Art contemportain

Une étreinte silencieuse – sur l’exposition « Love Song » de Pedro Barateiro

Critique

Au CRAC Alsace, le second solo show hexagonal de l’artiste portugais Pedro Barateiro permet de découvrir un travail plural, axé sur les questions de logos, de colonisation et de genre. À l’aide de found footage, citations, dessins et sculptures installées, l’artiste crée des espaces où notre corps expérimente sa puissance tacite face au contrôle du capitalisme tardif.

Cher Pedro,

Je suis très content d’avoir découvert ton travail au CRAC Alsace. J’aurais pu l’apercevoir avant, au Palais de Tokyo en 2017 (expo collective) ou au Centre Pompidou l’année suivante (performance). J’aurais pu te voir en solo show à Bâle, Lyon (chez Néon, en 2017) ou Rome. Mais non. J’avais raté.

Tu es lisboète et Eli Turpin, qui dirige le CRAC, est cette année co-curatrice de la biennale de Coimbra. Ceci n’a pas vraiment de rapport avec cela, même si Turpin s’intéresse un peu plus que la moyenne des commissaires aux champs lusitaniens et hispaniques, ici et en Amérique. On retrouve à Coimbra et dans ton exposition l’artiste chilienne et portugaise Aurélia de Souza (1866-1922), peintre qui se représenta sous les traits masculins de saint Antoine en 1902.

publicité

Pour ta part, tu as choisi de montrer une étrange aquarelle de Souza, Clair de Lune : une sorte de Pierrot penché sur (ou à la poursuite de) son ombre, les boutons (?) rouges de sa veste sortant du réalisme pour devenir deux espèces de couilles mal placées ; plus une lune sardonique en haut à droite. Ailleurs dans l’expo, il y a une lavallière énorme sur la représentation d’une fillette, au niveau de la taille, ce qui lui fait des génitoires bizarres. C’est une broderie de ta mère placée dans un coffret trouvé : Herança (« Héritage », 2019). J’ignore si cette lavallière est celle d’un des autoportraits d’Aurélia de Souza.

Ces objets intrus viennent à point comme déviateurs dans le parcours et, avant d’examiner « Love Song » à proprement parler, je voudrais évoquer un texte que tu as écrit en 2006, que j’ai lu après ma visite et qui me semble fondamental pour saisir ta pensée. Il est sur ton site. Dans cet article, « You’re expected at the museum » (« Vous êtes attendu au musée »), tu reviens sur une tarte à la crème curatoriale de l’époque : que face à la supposée linéarité et la domination en général de l’histoire de l’art, voire de l’art tout court, le ou la visiteu·r·se est invité·e à fabriquer ses propres récits et contre-récits.

À ce sujet, tu écris (en anglais, je traduis) : « N’est-il pas profondément postcapitaliste de croire que tous ces petits récits vont changer le monde, alors que les principaux récits politiques et économiques tentent de tirer profit de ceux-ci ? » L’esthétisation obligatoire de chacun·e (par les réseaux sociaux, entre autres), écris-tu, devrait nous pousser à mesurer « la couche de connaissance que chacun·e est susceptible d’introduire » dans la société « en termes d’aliénation », plutôt que de libération. Donc, le mieux, ce serait : plus de récits du tout.

Sur fond d’« image pauvre », tu réfléchis à ce que le néolibéralisme fait à nos corps et à nos esprits.

C’est sans doute cette idée, mais sous une forme sensible (tu te dis « fabricant d’esprit » à l’instar de ta compatriote Ana Jotta – en anglais « spirit » c’est-à-dire « âme » ou « Geist »), que j’ai perçue dans la salle où est diffusée ta vidéo My Body, this Paper, this Fire (« Mon corps, ce papier, ce feu », 2020). J’y ai trouvé les chaises bizarrement installées. J’ai pensé que c’était à cause du Covid. En fait, non, je crois qu’elles reprennent le dispositif de l’installation Plateia (« Public », 2008), un ensemble de sièges pris dans un socle en béton, face à un mur, tandis que, non loin, un projecteur ne projette rien sur un écran où sont gravés les titres de films interdits par la dictature de Salazar.

Dans My Body, this Paper, this Fire, sur fond d’« image pauvre », tu réfléchis à ce que le néolibéralisme fait à nos corps et à nos esprits. Tu remarques en particulier que la chanson de Quidon Tarver, « Everybody’s free » (« Tout le monde est libre », 1991), qu’on entend dans le film Romeo + Juliet (1996) est aussi celle qu’utilisait la pub télé américaine pour l’antidépresseur Prozac, symbole de la décérébration globalisée de ces années-là, à égalité avec le smiley jaune de l’acid house. Plus horrifiant : dans cette même pub, une image de la planète se transforme en gélule de fluoxétine. Et aussi : c’est une Zimbabwéenne qui chante cette chanson accompagnant des images où n’apparaissent que des wasp.

Dans un autre texte plus récent (2021), « Le besoin de pleurer en public », tu reviens sur les politiques qui, au Portugal comme ailleurs, considèrent les artistes (on pourrait ajouter : les chercheur·e·s, les penseur·e·s, les auteur·ice·s, etc.) comme des sortes d’improducti·f·ve·s assisté·e·s, dont l’éventuelle valeur ne peut être indexée que sur le nombre de ventes qu’iels réalisent. Or, notes-tu, sans art, sans transmission, pas d’intersubjectivité possible : ainsi « plus personne n’est prêt à déléguer son pouvoir à un autre agent quand il le faut », plus personne n’est prêt à faire politique.

My Body, this Paper, this Fire se clôt sur les images d’une performance où tu embrasses (au sens littéral, avec les bras) des personnes du public, dans une sorte de danse ralentie. « Plus que voir, nous devons écouter, écouter avec notre corps tout entier, sans imiter les voix que nous croyons adéquates simplement parce qu’elles sonnent justes et impérieuses » écris-tu dans « Le besoin de pleurer en public ». Il faudrait donc, avec ce corps qui est notre réel, accueillir et déléguer, conspirer, là encore au sens strict : respirer ensemble. Pleurer en public, on se le rappelle, est un des signes culturels de la Révolution.

Cette étreinte silencieuse est à l’œuvre tout au long de « Love Song », exposition qui ne cesse de déjouer la prégnance occidentale du regard. Ce sont peut-être les deux mains comme en tissu (Mains, 2018) qui nous attendent au sommet de l’escalier du CRAC, au premier étage. Ce sont aussi les photographies distraites de Mário Varela Gomes interpolées ici et qui documentent la Révolution des Œillets, dont une série montrant des documents policiers jetés par des fenêtres, dans une sorte d’itération d’un geste dada. C’est plus sûrement encore Love Song (2022), une œuvre sonore qui se fait radio, récepteur du monde, un soundscape de « divers matériaux, fabriqués ou trouvés » expliques-tu, et qui « termine » en quelque sorte notre parcours.

Tu as voulu que la salle où elle est présentée soit une sorte de chill space. Dans une espèce d’antichambre, on a vu le Clair de lune de Souza et entendu Love Song, caché derrière une structure qui fait résonateur. Puis on arrive dans une salle plus grande où il y a une large moquette. On s’assoit, et on l’écoute, dupliquée, sortant cette fois d’un écran où est diffusé l’enregistrement vidéo d’une des caméras de la Station spatiale internationale. J’ai voulu retrouver l’image, je suis allé sur le site de l’ISS mais il n’y avait qu’une mire et un sifflement, c’était beaucoup moins bien. Dans ta vidéo, ce sont plutôt des pixels indécis qui changent de couleur. Un tam-tam de chacun·e de nous. À côté, il y a la grande sculpture Espanta-espíritos (« Attrape-rêves », 2022), le genre de truc dont le vent se joue habituellement pour produire des sons rassérénants.

C’est un vent contraire qui a emmené les colons portugais vers les Amériques, remarques-tu : « La capacité à manipuler le vent, les courants marins et les instruments de navigation a amené un groupe d’êtres humains à massacrer, réduire en esclavage et contaminer d’autres êtres humains au nom d’une mission civilisatrice. Cette période est considérée comme le point de départ de la mondialisation et du capitalisme moderne. » Ici, tu inventes une série de sculptures intitulée Bússola (« Boussole », 2022) : ces girouettes immobilisées dans l’acier ne donnent jamais la direction de l’est. En revanche, en plus de « N », « S » et « W », on y trouve un « O » qui peut être l’Occident ou le zéro.

Ce que j’aime évidemment chez toi, c’est que c’est sensible.

Ce vent mauvais n’est pas sans rapport avec l’image de soi, comme tu le fais remarquer dans la troisième vidéo présente à « Love Song ». C’est une animation rose et bleue très labile qui s’intitule Monologue pour un monstre (2022). On y entend que « l’un des objets les plus fréquemment apportés par les colons lors de leurs expéditions prédatrices était un miroir ». Aussi bien, on va retrouver cet instrument d’objectification dans une autre salle, où sont mis en regard deux « personnages » plantés dans des mugs, une tige en guise de corps et la tête en forme de marteau pour l’un (Marteau, 2022) et de petit chapeau pour l’autre (Cowboy, 2022). Le marteau se réfléchit dans un tain obscur et le cowboy dans rien : son miroir est devenu un tondo presque aveugle sous une couche de peinture. Quant aux massacres, on les trouvera entre autres dans la reproduction d’une gravure du XVIe siècle, représentant les différentes blessures de guerre possibles. Tu l’as cachée sous un chiffon, dans la même salle, sous le titre de Cantine (2022).

Ce n’est pas du tout la première fois que tu abordes la question coloniale : elle infuse même tout ton travail, soit directement (dans tes recherches sur le Mozambique, l’Angola et la propagande portugaise), soit au titre de la « décolonisation des esprits » comme j’ai tenté de le montrer jusqu’ici (prééminence du regard, du logos, etc.). Ce que j’aime évidemment chez toi c’est que c’est, comme je l’ai dit, sensible : certes j’ai beaucoup pioché dans tes textes pour écrire celui-ci et donc cela recouvre cette question du sensible. Mais c’est le jeu, hélas, sinon la critique se tait et fait signe : « Allez voir l’exposition ».

Donc, par exemple, sensiblement, en ce que cela engage le corps de la ou du visiteu·r·se, tu utilises aussi des principes archéologiques, mais de façon flottante, comme en psychanalyse. Cette idée est encore de toi, dans ton texte « Indiana Jone-ing » (2012). Cet essai se termine par la citation d’un dessin humoristique de 1933, extrait du New Yorker : on y voit des occidentaux à casques coloniaux et des ouvriers à chapeaux mexicains découvrir une statue précolombienne d’apparence érotique et légèrement grotesque (elle tient ce qui semble être une fleur fanée) : « On pourrait peut-être la ré-enterrer et ne rien dire ? » Tu supposes que l’homme qui prononce cette phrase est le seul à ne pas avoir de chapeau dans l’image et à porter un flingue (« un enfant effrayé » dis-tu). Tu penses aussi que la statue n’a pas de genre défini. Et il me semble que le chapeau manquant de ce personnage a aluni sur Cowboy.

Pour finir, je dois revenir sur Monologue pour un monstre dont le titre fait évidemment penser à Je suis un monstre qui vous parle (Grasset, 2020) de Paul B. Preciado. On y voit un personnage littéralement « fluide » qui nous dit être en transition. Et de fait, il se transforme au fur et à mesure du film. Sa voix est celle de l’actrice transgenre Naelle Dariya, laquelle a travaillé avec Preciado. On retrouve dans cette vidéo toute la question du silence, de l’indécision, du corps non binaire résistant face au contrôle néolibéral. Mais elle est aussi une bonne occasion de parler de la forme de ton travail.

Le « monstre » se déforme avec virtuosité. Iel n’a pas d’yeux, comme iel le dit, seulement des cils. Ceux-ci m’ont fait penser aux courbes qu’on voit sur les mugs de ton installation Rumor (Workers) (2015), elles-mêmes issues de tes recherches humoristiques sur le logo d’Amazon, arrière-petit-fils du smiley acide. C’est un travail rassemblé sous le titre Tristes Selvagens (« Tristes sauvages », 2012). Et, ô chance, c’est là que, sur ton site, tu renvoies à ta boîte noire, où se déplient en ligne tes matériaux de travail : https://the-sad-savages.tumblr.com.

Lectures, musiques inspirantes, images trouvées, bouts d’œuvres en jachère… J’avoue ne pas être fan de la navigation sur Tumblr, mais grâce à cette immersion virtuelle dans ta tête, la critique peut enfin se taire et la.le lecteur·ice t’étreindre (un peu). Merci cher Pedro.

Pedro Barateiro, « Love Song », CRAC Alsace, Altkirch, jusqu’au 15 mai 2022


Éric Loret

Critique, Journaliste