Poutine, les « drogués » et nous
Dans une intervention télévisée diffusée le 25 février dernier, Vladimir Poutine appelait au renversement du gouvernement ukrainien qu’il qualifiait de « bande de toxicomanes et de néo-nazis ». Si l’on a justement dénoncé l’objectif de « dénazification » brandi par les autorités moscovites comme un mensonge éhonté, le recours à la catégorie du drogué (наркоман / narkoman) pour décrédibiliser le Premier ministre Zelensky et son équipe est passé largement inaperçu[1].
Cette rhétorique qui dépeint l’usager de stupéfiants comme une menace justifiant sa mise à l’écart mérite pourtant d’être mise en lumière. Elle est à l’image de la politique anti-drogue mise en œuvre dans la fédération de Russie et témoigne d’une toxicophobie qui n’est, malheureusement, pas l’apanage du président Poutine.
L’addictologie russe est l’héritière des standards répressifs de la psychiatrie soviétique[2]. Elle demeure hermétique à la logique de la réduction des risques. En dépit des recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé, la méthadone et la buprénorphine ne peuvent être prescrites aux personnes toxicodépendantes. Ces traitements de substitution aux opiacés, qui étaient disponibles en Crimée jusqu’en 2014, y ont été interdits immédiatement après l’annexion de ce territoire par la Russie[3].
Détenant un nombre d’injecteurs parmi les plus élevés au monde, la fédération de Russie paie au prix fort les conséquences de cette politique répressive.
L’offre médicamenteuse proposée aux usagers de drogues en demande de soins est désormais réduite à une prescription de tramadol qui ne doit pas excéder dix jours[4]. Les autorités sanitaires russes privilégient la diabolisation des consommateurs de stupéfiants à l’information sur les risques associés à leurs pratiques. L’objectif de « réhabilitation sociale » de celles et ceux qui s’adonnent aux drogues illicites est mise en œuvre au moyen de mesures telles que la détection des consommateurs à l’école et sur leur lieu de travail, une offre de traitement volontaire dans des structures souvent dénoncées comme étant le lieu de traitements dégradants, ou bien encore l’imposition de traitements coercitifs par la justice pénale[5].
La réponse institutionnelle russe à la question des drogues est avant tout punitive. Le moins que l’on puisse dire est que le succès n’est pas au rendez-vous. Détenant un nombre d’injecteurs parmi les plus élevés au monde, la fédération de Russie paie au prix fort les conséquences de cette politique répressive. Sur un plan sanitaire, le taux d’usagers de drogues séropositifs ou infectés par le virus de l’hépatite C est très supérieur à la moyenne[6].
Sur un plan social, les consommateurs sont objet d’une stigmatisation qui accroit leur marginalisation, et il n’est pas rare qu’ils fassent l’objet de poursuites judiciaires donnant lieu à une peine d’emprisonnement. Dernière illustration en date de ce tropisme répressif, l’arrestation, le mois dernier, de la basketteuse américaine Brittney Griner à son arrivée en Russie au motif qu’elle avait dans ses bagages une vapoteuse et un liquide présentant une odeur d’huile de cannabis. Elle est depuis détenue et risque dix ans de prison pour des faits d’importation illicite de drogue.
Pourtant, l’usage de stupéfiants n’est pas interdit stricto sensu par le droit russe. Selon l’article 228 du Code pénal de la fédération de Russie, l’acquisition de drogue n’est une infraction pénale que si elle porte sur une quantité significative de produit ou qu’elle s’inscrit dans un trafic lucratif. A contrario, la possession d’une petite quantité de stupéfiants pour usage personnel est une simple contravention qui ne peut donner lieu qu’à une amende et une détention administrative de 15 jours. Il en va de même pour la culture de plantes stupéfiantes dès lors qu’elle n’est pas destinée à alimenter le trafic.
La promotion de l’usage de drogues n’est pour sa part punissable que d’une peine d’amende. Le droit français est en comparaison bien plus sévère. Dans l’hexagone, l’usage simple de stupéfiant est passible d’un an de prison[7] et la culture illicite de stupéfiants de 20 ans de réclusion[8]. Quant à la présentation sous un jour favorable de la consommation de drogue, elle est punie de 5 ans d’emprisonnement[9].
Qu’on ne s’y trompe pas. Il vaut mieux être usager de stupéfiants en France qu’en Russie, ne serait-ce qu’en raison de la politique de réduction des risques et l’offre de soins incomparablement plus généreuses. Mais force est de constater qu’à s’en tenir aux textes en vigueur, la rigueur du droit français ne cède en rien aux dispositions répressives des lois russes. Certes, la législation française n’est pas appliquée avec la plus grande sévérité et sa mise en œuvre reste contingente. En ce domaine, le nombre de délits commis est tel que seule une part minime d’entre eux peut être matériellement sanctionnée. Reste que jamais le système pénal français n’a autant réprimé les usagers de stupéfiants.
Alimentée par le populisme pénal qui caractérise l’air du temps, cette toxicophobie, largement partagé par les hommes et les femmes politiques français, est toujours de rigueur dans le débat public.
À la faveur d’une hausse continue des interpellations et de l’apparition de modes accélérés de traitement des délits, la punition des « drogués » est devenue une réalité institutionnelle incontournable de ces vingt dernières années[10]. Ce mouvement tient notamment aux stratégies policières ciblées sur les consommateurs plutôt que sur les trafiquants. La constatation d’un usage de stupéfiant vaut en effet résolution d’une affaire et contribue ainsi mécaniquement à améliorer le taux d’élucidation des unités de police. En conséquence de quoi, la Cour des comptes a pu constater dans un rapport de 2011 que l’action des services de sécurité publique en matière de produits stupéfiants est « marquée par la priorité accordée, dans une approche essentiellement statistique, à la répression de la consommation »[11].
À cet effet inattendu de la gouvernance par indicateurs chiffrés s’ajoute une volonté politique d’apporter une réponse pénale systématique à la consommation de drogues illicites pour éviter, selon une circulaire du 16 février 2012, « le sentiment de banalisation et d’impunité ressenti par une partie non négligeable des jeunes consommateurs »[12]. Cet objectif a été largement satisfait et, désormais, la justice donne suite à plus de 98 % des affaires d’usage de stupéfiants dont elle a connaissance.
La rigueur de la répression ne fait pourtant pas baisser le niveau de consommation. Confirmant en cela les études internationales qui mettent en lumière l’absence de corrélation entre la sévérité du droit applicable et la prévalence de l’usage de drogues illicites, les enquêtes épidémiologiques indiquent que la consommation de stupéfiants se maintient en France sur un plateau haut comparé aux autres pays européens, y compris ceux mettant en œuvre des politiques plus tolérantes[13].
Les addictologues considèrent que la répression des usagers de stupéfiants ne constitue pas la réponse la plus opératoire aux défis de santé que posent la toxicomanie, et certains policiers n’hésitent plus à pointer son caractère contre-productif en termes de sécurité publique. Pourtant, la perspective d’une dépénalisation de l’usage de drogues est absente de la campagne présidentielle. Si l’idée d’une légalisation du cannabis est évoquée par certains, la légitimité de l’incrimination qui punit l’usage des autres stupéfiants d’un an de prison n’est pas discutée.
Le traitement répressif de l’usage de drogues semble d’autant plus naturel que leurs consommateurs sont dépeints comme une menace existentielle pour la société. Alimentée par le populisme pénal qui caractérise l’air du temps, cette toxicophobie, largement partagé par les hommes et les femmes politiques français, est toujours de rigueur dans le débat public. Que l’on accuse les amateurs de cannabis d’entretenir la violence des trafics ou les consommateurs de crack de menacer la tranquillité publique, c’est oublier un peu vite que ces troubles sociaux sont avant tout l’expression d’une guerre à la drogue qui ne remplit pas ses promesses et se transforme souvent en guerre aux « drogués ». En ce domaine, la France a encore des progrès à faire pour convaincre qu’elle s’inscrit bien du côté des sociétés ouvertes, respectueuses du droit des personnes, et non du côté des sociétés fermées où les valeurs traditionnelles servent de prétexte à la persécution des plus fragiles.