Cinéma

Festival de Cannes, au milieu du cinéma

Journaliste

Ce mardi s’ouvre la 75e édition du Festival de Cannes. L’occasion d’un bilan en forme d’exploration de ce biotope unique du cinéma mondial. Car ce que fait Cannes, ce qui s’y fait, participe de l’essor ou de la stabilisation de processus – qui concernent le cinéma, la culture, la société – à des échelles bien plus générales. Il y a là de l’exagération, de l’injustice, des malentendus ? Assurément, mais cela aussi participe de cet effet démultiplicateur, in fine bénéfique à l’écosystème du cinéma mondial dans ses innombrables dimensions.

Ce qui arrivera… arrivera. Plaçons-nous d’emblée sous le chantant patronage de Doris Day, et de son Que sera, sera, sans se prendre pour l’homme qui en savait trop, et donc avouons sans ambages ne pas prévoir ce qu’il adviendra de la galaxie, de la planète, du cinéma et du Festival de Cannes dans les années qui viennent. Mais en espérant pouvoir du moins dire un peu ce qu’il en est advenu, et ce qu’il en est.

Le nombre officiel est 75. Ce Festival de Cannes qui a lieu du 17 au 28 mai 2022, dans l’euphorie de renouer avec sa longue histoire par-delà les perturbations liées à la pandémie de coronavirus, est bien le soixante-quinzième du nom. Il se trouve que, pour moi qui écris ces lignes, c’est le quarantième – j’y vins pour la première fois en 1982, comme photographe pour le quotidien professionnel Le Film français, ce qui n’était pas la moins mauvaise manière d’en découvrir les usages et les coulisses. J’y suis revenu chaque année, comme critique et journaliste – une fois comme juré. Anecdotique ? Assurément, mais il me semble que, tout égocentrisme mis à part, cette période-là, du début des années 1980 à aujourd’hui, est d’une richesse plus significative que le déroulé de la totalité de l’histoire du Festival, depuis la naissance de la manifestation en 1946.

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Les précédents épisodes – l’après-Deuxième Guerre mondiale, les Trente Glorieuses et la guerre froide, Mai 68 et ses suites – concernent d’autres états du cinéma, d’autres états du monde, et donc aussi d’autres états du rendez-vous annuel entre Carlton et Vieux Port. Et si la césure proposée profite d’un minime événement biographique, il y a bien un tournant qui s’amorce au début des années 1980, et qui va définir les évolutions majeures de la manifestation durant les décennies suivantes, évolutions qui à la fois impactent et reflètent celles du cinéma dans son ensemble, jusqu’à aujourd’hui.

Outre mes historiques débuts sur la Croisette, 1982, ce fut l’année du premier Festival d’un nouveau ministre de la Culture nommé Jack Lang, qui allait jouer un rôle majeur non seulement dans les modes d’accompagnement du cinéma par la puissance publique mais dans la place de la culture dans l’ensemble de la société, en France surtout mais pas uniquement. 1982, ce fut aussi la dernière année où la compétition officielle eut lieu dans l’ancien Palais des festivals, temple vaguement néo-classique à l’architecture boursouflée intuitivement associée aux fastes de la Troisième République. En lieu et place, on pouvait déjà observer, et donc critiquer vertement, le futur bâtiment illico rebaptisé « Bunker », qui n’a cessé depuis de démontrer combien il n’est ni chaleureux ni pratique. Mais on s’y est fait.

En 1982 toujours, pour la clôture de la 35e édition, il fut également possible à beaucoup d’admirer les semelles des baskets d’un encore jeune homme de 35 ans, baskets nonchalamment posées sur le balcon de velours rouge de la grande salle dudit ancien palais, tandis que leur propriétaire s’apprêtait à assister à la projection de son nouveau film. La formidable ovation qui salua à l’issue de la séance la découverte d’E.T. s’adressait à Steven Spielberg et à son film, mais marquait aussi la consécration d’un nouvel âge de l’entertainment, qui avait, et aurait encore longtemps besoin aussi de l’onction d’une grande manifestation culturelle au prestige international.

Et justement, c’est le moment où Cannes commence d’affirmer sa prééminence sur ses rivaux historiques, Berlin et Venise, prééminence qui n’a cessé de se confirmer depuis, quelle que soit la vitalité, un temps chancelante et désormais retrouvée, de ces deux autres grands rendez-vous, prééminence que ne remettront jamais en cause les succès pourtant éclatants des festivals de Busan pour l’Asie et de Toronto pour l’Amérique du Nord à partir des années 1990. En ce qui concerne les festivals de cinéma, Cannes n’est pas primus inter pares, il est juste primus. Cela l’honore, mais cela l’oblige.

Cannes, Venise, Berlin, Toronto, Busan, et aussi Locarno, Saint-Sébastien, Buenos Aires, Ouagadougou… Ces noms de ville désignent des rendez-vous majeurs pour quiconque s’intéresse, à un titre ou à un autre, au cinéma. Ce sont les plus célèbres sur une carte extraordinairement fournie, et qui a connu à partir des années 80 une mutation considérable. Il s’organise des programmations d’un ensemble de films montrés sur un laps de temps limité et récurrent, et donc susceptibles d’être rétrospectivement désignées comme festival, depuis les années 1920. Il existe un incontestable geste fondateur avec la création de la Mostra de Venise en 1932. Il a existé à partir de 1945 un nombre croissant de festivals un peu partout dans le monde, avec des ambitions, des motivations et des organisations variées. Mais rien de comparable avec ce qui va se déployer au tournant des XXe et XXIe siècles, avec une explosion du nombre de manifestations relevant de ce modèle.

Cette prolifération finira même par donner naissance à une discipline académique, les film festival studies, discipline aujourd’hui présente dans de nombreuses universités, anglophones surtout. En 2009, l’universitaire Dina Iordanova pourra initier une collection d’ouvrages qui compte neuf volumes consacrés à différents aspects de la pratique festivalière[1]. Le site du Film Festival Research animé par les professeures Skadi Loist et Marijke de Valck recueille les données et travaux de centaines de chercheurs dans le monde entier, organise ou donne visibilité à un nombre sans cesse croissant de colloques et de publications sur ces sujets.

Plusieurs sites internet sont désormais dédiés à l’assistance aux réalisateurs et aux producteurs pour soumettre des films dans des conditions correctes aux innombrables manifestations, d’autres, à commencer par la plateforme pionnière FestivalScope, permettent à des professionnels de suivre tout ou partie du programme de nombreux festivals sans s’y trouver physiquement. La liste, jamais complètement à jour, que tient le site filmfestivals.com accompagne les créations et les évolutions de plus de mille manifestations. Celles-ci traduisent aussi la mutation du dispositif lui-même, où le mot « festival » est dans bien des cas plus important que le mot « film » ou « cinéma ».

Le développement de la cinéphilie dans l’après-Deuxième Guerre mondiale avait donné naissance à de nombreuses manifestations conçues selon un idéal comparable de découverte et de mise en partage d’œuvres significatives pour l’art du cinéma. Ces motivations n’ont pas disparu, elles président toujours à la création de festivals dans le monde, mais s’y ajoutent, et souvent de manière dominante, des enjeux de politique locale, de diplomatie culturelle, de défense de projets idéologiques ou culturels, d’affirmation de communautés, de promotion du tourisme, de stratégies de communication.

Aucune de ces dimensions ne fut totalement absente des festivals d’autrefois – on sait par exemple que Cannes fut inventé en 1939 comme vitrine des démocraties en réponse à la Mostra sous obédience fasciste, ou combien la naissance de la Berlinale (1951) était liée aux enjeux de la guerre froide. Mais les motivations non cinématographiques ont acquis une influence incomparablement plus puissante et répandue. D’une manière générale, ce phénomène participe de la montée en puissance de ce qu’on appelle « l’événementiel », tout ce qui environne le simple fait de rendre accessible une œuvre, en l’occurrence un ou des films, à des spectateurs. Les salles de cinéma, désormais, savent bien combien le fait d’accompagner la projection d’un film d’un « événement », quel qu’il soit, contribue à rendre plus attractif l’idée même d’aller au cinéma.

Éloge du biotope

Ces milliers de manifestations participent de la vitalité du cinéma y compris dans les petites villes et les villages, dans le monde entier. Hormis le fait de montrer des films, elles n’ont pour la plupart pas grand-chose de commun avec Cannes, qui est, de manière beaucoup plus significative que tout autre grand festival, d’abord destiné aux professionnels – du cinéma et des médias. Ce sont ces professionnels qui auront ensuite la charge, grâce à ce qui s’élabore dans l’alambic cannois, de rendre ces films désirables pour l’ensemble des spectateurs, grâce à tous les moyens de diffusion possibles, dont les autres festivals.

Pourtant, la Croisette demeure pour tous une référence, que ce soit pour s’en inspirer ou prétendre le faire, ou, moins souvent, s’en différencier. Pour le meilleur souvent, mais pas toujours. Ce que fait le Festival de Cannes, ce qui s’y fait, participe de l’essor ou de la stabilisation de processus (qui concernent le cinéma, la culture, la société) à des échelles bien plus générales, du fait de sa renommée. Il y a là de l’exagération, de l’injustice, des malentendus ? Assurément, mais cela aussi participe de cet effet démultiplicateur, in fine bénéfique à l’écosystème du cinéma mondial dans ses innombrables dimensions, y compris des dimensions supposément contradictoires entre elles, ou préférant s’ignorer ou se détester.

C’est même le signe distinctif de la réussite au long cours de cette manifestation, davantage qu’aucune autre : le métabolisme qui fait circuler les énergies entre vision artistique, bizness, glamour, signaux politiques, compétition, technologie, polémiques et scandales, rapports à l’enseignement et à la recherche… Les flashes le long du tapis rouge n’étaient pas là pour eux mais Tsai Ming-liang ou Bertrand Bonello ont bénéficié de ce qu’ils existent, les hommes d’affaires qui négocient dans les suites du Martinez ou à bord des yachts de luxe ne voient pas la plupart des films, et n’aiment pas forcément ça, mais les audaces de Lars von Trier, de Wong Kar-wai ou des Dardenne modifient le matériau avec lequel ils font des affaires, les effets de ce que les analystes du secteur culturel appellent « l’économie du prestige[2] » et qui se traduit aussi en résultats sonnants et trébuchants.

Et que Wong Kar-wai, Lars von Trier ou les Dardenne en bénéficient contribue in fine à la capacité de continuer à travailler de Jean-Marie Straub, de Pedro Costa ou de Wang Bing, même s’ils ne sont pas souvent invités à Cannes (ils l’ont été) : le festival star est un maillon essentiel d’une chaîne aux multiples ramifications. Le long de celles-ci circulent des énergies, des désirs, des rapports de force où se combinent prestige, argent et réglementation, pour des résultats infiniment plus complexes que ce qu’impliquent les jugements à l’emporte-pièce qu’inspire Cannes trop souvent.

Dans Les Ministères de l’art, beau film réalisé à propos des cinéastes de sa génération en 1989, Philippe Garrel s’enthousiasmait de ce qu’« un de nous » (il s’agissait de Jacques Doillon) ait été sélectionné à Cannes. Garrel avait raison, pas seulement sur le plan amical : les idées ambitieuses de cinéma qu’incarnait ce « nous » (où figuraient aussi Chantal Akerman, André Téchiné, Benoît Jacquot, Jean Eustache, Juliet Berto, Werner Schroeter, le tout jeune Leos Carax…) marquaient des points grâce à la sélection d’un film qui fut pourtant (ô combien stupidement) conspué lors de sa projection officielle – il s’agissait du magnifique La Pirate. Mais Doillon ne s’est jamais fait faute depuis de dire combien, bronca pénible ou pas, le passage par Cannes lui avait été utile.

Ce jeu complexe d’interactions est la définition même d’un biotope, et un biotope n’a rien de sympa, n’a rien de cool. On dévore et on y est dévoré, on y meurt pour que d’autres vivent, la justice ou l’équité sont loin d’y avoir toujours leur place. Cannes est un univers ultra-hiérarchisé, une forme extrême de la société de cour chère à Norbert Elias, qu’il s’agisse des festivaliers, dans et hors du Palais, ou des films. Mais ce système permet que perdure une multiplicité d’êtres qui ne s’aiment pas forcément, qui appartiennent à des espèces différentes, et qui ont besoin les uns des autres de manière plus ou moins amicale. L’essentiel est que l’équilibre général et ses effets sur les « individus », c’est-à-dire sur les films, sur ceux qui les font, ceux qui les montrent, ceux qui en parlent, ceux qui iront les voir, continuent de bénéficier globalement de tout ce circuit, ou même comme on dit parfois de tout ce cirque. Et c’est effectivement le cas, jusqu’à aujourd’hui et il faut le souhaiter pour longtemps encore, du Festival de Cannes.

Cela est encore plus vrai si on donne à l’expression « Festival de Cannes » son véritable sens ici, qui ne se limite pas à l’ensemble des sélections officielles : la compétition, les films hors compétition, les séances spéciales, et l’importante section Un certain regard créée par Gilles Jacob peu après son arrivée à la fin des années 70. Cette section complétait une offre déjà enrichie par la Semaine de la critique depuis 1962 et la Quinzaine des réalisateurs depuis 1969, qui jouent chacune leur partition, en contrepoint ou en concurrence avec les sections officielles. En 2021, Thierry Frémaux a en outre créé la section Cannes Première, qu’il souhaite pérenniser. Entre-temps s’était encore ajoutée une autre importante programmation « parallèle », celle de l’ACID (Association du cinéma indépendant pour sa diffusion), née il y a juste 30 ans, et qui est exemplaire de pratiques de terrain prises en charge par des cinéastes eux-mêmes pour soutenir la circulation d’autres films que les leurs. L’ACID travaille toute l’année à la mise en œuvre de ces chaînes de solidarité et de rencontres, mais ce qui se passe à Cannes est un point d’appui important pour ce fonctionnement, comme Cannes est un relai très utile à l’ARP (Société civile des auteurs réalisateurs producteurs) ou à l’AFCAE (Association française des cinémas d’art et essai).

Au total, ce ne sont pas une grosse vingtaine de longs métrages (et un peu plus de courts) qui sont « sélectionnés à Cannes » chaque année, mais sept ou huit fois plus, même s’ils ne sont pas à égalité de visibilité – mais certaines œuvres tirent un bénéfice considérable de leur présence à Un certain regard ou à la Quinzaine, quand personne ne se souvient d’autres, qui furent en compétition.

Dans un autre registre, Cannes aura aussi accompagné une autre tendance majeure des dernières décennies, la revalorisation du patrimoine : les multiples canaux des chaînes câblées et des modes de diffusion en ligne ont fait exploser la demande de programmes, parmi lesquels les films du passé, susceptibles de séduire au moins des publics de niche, spectateurs qui, même en nombre limité mais fidélisés et identifiés, sont une aubaine pour les publicitaires. D’où les considérables programmes de restauration, et désormais de numérisation. Ils offrent une nouvelle jeunesse à des merveilles devenues plus ou moins difficiles d’accès dans de bonnes conditions, permettent des véritables révélations, mettent aussi en partage des doudous nostalgiques parfois abusivement élevés au rang de chefs-d’œuvre, voire des nanars désormais portés aux nues pour leur nullité même. Une partie, plutôt la meilleure, de cette immense revoyure trouve sa place sur la Croisette, grâce à la sélection Cannes Classics créée en 2004, qui accueille aussi des documentaires consacrés à des réalisateurs ou à des moments de l’histoire du cinéma.

Sous le vocable « Cannes », il faudrait encore entendre le Marché du Film (le plus important du monde en volumes de transactions), le village international où la plupart des pays du monde, et de grands organismes supranationaux, donnent accès à leurs réalisations et à leurs projets, les dispositifs d’accompagnement des jeunes réalisateurs (l’Atelier, la Cinéfondation, les activités de l’Institut français), ceux à vocation pédagogique, et les innombrables forums de discussions, sous l’égide du CNC, d’organisations professionnelles, de pavillons nationaux, de magazines spécialisés… Tel qu’il s’est pour l’essentiel développé depuis 40 ans – pratiquement rien de cela n’existait en 1982 – le biotope cannois, c’est ça. Et les fêtes ? Oui oui, aussi les fêtes. Ce biotope est d’une ampleur et d’une diversité sans équivalent au monde – et de très loin. Il est, en tant que tel, une ressource vitale pour cet autre biotope à bien des égards comparable, mais à une tout autre échelle, qu’est le cinéma mondial, plus exactement le cinéma dans le monde, comme composant actif du monde.

La carte du monde a changé

Vu de Cannes, ce monde, à la fois au sens du monde du cinéma et du monde que les films montrent et donnent à partager aux publics, a considérablement évolué depuis 40 ans. Il s’est immensément agrandi, même s’il n’est pas encore aux dimensions de la planète : il existe des « régions » qui ont encore du mal à exister sur cette carte de la réalité et des imaginaires que compose chaque année le rendez-vous cannois. Ces « régions » peuvent être loin des grands centres, par exemple ce qu’on appelle les peuples autochtones, mais aussi certains quartiers des plus grandes villes, certaines catégories de population. Le statut même de Cannes, espace de visibilité maximale, en fait un enjeu stratégique pour tous les combats de « désinvisibilisation » initiés ou intensifiés depuis une quinzaine d’années. Légitimes et nécessaires, ces combats entretiennent inévitablement un paradoxe dont il est essentiel de considérer les deux pôles, et qui alimente une tension dont chaque édition doit de son mieux faire une énergie bénéfique, jamais sans risque.

En effet, la sélection cannoise n’est pas là, ne doit pas être là (au risque de disparaître) pour montrer des films en raison de leur origine ou de leur sujet, mais en raison de leur qualité dans le registre qui est le sien, celui des œuvres de cinéma. Les activistes qui combattent toutes les formes d’inégalité, qui sont toujours aussi des inégalités en termes de représentation, ont bien raison de demander à Cannes de faire plus d’efforts pour mettre en lumière ceux et celles que de multiples formes d’oppression maintiennent dans l’ombre. Et le Festival a tout aussi raison de répondre que, en principe, son critère de choix relève du cinéma, et pas de quotas en faveur de telle ou telle catégorie. En principe… En réalité, les choix concrets se jouent au croisement de ces attentes de natures différentes, selon des équilibres délicats, forcément imparfaits, nécessairement mobiles, et qui doivent le demeurer.

Cela posé, il faut constater l’évolution considérable notamment en termes d’origine géographique des films invités à Cannes et promus sur le devant de la scène internationale. Lors de mon premier festival de Cannes, en 1982, il y avait du beau monde en compétition, Godard et Antonioni, Wenders et Herzog, Scola et les Taviani, Costa-Gavras dont Missing partagerait la Palme d’or avec Yol du cinéaste kurde emprisonné par la dictature turque, Yilmaz Güney. Mais le film le plus riche de promesses, même si bien peu pouvaient s’en douter alors, était dans la section parallèle Un certain regard. Il s’intitulait Le Vent, troisième long métrage du Malien Souleymane Cissé. Sa présence annonçait une des belles histoires qui jalonnent le parcours du cinéma mondial, et dont Cannes est le phare le plus visible : une belle histoire qui est aussi une histoire triste, celle de la levée de l’espoir que d’Afrique subsaharienne arrivent enfin les récits, les images, les rythmes, les corps de cette gigantesque et si diverse partie du monde, partie de l’humanité.

Et c’est bien ce qui a commencé de se produire dans le courant des années 80, grâce à Cissé, grâce au vétéran sénégalais Ousmane Sembene, grâce aux jeunes Burkinabés Idrissa Ouedraogo et Gaston Kaboré, pour ne citer que les noms arrivés, un temps, dans la lumière. Mais ce serait un moment sans lendemain, trop de difficultés, trop d’indifférence ou d’hostilité des pouvoirs publics dans les pays d’origine, trop de pauvreté, de censure, de blocages de toutes sortes. Cannes ouvre des portes, parfois celles-ci se referment. Depuis le Tchadien Mahmat Saleh Haroun et le Mauritanien Abderrahmane Sissako ont pu permettre une présence africaine sur l’écran du Grand auditorium Lumière du Palais, et même au palmarès, mais comme des exceptions solitaires.

Il en ira de même avec d’autres cinématographies nationales ou régionales. La Croisette a joué un rôle décisif dans l’éphémère reconnaissance d’une génération brillantissime de cinéastes argentins au tout début des années 2000, avec Lucrecia Martel qui a tant de mal à continuer une œuvre pourtant majeure, avec Lisandro Alonso qui a semble-t-il renoncé, avec Pablo Trapero qui poursuit vaille que vaille son chemin. La situation est à peine meilleure pour ladite Nouvelle Vague roumaine révélée aussitôt après, dans le sillage de la Palme d’or pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu en 2007, à la suite des révélations que furent La Mort de Dante Lazarescu de Cristi Puiu (2005) et 12h08 à l’est de Bucarest de Corneliu Porumboiu (2006). Cannes a travaillé de son mieux à soutenir cette émergence, aidant par exemple Cristian Mungiu à mettre en place un festival à Bucarest, mais les conditions locales ne permettent pas toujours, loin s’en faut, de confirmer les élans.

En revanche, le Festival a joué un rôle décisif dans l’émergence des plus importantes et des plus durables nouveaux apports au cinéma mondial, ceux venus d’Asie. C’est vrai de l’Iran, où l’accompagnement de la reconnaissance d’Abbas Kiarostami (même si d’abord révélé hors de son pays par Locarno et les Trois Continents nantais), à partir de Et la vie continue en 1991 jusqu’à la Palme d’or du Goût de la cerise en 1997, et aussi de Jafar Panahi, de Mohsen Makhmalbaf, de Samira Makhmalbaf, de Bahman Ghobadi, d’Asghar Farhadi… C’est vrai des cinémas chinois, moins d’ailleurs pour la Palme d’or d’Adieu ma concubine de Chen Kaige en 1993 que pour la découverte de Zhang Yimou dès 1989, et surtout la révélation de trois auteurs essentiels ayant marqué le cinéma mondial contemporain, le Taïwanais Hou Hsiao-hsien, le Hongkongais Wong Kar-wai et le Chinois Jia Zhang-ke. Mais Cannes a également joué un rôle décisif dans la prise en compte au niveau mondial de l’importance du cinéma sud-coréen, avec des auteurs tels que Hong Sang-soo, Kim Ki-duk, Park Chan-wook, jusqu’à la consécration de Bong Joon-ho avec la Palme d’or de Parasite, qui fut suivie d’un Oscar.

Le Festival a également joué un rôle majeur dans la prise en compte internationale d’autres grands auteurs d’Extrême-Orient, le Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, Palme d’or avec Oncle Boonmee en 2010, les Philippins Brillante Mendoza et Lav Diaz au premier chef. Il faudrait également mentionner, à l’autre extrémité du continent européen, le grand cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan. Si l’Asie est aujourd’hui un territoire essentiel de la vie du cinéma, elle le doit d’abord à elle-même, mais aussi aux grands festivals, et donc d’abord à Cannes. De manière pour l’instant moins massive, mais quand même prometteuse, des tendances comparables se dessinent en Amérique latine, du Mexique au Chili, de l’Équateur au Paraguay.

Il s’agit bien sûr d’abord à chaque fois d’artistes singuliers, et comme tout grand festival Cannes est dans son rôle en les mettant en lumière, comme il a aidé à rendre visibles les auteurs d’une nouvelle génération de réalisateurs indépendants américains (Steven Soderbergh, Quentin Tarantino, Spike Lee, les frères Coen, David Lynch, Gus Van Sant…) et d’auteurs français, dont les « palmés » Abdellatif Kechiche et Laurent Cantet, et européens (Lars von Trier, les frères Dardenne, Ken Loach, Michael Haneke, Nanni Moretti…). Mais avec l’Asie et l’Amérique latine surtout, avec l’Afrique et le monde arabe dans une moindre mesure, il y a un « effet Cannes », particulièrement sensible au cours des dernières décennies, qui ne concerne pas uniquement des grands auteurs, mais des pans entiers de cultures, de modes de vie, d’imaginaires : une forme de mondialisation, si on veut, mais qui aurait l’avantage de ne pas tendre à une uniformisation selon une esthétique dominante.

Il s’agit d’une mutation considérable. Il faut se souvenir que pendant les 80 premières années d’existence du cinéma, son histoire a été monopolisée par les films réalisés par des Blancs, plus exactement des hommes blancs, de Moscou à Los Angeles. Il n’y aura eu que très peu d’exceptions, une poignée de grands auteurs japonais à partir de la reconnaissance d’Akira Kurosawa (pour Rashomon, primé à Venise en 1951), un seul réalisateur indien (bengali), Satyajit Ray, primé à Cannes en 1956 pour Pather Panchali, quelques figures du Cinema Novo brésilien (Glauber Rocha, Nelson Pereira dos Santos, Carlos Diegues) (ils sont blancs).

Quand, au cours de la dernière décennie du XXe siècle, Jean-Luc Godard consacre un travail énorme, travail de pensée et de passion, pour élaborer avec Histoire(s) du cinéma une mise en relation de l’Histoire du cinéma et de l’Histoire du monde, il ne mentionne qu’un seul film signé d’un non-Blanc (Kenji Mizoguchi) parmi les centaines et les centaines de cinéastes et de films qu’il a convoqués à l’écran. Et, tout aussi significatif, seulement deux cinéastes femmes, Ida Lupino et Agnès Varda. Comme on sait, Cannes a joué un rôle dans la critique du déséquilibre flagrant au détriment des femmes dans tous les aspects de la vie du cinéma, y compris du fait de la place très visible qu’y eut longtemps le producteur Harvey Weinstein, auteurs de méfaits dont la dénonciation a allumé la mèche du mouvement #MeToo et la salutaire réaction en chaîne qu’il a déclenchée de par le monde. Après s’être un peu fait tirer l’oreille au début, le Festival est aujourd’hui une vitrine de la vaste opération de déplacement (loin d’être achevée) vers une égalité entre hommes et femmes dans le milieu cinématographique – y compris dans ce que montrent les films, et dans la manière dont ils le montrent.

Vertus et enjeux de l’acte de programmer

Le Festival aura donc joué un rôle majeur dans la mise sur la carte du cinéma mondial de parties du monde qui n’y auront longtemps pas figuré. Avec quels films ? La question de ces choix demeure, et doit demeurer posée. Toute sélection est une proposition, et cette proposition résulte de décisions qui élisent et qui excluent, il ne saurait en être autrement.

Pour s’en tenir à la sélection officielle, la plus scrutée et la plus commentée, celle-ci est signée. Une personne en assume la responsabilité, ce fut Gilles Jacob à partir de 1978, c’est Thierry Frémaux depuis 2004. Certes le sélectionneur est accompagné de conseillers et de divers comités, mais c’est bien lui qui décide, et en soi c’est fort heureux. Parce que l’alternative à ce qui peut apparaître comme injustement vertical, ce serait au mieux un choix de compromis au risque de tous les brouillages sinon compromissions, au pire la fameuse main invisible du marché. On peut gloser à l’infini sur les contraintes ou affinités au sein desquelles se fait cette sélection, et sur la personnalité de qui l’assume, il importe qu’un tel assemblage soit une proposition ayant sa cohérence interne, ses équilibres, ses audaces, ses points d’appui.

Chaque année, et même si cela n’apparaît pas immédiatement (y compris aux yeux de qui en est l’auteur), comme tout geste de programmation digne de ce nom, la sélection cannoise est un récit. Et à Cannes plus qu’ailleurs, elle raconte quelque chose d’un état du cinéma mondial, et à travers lui d’un état du monde. On pourrait aussi bien dire qu’elle en donne une photographie, mais en assumant alors pleinement que celle-ci suppose un certain cadrage, une certaine distance, le choix de certains éclairages. Dans tous les cas, une composition. Cela n’exclut évidemment pas de pouvoir critiquer telle ou telle composition, telle ou telle année, tel oubli ou telle absence perçus comme une injustice, cela affirme que le procédé en tant que tel recèle des vertus dont il serait suicidaire de vouloir se passer.

Bien entendu, qui assume la programmation appartient à un temps et à un lieu, à une histoire et à un héritage. Comment pourrait-il en être autrement ? Un sélectionneur, aussi ouvert d’esprit et plein de bonne volonté soit-il, choisit des films qui, quelle que soit leur origine, quels que soient leurs partis pris narratifs et stylistiques, répondent aux attentes qu’il a envers le cinéma. Un dispositif comme le Festival de Cannes, qui a rendu tant de services au cinéma, à tout le cinéma, a considérablement déplacé ses centres de gravité depuis 40 ans. Il doit et peut continuer de le faire, dans le sens de plus de diversité – de toutes les formes de diversités. La nécessité de poursuivre la mise à jour des moyens pour comprendre le cinéma, pour l’apprécier, pour en valoriser des représentants innovants est une évidence, qui ne peut s’inscrire que dans une dynamique à partir de l’existant. Il importe d’inscrire ces références sur une carte plus vaste et plus variée, de les créoliser de multiples façons. Certainement pas de les détruire.

La question du choix s’est souvent focalisée, à Cannes plus que partout ailleurs, sur des sélections et des palmarès s’écartant des tendances lourdes de consommation des films, en faveur de ce qu’une appellation méprisante définit comme les « films de festivals ». Cette critique est, en tant que telle, un contre-sens quand la programmation des festivals, et surtout du premier d’entre eux, est et doit rester un acte de résistance envers des pesanteurs qui, in fine, ne profitent qu’aux dominants, au conformisme et à l’argent. C’est vrai pour tous les films d’où qu’ils viennent, et plus encore pour ceux du « Sud ».

La fréquente affirmation selon laquelle ces soi-disant « films de festival » devraient être rejetés parce qu’ils ne sont pas appréciés dans les pays dont ils proviennent, mérite au moins trois réponses.

Premièrement, de nombreux films occidentaux découverts grâce aux festivals de cinéma, aux critiques de cinéma et parfois à de courageux distributeurs et exploitants ne connaissent pas non plus de succès commercial dans leur propre pays. Est-ce que cela fait d’Andreï Tarkovski, Manoel de Oliveira ou Chantal Akerman un ou une cinéaste moins important(e) ?

Deuxièmement, beaucoup de ces films (mais pas tous, de loin) sont en fait vus par beaucoup de monde, mais d’autres personnes que celles de leur pays. Et alors ? Comme il est dit dans Le Marchand de Venise, les festivaliers (pas uniquement ceux de Cannes mais dans toutes les manifestations ouvertes à un public plus large, souvent grâce à une découverte à Cannes) n’ont-ils pas des yeux et des oreilles, n’ont-ils pas un cœur et un cerveau ? Et qui peut dire qu’il y a une obligation territoriale pour les cinéastes ? Si Claire Denis est plus populaire aux États-Unis et au Japon qu’en France, ces spectateurs étrangers ont un rapport avec ses films qui est aussi juste et légitime que n’importe qui d’autre. De même nous, et ce « nous » est fait de beaucoup de monde, avons eu à faire avec le travail de Djibril Diop Mambéty, avec le travail de Youssef Chahine, avec le travail de Tariq Teguia, avec le travail de Carlos Reygadas, avec le travail de Darejan Omirbaiev, à Cannes ou ailleurs. Dans des centaines de festivals, leurs films ont contribué à faire penser et à faire rêver, à ouvrir les esprits et les sensibilités pour des dizaines et des dizaines de milliers de spectateurs. Et dans certains cas leur reconnaissance à l’étranger a ouvert la voie à une certaine reconnaissance chez eux, leur permettant de continuer à filmer. Qui veut empêcher cela ?

Et enfin, pour les films du « Sud », cette absence de réponse dans leur propre pays témoigne davantage du manque d’infrastructures et de culture cinématographique, infrastructures et culture qui ne sont jamais là d’emblée mais qui peuvent être construites – comme l’avait montré par exemple la brève période où Thomas Sankara, à la tête du Burkina Faso au début des années 1980, a pu faire du Fespaco un énorme événement populaire sans diminuer le niveau de qualité des films. Les festivals de cinéma (et les critiques de cinéma) du monde entier sont des ressources qui permettent de développer cette culture là où elle fait défaut.

Environnement, supports et formats : au défi de l’exemplarité, et de la fragilité

Le Festival de Cannes occupe une position qui le contraint à être pionnier dans le déplacement des manières de choisir et de mettre en valeur les films et ceux qui les font. Il est de facto dans une position qui fait modèle, qui doit faire modèle. Ainsi, dans un autre domaine, il est nécessaire que l’événement réputé le plus médiatisé dans le monde après les Jeux Olympiques joue un rôle particulier dans l’invention de stratégies concernant l’environnement. Cannes, qui a commencé de mettre en place des protocoles de bonnes pratiques environnementales, est appelé à jouer un rôle pionnier dans la reconfiguration des fonctionnements et des comportements, en phase avec une urgence qui ne cesse de s’aggraver. Le Festival a également esquissé en 2021 une programmation dite « Le Cinéma pour le climat », pour l’instant définie uniquement par le sujet des films, mais qui pourrait s’avérer beaucoup plus intéressante en devenant un laboratoire de réflexion sur les manières dont les mises en scène travaillent les enjeux écologiques – sans doute pas au sein d’une section à part mais transversale à toutes les sélections.

Dans ce contexte d’une attention accrue à ces questions, le recours aux ressources digitales (qui sont elles-mêmes loin d’être sans impact sur la détérioration des équilibres climatiques et écologiques, et ne sauraient être mobilisées sans discernement à cet égard) fait partie des grands chantiers qui concernent évidemment tous les festivals, toutes les grandes manifestations culturelles, mais à nouveau avec Cannes en première ligne. Ce sont ces questions, bien plus que celles installées par des stratégies de communication et des défenses corporatistes, que soulève principalement la relation aux technologies numériques.

Bien avant l’arrivée des plateformes de streaming, Cannes avait déjà servi de miroir grossissant à la querelle des formats et des modes de diffusion. En 1994, la présentation à Cannes des Roseaux sauvages d’André Téchiné et de L’Eau froide d’Olivier Assayas, véritables films de cinéma mais nés d’une collection commandée et produite par Arte, avaient allumé une polémique visant à l’exclusion de la sélection officielle des productions télévisuelles.

Trois ans plus tard, la sélection, toujours à Un certain regard, de Marius et Jeannette de Robert Guédiguian, et surtout son succès, menaient à l’érection de barrières qui n’ont depuis cessé de se consolider. Mais avant d’ironiser sur les réponses, contestables mais susceptibles d’être modifiées, qui ont été apportées, il faut se réjouir que la question ait été posée – grâce, également, à l’état de la réglementation française, qui maintient une distinction technique et financière entre film de cinéma et production audiovisuelle. Cette distinction a un sens, artistique et politique, et mérite de continuer à être pensée, discutée, réinterrogée.

Les récents modes de diffusion ont décuplé ces enjeux, et le bruit polémique qui les accompagne. Il faut rappeler ici que cela se produit dans un monde où, contrairement à ce qui se répète complaisamment, on n’assiste nullement au soi-disant grand remplacement des salles par les plateformes, mais au contraire à l’augmentation du nombre de grands écrans, à peu près partout dans le monde – les États-Unis étant, dans ce cas comme d’autres, un cas très singulier, qu’on pourrait cesser de prendre pour la boussole obligatoire pour tous.

Dans le contexte de la montée en puissance du streaming, qui contribue à ce que plus de films sont aujourd’hui vus par plus de gens que jamais auparavant partout sur la planète, Cannes s’est ainsi retrouvé pris en tenailles entre la position rigide des exploitants français et le lobbying surpuissant d’un seul diffuseur, Netflix, qui avec la complicité d’une grande partie des médias, et de certains autres grands festivals, a saturé l’espace public. Cela sans considération pour ce qui devrait être la question principale : est-ce du cinéma ? Est-ce un bon film ? Vouloir poser ces questions sans exclusive a priori ne signifie pas présenter à Cannes le tout-venant de ce qui déferle sur les plateformes, et assurément pas les séries. Mais là aussi, là comme toujours, film ou série, il faut y regarder de près, c’est-à-dire objet par objet : présenté à Cannes en 2010, Carlos d’Olivier Assayas, qui a été pour des raisons de financement et de réglementation défini comme série, est sans conteste un film, et a d’ailleurs été diffusé comme tel, en salles, dans le monde entier sauf en France.

C’est compliqué ? Mais oui ! Il y aura des erreurs et des disputes ? Mais oui, aussi. Et ces erreurs et ces disputes aideront à continuer de réfléchir au nom de quoi existe un grand festival, et tous les autres, ce qui s’y joue et s’y jouera.

NDLR : Ce texte a été publié dans notre collection « Les Imprimés d’AOC », disponible en librairie.


[1] Les Film Festivals YearBooks publiés par le Film Studies Department de l’Université de Saint Andrews (Écosse).

[2] Cf. notamment James F. English, The Economy of Prestige: Prizes, Awards, and the Circulation of Cultural Value, ‎Harvard University Press, 2009.

 

Jean-Michel Frodon

Journaliste, Critique de cinéma et professeur associé à Sciences Po

Notes

[1] Les Film Festivals YearBooks publiés par le Film Studies Department de l’Université de Saint Andrews (Écosse).

[2] Cf. notamment James F. English, The Economy of Prestige: Prizes, Awards, and the Circulation of Cultural Value, ‎Harvard University Press, 2009.