Cinéma

Hantologie pour les années 80 – sur Les Passagers de la nuit de Mikhaël Hers

Critique

Sous ses allures de roman d’apprentissage familial et de délicat revival des années 80, Les Passagers de la nuit, quatrième long-métrage de Mikhaël Hers, ne se limite pourtant pas à une touchante capsule temporelle. Il part en quête de fantômes et de déceptions, nichées au cœur de ces années, et qui nous hantent encore aujourd’hui. Pour mieux recomposer avec les espoirs déçus.

Les Passagers de la nuit s’ouvre sur un objet oublié : le PILI (pour plan indicateur lumineux d’itinéraire). Ce plan de métro interactif ponctué de diodes luminescentes désignait les trajets des voyageurs du métro, sur un mode ludique et plastique. Il suffisait d’appuyer sur le bouton de votre destination, et le trajet s’affichait en reliant les stations de métro par des segments colorés. Toutes celles et ceux qui ont grandi à Paris avant l’ère Google Maps ont été fascinés par cet objet et se sont amusés à appuyer sur tous les boutons pour dessiner les lignes les plus biscornues. Le plan est à portée de main. On le touche d’une caresse. La ville devient le domaine d’un jeu de piste. Un délicat jeu de surimpressions donne l’impression que cette carte est celle d’un ciel. Les diodes colorées deviennent des étoiles.

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C’est exactement ce que fait Mikhaël Hers : il relie des points épars entre eux pour cartographier ses propres constellations. La ligne qui relie l’imaginaire d’un quartier « rétro-futuriste » (la Maison de la Radio et les tours de Beaugrenelle en face), d’une émission de radio pour insomniaques (ces « passagers de la nuit », havre confessionnel où se croisent les paroles d’âmes errantes) et d’une famille en reconstruction dessine un patchwork très personnel des années 80, évidemment nostalgique mais qui parle encore pour aujourd’hui.

Hers a passé autant d’heures à lire Patrick Modiano qu’à écouter de la pop anglaise. Cette double inspiration, littéraire et musicale, permet à son cinéma d’explorer une forme d’indicible (les traces des proches disparus, le sentiment d’une jeunesse qui s’envole) en le reliant à l’arpentage précis de quartiers de Paris. Aux déliés des trajectoires répond la résurgence de sentiments enfouis et enfuis. En cela, il agit comme un DJ mélancolique, qui cherche des jeux d’échos et des correspondances intimes entre des éléments disparates.

Ce que raconte le film n’a, sur le papier, rien de bien original. Élisabeth, la cinquantaine (Charlotte Gainsbourg, toujours sur la juste note du charisme de la fragilité), est quittée par son mari et doit élever ses deux adolescents. Pour joindre les deux bouts, elle trouve un emploi de standardiste (pour « les passagers de la nuit » donc, émission animée par Emmanuelle Béart en néo-Macha Béranger ou néo-Kriss). Un soir, dans le studio, elle croise Talulah (Noée Abita), jeune marginale qui vit dans des squats de la capitale. Émue par son sort, elle se propose de l’héberger, sans anticiper l’inflexion que va apporter la jeune fille dans cette vie familiale.

La valeur du film ne tient pas tant à son récit de chronique familiale qu’à son mouvement, en trois temps : un magnifique pré-générique vaporeux et fantomatique, le soir du 10 mai 1981, puis deux sauts temporels en 1984 et 1988. À la manière d’une pièce musicale, les éléments narratifs et surtout émotionnels partent, reviennent, se répondent pour tisser les fils d’une mélodie à la fois secrète et universelle. Exposition, développement, reprise et variations. Les moments du film évoquent une sonate eighties, qui transcende les passages obligés (difficultés, joies et peines de la vie de famille et de l’éducation, y compris sentimentale).

Beaugrenelle, c’est peut-être là où ont finalement commencé les années 80.

C’est là où le film est plus précis et ambitieux qu’un simple récit de résilience (comment une famille doit remonter la pente, comment quelques âmes esseulées se serrent les coudes), volonté parfois surlignée dans quelques dialogues trop explicatifs. À la construction psychologique, on préférera cet art des réseaux secrets, qui parleront différemment à chaque spectateur ou spectatrice. La granulométrie de la très belle image (signée Sébastien Buchmann) est déjà chargée d’une valeur nostalgique, et le montage n’hésite pas à greffer, çà et là, quelques images d’archives (aussi bien des extraits de reportages que quelques plans épars de Duras, Rivette ou Varda). Collage brut (sans « homogénéisation » des formats de cadre, ou « uniformisation » des colorimétries) infusant ainsi un parfum de capsule temporelle au sein de la fiction, jouant de la contagion d’images de différents registres pour restituer non seulement une fragrance d’époque, mais faire croire à un esprit qui rode entre les jointures de ces images.

Fait rare pour un film contemporain, la nuit y (ré)apparait comme une véritable épaisseur plastique, où les profils restent indistincts et les lumières impriment des traces épaisses. Loin de cette image numérique, où l’obscurité est aplanie et où tout se voit trop nettement, comme si nous étions dotés d’yeux de chats. La nuit composite de ces Passagers… fait au contraire preuve d’une belle densité, pleines de moments de veille et de fatigue, de paroles chuchotées et d’ondes secrètes en quête de connexion.

Puisque le film est un jeu de piste, il nous incite à interroger le choix de ses stations. Les tours de Beaugrenelle, la nuit du 10 mai 1981, Pascale Ogier à jamais l’étoile des Nuits de la pleine lune d’Éric Rohmer. Quel rapport entre ces trois pôles qui aimantent ses séquences ? Aucun a priori. Mais à l’écran, c’est évident, ces trois lieux, moments et visages sont trois formes de « mélancolies modernes ».

Beaugrenelle, c’est peut-être là où ont finalement commencé les années 80. C’est là qu’Olivier Assayas y tourne le clip de Rectangle de Jacno. Ce menuet électronique, si en avance sur son temps, est mis en images sur des vues géométrisées des tours et esplanades de ce quartier au modernisme seventies, daté dès son inauguration. Le cinéma n’avait pas attendu pour faire un sort à cet environnement, en soulignant sa dimension anxiogène (Peur sur la ville d’Henri Verneuil en 1975) ou sa froideur (L’Ami Américain de Wim Wenders 1977). Mais cet « essai musical » d’Assayas et Jacno sonne comme un nouveau départ. Stimulé par ce tube prophétique (il annonce la French Touch avec vingt ans d’avance), le quartier dévoile sa propre « ligne claire », tout en arêtes saillantes et francs à-plats de couleurs. L’esthétique de la décennie à venir pointe à ce moment-là.

Quelques années plus tard, cette esthétique sera portée au pinacle dans un chef-d’œuvre du cinéma français : Les Nuits de la pleine lune d’Éric Rohmer, sorti en septembre 1984. Ce marivaudage acidulé est bercé par de nouvelles mélodies d’Elli et Jacno. Les chambres y sont décorées comme des Mondrian en trois dimensions. La véritable directrice artistique du film est son interprète principale, Pascale Ogier, responsable du choix des costumes, coiffures, musiques et autres éléments de décoration qui encapsulent si bien l’époque. Mais cette apothéose est de courte durée.

Car quelque chose des années 80 s’envole la nuit du 25 octobre 1984, avec la disparition soudaine de Pascale Ogier (trois jours après la mort de François Truffaut, quelle semaine noire !). Elle restera à jamais cette Louise des Nuits de la pleine lune, sorti le mois précédent. Du haut de ses 25 ans, elle élabore son propre traité sentimental, aérien et acéré, aussi déterminé que perclus d’hésitations. Combien de jeunes filles, d’alors et de maintenant, se sont identifiées à cette actrice et ce personnage ? Beaucoup, sans doute.

On ne saura jamais quelle aurait été la carrière de Pascale Ogier, mais son destin d’étoile filante dit aussi quelque chose de l’époque. À peine la fête a-t-elle commencé qu’elle est déjà endeuillée.

Somme toute, cette impression fait écho à l’autre grand désenchantement de la décennie, celui des « années Mitterrand ». Marqueur évident du début de la décennie, la nuit du 10 mai 1981, vécue alors comme le début de la fête, portait déjà en elle l’évanouissement des espérances. Pour qui n’était pas encore en âge de voter ce jour-là, il reste surtout de cette nuit des sensations grisantes : concert de klaxons dans les rues, accolades spontanées sur les trottoirs, bousculade joyeuse au cœur de la foule comme dans la fièvre d’un concert rock.

Voilà donc comment Beaugrenelle, Pascale Ogier et le 10 mai portent simultanément leurs propres charges de joie et de tristesse. Tous les trois sont des espoirs déçus. Beaugrenelle n’est jamais devenu le « Manhattan-sur-Seine » qu’il ambitionnait. Pascale Ogier n’a connu qu’une carrière fugace. Quant aux grands soirs promis par le 10 mai…. Mais en connectant des sensations propres à ces lieux, à ces souvenirs et à cette époque, Les Passagers de la nuit aiguise son propos, qui dépasse son simple contexte : comment recomposer avec les espoirs déçus ?

Les correspondances secrètes du film montrent qu’il est modestement possible de reprendre le flambeau, et même d’établir de nouvelles transmissions. Est-ce un hasard, mais la famille du film habite dans le même immeuble que le héros de Sérotonine : la tour Totem signée des architectes Andrault et Parat (auteurs entre autres du Palais Omnisports de Bercy, autre jalon 80’s). Mais si Houellebecq voyait dans cette « morille de béton » un des bâtiments les plus laids de la capitale, Hers y montre instinctivement l’aspect « cocon » de ces capsules vitrées en surplomb sur la Seine (et inspirées de l’architecture « métaboliste » japonaise).

Autre filiation plus explicite, celle de l’actrice Noée Abita avec Pascale Ogier (même diction, même allure au bord de la fragilité sans jamais y tomber), filiation revendiquée dans une scène où les adolescents découvrent le cinéma d’Éric Rohmer, et paraissent tout autant désorientés par le parler « option théâtre » de Luchini et consorts que par une émotion esthétique plus souterraine et fondamentale qu’ils n’avaient pas vus venir.

Le cinéma devient un médium (dans tous les sens du terme) en quête de traces visuelles et sensorielles, pour faire revenir et interroger les spectres du passé.

Comment recomposer alors avec un autre morceau plus imposant, les espoirs déçus des « années Mitterrand » ? Son nom n’est cependant jamais cité, à croire que lui-même serait le fantôme, à la fois invisible et omniprésent, de sa propre période de règne. La politique n’est pourtant pas absente du film, mais reste esquissée. Les deux élections présidentielles sont utilisées comme de simples jalons temporels, presque des éléments de décor. Il est même indiqué que la fille ainée milite, mais sans que cette caractérisation nourrisse une scène. Elle rentre une fois, à la maison, avec des affiches à la main, sans savoir s’il s’agit de celles d’un parti, d’un syndicat ou d’une association. Plus tard, elle quittera le nid familial en s’installant dans une colocation, apparemment soudée par la militance, mais dont le fond ne sera non plus jamais explicité.

Le film tient-il à nous dire que contrairement à une idée reçue, la jeunesse des années 80 n’était pas si dépolitisée que ça ? Mais alors pourquoi reste-t-il lui-même si timoré sur cette question du politique, réduite à un simple signe d’époque ?

On peut prendre cette indécision dans l’autre sens, et voir ce non-dit comme un révélateur à double tranchant. À ce moment précis, le personnage de la fille ainée – qu’on imagine sensible à tous les combats féministes et environnementaux contemporains – apparaît plutôt comme un personnage d’aujourd’hui égaré dans les années 80. Un autre encombrant fantôme de ces années ne serait-il pas la perte de croyance en l’action politique ? Et sans doute, la jeunesse d’aujourd’hui est désormais capable de reprendre le flambeau de la jeunesse des années 70, relais que les jeunes des années 80 n’avaient pas su ou pas voulu prendre.

C’est en cela que le film dépasse de loin le simple fétichisme autour d’une époque. Il n’est pas ouvragé comme une simple compilation, mais vise clairement à l’« hantologie ». Le cinéma devient un médium (dans tous les sens du terme) en quête de traces visuelles et sensorielles, pour faire revenir et interroger les spectres du passé. Dans le cinéma, la première itération revendiquée de ce genre apparaît avec Ghost Dance (Ken McMullen, 1983), curiosité pour cinéphiles qui vaut avant tout pour son casting puisqu’on y croise Jacques Derrida devisant sur les fantômes avec… Pascale Ogier. Tiens, tiens…

Les Passagers de la nuit, réalisé par Mikhaël Hers, en salle le 4 mai 2022


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