Art contemporain

Installer les corps – sur « Les volontaires pigments-médicaments » d’Anne Le Troter

Philosophe et écrivain

Le centre d’art et de recherche Bétonsalon accueille jusqu’au 23 avril une installation d’Anne Le Troter. Fruit d’un travail mené dans les archives du fonds Marc Vaux, elle fait rejouer par des artistes d’aujourd’hui la naissance du carnet de santé à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Autour de la figure de l’écrivaine et artiste Louise Hervieu, elle construit un espace où les corps parlent et revendiquent et où l’art se penche sur ce qu’il a trop souvent ignoré : les organes au travail.

On y est appelé par des voix. La pièce est vaste. Ses larges baies vitrées donnent sur l’esplanade Pierre Vidal-Naquet. On est dans le 13ème arrondissement de Paris, entre les livres ouverts de la bibliothèque de Dominique Perrault et la jeune tour savamment déséquilibrée de Jean Nouvel. Le sol de béton ciré est maculé de trainées brillantes, rigoles et amas d’étain coulés sans ordre apparent. Certaines dessinent des figures étendues. D’autres courent à travers le lieu. Cinq chaises et deux bancs occupent l’espace, structures d’acier autour desquelles s’enroulent de longs câbles noirs qui descendent du plafond. Qui cherchera à savoir ce qu’ils conduisent devra suivre leur course jusqu’aux lignes d’étain où ils plongent leurs fils, puis de l’étain à l’acier des chaises et de celui-ci à des constellations de petits haut-parleurs sans armatures. Les voix viennent de là. De neuf grappes de piézos posés sur le sol et sur l’assise des chaises. Elles parlent. Chacune a sa place. Chacune figure un corps possible. Ensemble, elles font théâtre.

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L’installation est l’œuvre d’Anne Le Troter, artiste dont j’ai eu l’occasion d’admirer deux précédentes installations : Liste à puces en 2017 au Palais de Tokyo et Parler de loin ou se taire en 2020 au Centre Pompidou. Les volontaires pigments-médicaments occupe le centre d’art et de recherche Bétonsalon. Elle est le résultat d’un travail accompli dans les archives du fonds Marc Vaux, un des grands photographes de la vie artistique parisienne des années 1920 aux années 1960. Anne Le Troter n’en a pas extrait des images, mais des personnes dont l’art n’était pas la seule occupation, qui étaient aussi infirmières, ambulanciers, modèles, résistante, gérante de cabaret ou meneuse de revue : Suzanne Duchamp, Max Beckmann, Joy Ungerer, Anne Chappelle, Jean Cocteau, Bessie Davidson, Kiki de Montparnasse, Paul Éluard, Joséphine Baker, Marie Vassilieff, etc.

Elles forment ensemble une étrange constellation qui nous oblige à réviser notre histoire de l’art, à la détacher des œuvres, à l’augmenter des actions, des pratiques, des autres vies que les artistes ont menées, à y inclure celles et ceux qui ont travaillé pour l’art sans être elles(eux)-mêmes des artistes. Les voix que l’on entend ne sont pas évidemment pas les leurs. Pour les incarner, Anne Le Troter a réuni des artistes qui perpétuent aujourd’hui cette multivalence, qui sont aussi militants, psychothérapteute, boxeuse, infirmière, accompagnateur, etc. : Eva Barto, Romain Grateau, Victoire Le Bars, Nour Awada, Émile McDermott, Martin Bakero, Ségolène Thuillard, Agathe Boulanger, Simon Nicaise et Juliette Mailhé.

Ce sont les volontaires du titre. Ils prêtent leur voix aux morts sans s’effacer derrière eux. Ils se racontent en les racontant, retissent les fils d’un quotidien qui a moins changé qu’on l’imagine. Ensemble, ils témoignent du fait que l’art n’est qu’un travail parmi d’autres, inséparable ici des métiers du soin, que son rôle ne se limite pas aux objets qu’il fabrique et expose, qu’il y a aussi des pratiques qui empruntent à l’art sans se désigner comme tel, des pratiques qu’il serait grand temps de réévaluer.

Si l’art s’est beaucoup penché sur les corps et les a souvent mis à son service, il s’est rarement préoccupé de leur santé et de leur bien-être.

L’installation est une boucle de 25 minutes. Une boucle de voix et de sons. Le visiteur est au milieu des voix, il partage la scène avec elles. Elles se présentent, dialoguent. Elles n’avaient jamais été physiquement réunies, certaines ne se sont jamais connues. C’est pourtant un moment précis qu’Anne Le Troter met en scène, une discussion qui s’est tenue le 11 décembre 1937 chez Louise Hervieu. Louise Hervieu était une artiste et une écrivaine, mais elle était aussi syphilitique et fut toute sa vie malade, alitée, hospitalisée, soignée.

Ce jour de 1937, avec Philippe Fauré-Fremiet et Édouard Mac’Avoy, elle imagine ce qui deviendra quelques années plus tard le carnet de santé[1], un petit livre qui recueillerait et ainsi retracerait la vie du corps : maladies, traitements, vaccinations, mais aussi tailles, poids, examens, etc. Tout à la fois le journal intime du corps et sa publicité à destination de l’institution médicale. Le projet ne se départira jamais de cette ambivalence : l’ambition du carnet de santé est de raconter les corps, de rendre lisible leur histoire et leurs maux mais il doit pour cela les rendre, au moins en partie, publics, les exposer au contrôle administratif et aux politiques de santé.

L’installation se fait l’écho de ces critiques. Comment séparer le soin du contrôle ? Peut-on soigner un corps sans l’engrener dans une administration générale des corps ? Mais elle fait aussi du carnet de santé tout autre chose, un lieu où le corps pourrait s’exprimer dans sa multiplicité, faire entendre toutes ses voix, celles des seins, des pieds, des côtes, du coude, du vagin, de l’urètre, etc. Comme le dit Joy Ungerer : « Nos tétons ce sont des speakers chaloupant un son balancé de gauche à droite. Ça groove à fond et les basses sont fortes. Nos tétons roucoulent face à cette nouvelle productivité et nos membranes fines et régulières tremblent de plaisir. » Le corps n’y est plus un organisme mais un concert dissonant de parties hétérogènes qu’aucun carnet ne saurait contenir. On pourrait trouver là les éléments d’une réponse possible aux critiques : le carnet de santé ne saurait être un outil au service du contrôle si le corps que l’on trace se révèle intraçable, incontrôlable, débordant d’humeurs, de flux, d’affects et de sons les pages où on veut le consigner.

On ignore ce qui s’est dit ce 11 décembre. Anne Le Troter a élaboré à partir de cette réunion une scène imaginaire dont elle a écrit toutes les voix. L’histoire y devient théâtre, un théâtre où, progressivement, aujourd’hui prend la place d’hier, où l’on parle assurances, droit au chômage, retraite, couverture santé, où les préoccupations des vivants s’ajoutent à celles des morts. Le raisonnement est limpide : si l’art au sens étendu est un travail, l’artiste au sens étendu devrait pouvoir bénéficier des droits reconnus à celles et ceux dont le travail a un statut ou fait l’objet de contrats. Comme le dit Jean Cocteau : « Plutôt que de ce carnet, c’est de notre couverture santé dont il faudrait parler. Une couverture, un toit, un drap, une écharpe en assurance, un peu comme Miss France. Moi je veux une couverture chauffante, hydratante et matelassée où je pourrais me glisser pour me soigner. Un truc avec des rabats, un plan sécurité du corps bien bordé. »

Être artiste nous dit Anne Le Troter, veut dire prendre soin des corps qu’on expose et de son propre corps si c’est lui qu’on expose.

Car si l’art s’est beaucoup penché sur les corps et les a souvent mis à son service, il s’est rarement préoccupé de leur santé et de leur bien-être. Que les corps peints, dessinés, filmés, photographiés, enregistrés aient été aussi des corps réels, probablement fatigués et possiblement malades, des corps qui ne pouvaient se soigner eux-mêmes, cela ne relevait pas de l’art, cela était hors de sa portée, il avait mieux et plus important à faire, des œuvres qui elles n’auraient pas à mourir. Être artiste nous dit Anne Le Troter, veut dire prendre soin des corps qu’on expose et de son propre corps si c’est lui qu’on expose. Le théâtre permet cela. Donner la parole au corps à travers la multiplicité ouverte de ses organes est une manière de donner droit à ses revendications. Le grotesque est un renversement qui ne renonce pas à la vérité, mais l’oblige à changer, radicalement, de perspective.

Dans une installation à peine plus ancienne (2021) exposée à l’entrée de l’exposition, Anne Le Troter parle de son sexe, le met en sons et en formes. Ça s’intitule La Porno Plante. Elle le décrit le moment où, à l’adolescence, il se met à pousser comme une plante, devient tige, franges, boule, croit, s’agite, se transforme comme s’il vivait d’une vie autonome, excroissance devenue parasite, corps surnuméraire dont on ne sait que faire, qui finira par tomber comme un fruit trop mûr. Le problème, c’est bien l’organe et comment empêcher qu’il sépare le corps de lui-même, le divise, le rende mortel et mortifère. C’était, on s’en souvient, le problème d’Artaud. Comment se faire un corps qui ne soit pas toujours déjà en train de se décomposer, de fuir par tous les bords ?

Ce problème, Anne Le Troter l’installe. Elle en fait une installation qui, elle-même, fait plusieurs choses, agit sur plusieurs plans. Elle occupe physiquement un lieu. Les trainées et les amas d’étain n’ont pas été coulés au hasard, ils apposent leur brillance aux stigmates du sol, aux marques, fissures et creux laissés par les expositions précédentes. Il s’agirait matériellement de rendre sensible et métaphoriquement de panser, de soigner. Les sons qui régulièrement viennent interrompre les voix et faire vibrer les baies ont été composés à partir d’enregistrements effectués sur place, par auscultation des murs et des appareillages techniques. Elle élit un moment du passé et retrace une histoire oubliée. Mais elle le fait en faisant parler le présent ou plutôt en donnant au présent, à un groupe d’artistes vivant et travaillant, la possibilité de réinvestir ce passé, de lui redonner une puissance que l’usage étatique du carnet de santé a en grande partie recouverte.

Que se passerait-il si les artistes reprenaient possession de ce carnet, pouvaient changer sa forme, dessiner sur ses pages, y inscrire leurs corps et d’autres corps ? L’installation est déjà à sa manière une réponse à cette question. Comme le carnet de Louise Hervieu, elle met à plat les corps, les décompose pour les donner à entendre. Mais ils sont aussi dans les câbles qui descendent du plafond et s’enroulent autour des structures de métal, dans les grappes de haut-parleurs, les coulées d’étain et les sons qui font vibrer les baies. Le corps est partout, monstrueux parce qu’un corps qui s’expose pour ce qu’il est par définition est un monstre, mais il est surtout impossible à recomposer, non-réunifiable, inassignable à un plan, à une personne, à une discipline.

Le corps comme le sexe de La Porno Plante échappe, occupe tous les plans, mais l’installation le tient, lui donne une consistance, c’est-à-dire une forme, en réalité plusieurs formes qui en font peut-être une, qui en feront une si la visiteuse, le visiteur, prennent le temps, laissent aux plans le temps de s’étager, à la forme le temps d’apparaître, ce qu’elle ne fera sans doute qu’un moment, raison pour laquelle il faut être attentif. Le corps est épiphanique. C’est ce que je crois avoir compris au milieu de la deuxième boucle. Il survient. Il se fait. Devient un. Puis se défait, est introuvable. La question devient, à laquelle l’installation remarquablement répond : par quoi l’incorporer ?

En 1945, Antonin Artaud commentait ainsi un de ses dessins :
« Pas les couleurs mais la mélodie que de l’une à l’autre elles appellent, pas les formes mais l’improbable corps qu’elles cherchent à travers l’infini d’une arbitraire étendue et le corps cherché où est-il ?
Dans l’instrument que ce doigt indique, ce tube d’échappement central, cette côte du squelette des choses où fut glissé comme une pierre tombe, le télescope en suspens de quel gouffre, ici, des nuages, incorporé. »[2]

Anne Le Troter, Les volontaires, pigments-médicaments, Bétonsalon (Campus des Grands Moulins, 5 rue Thomas-Mann, 75013 Paris), jusqu’au 23 avril 2022


[1] L’arrêté ministériel qui officialise son existence est du 1er juin 1939. Il ne deviendra obligatoire qu’en 1945. Le premier à en avoir eu l’idée fut, en 1868, Jean-Baptiste Fonssagrives, médecin montpelliérain.

[2] « Dépendre corps – l’amour unique », Œuvres, Gallimard, Quarto, 2004, p. 1035

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

Notes

[1] L’arrêté ministériel qui officialise son existence est du 1er juin 1939. Il ne deviendra obligatoire qu’en 1945. Le premier à en avoir eu l’idée fut, en 1868, Jean-Baptiste Fonssagrives, médecin montpelliérain.

[2] « Dépendre corps – l’amour unique », Œuvres, Gallimard, Quarto, 2004, p. 1035