comment représenter, dans le même mouvement, ce qui précède et ce qui excède le langage ?
Un désir : pousser la parole dans ses retranchements, se dégager de toute posture, pour faire advenir des propos plus bruts, directs, inconfortables.
C’est là que le rapprochement avec les images nettement plus connues des débats de Droit de Réponse devient plus que tentant. Posons d’abord les garde-fous nécessaires. Réduire Polac à un gourou et le vaste corpus des débats sociétaux explorés pendant six ans (1981-87) à des emportements pulsionnels, voire hystériques, est on ne peut plus désobligeant. Mais au-delà des contenus des débats (et des esclandres), l’acquis de Droit de Réponse restera la constitution d’un lieu pensé pour accueillir la parole, jusque dans ses plus incontrôlables débordements.
Il y avait d’abord cet étrange décor, contrevenant à tous les usages télévisuels, jouant de la saturation et de la proximité, imitant la cave enfumée ou le bistro bondé. Des tables disposées dans la profondeur, autour desquelles s’agglutinent les invités et une relative indifférenciation entre public et invités. De fait, la circulation de la parole devenait, volontairement moins hiérarchisée, moins contrôlée, et pouvait surgir depuis le fond du plateau, obligeant parfois présentateur et invités à se contorsionner pour répondre.
Ce désir de déstabilisation, inscrit à même la disposition des lieux, était donc déjà mis en place dans La Chute d’un corps, à travers ce jeu entre les deux appartements, puis à travers l’éruption désirée d’une parole primale et thérapeutique (quand bien même elle obéit, dans le film, à un dispositif plus classique du « cercle de parole »). Pousser la parole dans ses retranchements, se dégager de toute posture, pour faire advenir des propos plus bruts, directs, inconfortables. La démarche n’a rien à voir avec une simple quête de sensationnalisme. Elle tient plutôt d’un désir de contestation de ses propres scénographies, d’une croyance dans la perte de contrôle comme révélatrice d’une vérité finalement insaisissable.
L’autre raccord que l’on peut établir avec Droit de Réponse se situe dans l’étonnant épilogue méta du film [attention spoiler].
La dernière image se fige. Elle perd de sa luminosité. Dézoom. Elle s’inscrit sur le petit écran lumineux d’une table de montage. Nouveau dézoom : elle apparaît sur l’écran d’une salle de cinéma. Puis toujours dans le même mouvement de recul continu, on passe de la salle à la cabine de projection, puis devant la façade du cinéma. À terme, ce long mouvement vient cadrer le ciel. Bien loin d’une image apaisée cependant, puisque retentit un cri assourdissant, qui porte jusqu’aux étoiles.
Cet inattendu morceau de bravoure parachève la dimension pirandellienne du film : jeux de vrai et de faux dans les interprétations, promiscuité entre enseignement du jeu d’acteur et théorie psychanalytique, révélation des coulisses et des moyens de fabrication de l’œuvre. Encore plus surprenant, il peut faire un écho – à priori totalement involontaire (à moins que…) – avec le Réalité de Quentin Dupieux (2014), autre film bercé par une pièce du répertoire de la musique électronique (Music with Changing Parts de Philip Glass) et qui s’amusait d’enchâssements infernaux : l’obsession comique du cinéaste Jason Tantra – Alain Chabat – pour un cri primal qui naviguait entre son esprit, une vieille VHS, un écran de cinéma, une télévision et un film encore à venir.
Mais on peut enfin y voir une métaphore visuelle entre les modes de diffusion du cinéma et de la télévision. Si les images de cinéma restent dans la grotte de la salle, leur esprit et leurs paroles continuent à se diffuser, une fois passé le temps de la projection. Quant à la télévision, c’est exactement le mouvement inverse, une diffusion immatérielle qui joue les passe-murailles pour rentrer dans le quotidien de tout un chacun. Somme toute, cet épilogue emblématise, même inconsciemment pour Polac, ce passage d’un cinéma (que l’on fabrique) vers une télévision (que l’on diffuse). Et en poussant encore plus loin l’extrapolation, ce cri envoyé vers le ciel ne serait-il pas l’élan subversif de Droit de Réponse, appelé, quelques années plus tard, à se diffuser, et à perturber le ronron télévisuel du samedi soir, voire la tranquillité domestique.
C’est là où revient, en miroir la première image du film, celle d’une infiltration semant le trouble dans un foyer. Sans doute, Droit de réponse était cette infiltration d’esprit contestataire, distillée via la complicité du boîtier de la télévision. Boîtier que Bouygues, peu sensible à cette poétique malfaçon du bâtiment, s’était empressé de bétonner en octobre 1987, stoppant net un rendez-vous qui aura marqué son époque. Par des voies détournées, La Chute d’un corps permet de renouer avec cet insidieux germe de subversion domestique, tout en donnant l’exemple rare, dans l’histoire audiovisuelle, d’une porosité réciproque entre les scénographies du cinéma et de la télévision.
La Chute d’un corps, réalisé par Michel Polac, sorti en DVD-Blu-Ray en janvier 2022