Séries télé

En toute saison – sur la saison 2 d’En thérapie

Philosophe et Psychanalyste

Si le contexte pandémique donne à la deuxième saison d’En thérapie, diffusée sur arte.tv, un prétexte collectif et un argument communicatif, la série s’en défait rapidement. On s’aperçoit alors avec effroi de la banalité des motifs narratifs qui se rapportent au Covid, à la pandémie, comme si tout cela était vide et ennuyeux à côté du drame personnel que chacun apporte, de l’espèce de crise qui se déclenche à chaque séance, à chaque épisode.

À la diffusion de la première saison de la série En thérapie, en février 2021, je me souviens avoir été d’abord irritée par le concours de circonstances qui faisait que le hors-champ des attentats du Bataclan de 2015 se superposait au contexte de la pandémie. Celle-ci apparaissait comme l’après-coup d’un premier temps dans lequel nous avons découvert la catastrophe dont nous ne sommes plus sortis depuis. Le phénomène se répétant évidemment dans la diffusion de la nouvelle saison : le monde empirant, une crise s’imprime sur une autre (aujourd’hui la guerre en Ukraine et les élections présidentielles), au risque de faire penser qu’elles se ressemblent, que nous les vivons de la même façon – et que nous sommes tous également malades et fatigués.

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C’est bien toute la question, parmi les nombreuses que m’a posé la série : celle de la réalité collective des événements traumatiques, de la nécessité de leur reconnaissance, et de la nécessité inverse – celle de la réalité psychique singulière, et de l’autonomie avec laquelle on les traverse. On n’est pas tous traumatisés de la même façon – et c’est même à un certain point la production de l’interprétation des faits psychiques en masse, qui est traumatique (et tend à être fasciste) par définition.

Quelque part dans Malaise dans la civilisation, Freud a écrit qu’il n’y avait pas de solution collective ; entendre : pas de solution thérapeutique collective. Pour lui, cela signifiait que chacun devait œuvrer lui-même à l’amélioration de l’humanité. Chacun devait seul, comme un héros tragique, se confronter au destin. Il était plutôt contre la révolution autant que contre les fascismes, mais il croyait aux mythes comme forme d’éducation (qui sont, même dans la forme réactionnaire et patriarcale qu’il leur donnait, une façon efficace de figurer et d’agir sur la pulsion).

Cette phrase de Freud je me la rappelle souvent. Si je crois encore à la volonté générale, et au fait que la révolte puisse s’opposer à la guerre, à la destruction, au traumatisme sous toutes ses formes – je remets aussi au travail de l’analyse cette capacité à atteindre en chacun des zones où c’est bien aussi de politique et d’humanité qu’il s’agit (d’amour, de pulsion, de deuil, de racisme, de désir et de déception). Le combat a lieu là, alors, dans cette pièce où une personne parle et l’autre l’écoute, et où se déverse une violence inimaginable mais qui est au minimum la résonnance et la raison de celle qui explose partout sans cesse, et sur laquelle on reste sans prise.

Le travail de la série en contre-champ des événements produit une sorte d’historicisation (fût-elle télévisuelle) des faits vécus.

Passée l’irritation de cette drôle de combinaison temporelle produite par la superposition et la comparaison des événements traumatiques sur lesquels la série repose, je m’étais prise à regarder les épisodes en quelques jours, happée, et j’étais revenue sur ma position. Ce que j’avais perçu comme un malheureux opportunisme mettait aussi en valeur quelque chose d’essentiel : le fait traumatique que la pandémie agissait comme une suspension profonde de la conscience du temps, une altération de la mémoire due à la désorganisation des modes de vie et à l’éloignement social.

Le hors-champ des attentats dans la série faisait revenir ce souvenir, du souvenir, des traces, la conscience d’avoir vécu quelque chose – et avec, de peut-être encore plus précieux : la possibilité, propre à l’espace de l’analyse, d’une chambre d’écho pour que les événements s’inscrivent, pour parler, pour laisser des traces, pour rêver, pour se souvenir.

Il faudrait donc partir de là : s’il y a un certain malentendu sur la façon consensuelle par laquelle la violence collective est perçue (comme si on était tous d’accord) et amalgamée d’une saison à l’autre, laissant chacun.e et tou.tes sur le carreau – le travail de la série en contre-champ des événements produit une sorte d’historicisation (fût-elle télévisuelle) des faits vécus, une temporalité, et une décomposition de la masse de l’événement traumatisant sur des histoires, des psychés, des personnages. La série, la durée, la répétition, apportant à chacun (fût-ce de façon télévisuelle) une projection de soi-même dans le temps qui manquait, qui manque, qui disparaît.

Et c’est peut-être précisément ce que les unes et les autres vont chercher aujourd’hui en allant chez le « psy » : leur mémoire, et si possible les retrouvailles avec une certaine durée. Cette absence de délai, l’éradication du souvenir, c’est la vérité traumatique que cette série fait apparaître, et la réalité du monde dans lequel elle arrive, qui a fait que le psy – qui est thérapeute et pas exactement psychanalyste – est rentré dans nos vies, au point d’accéder au statut de personnage public admirable et admis après avoir été honni pendant des décennies.

La dernière fois qu’un moment politique avait suscité ce genre d’alliance avec la psychanalyse, c’était dans les années 1970, et donc dans un contexte révolutionnaire. Le traumatisme a remplacé la révolution dans les raisons qui conduisent en nombre les gens à consulter un psychanalyste. C’est en tout cas ce que peut donner à penser cette nouvelle saison, prise dans son époque, celle du choc et du soin, de la réparation et de la mémoire. Il y aurait peut-être une autre série à écrire (j’y réfléchis) où le psychanalyste serait aussi embarqué par les mouvements d’émancipation que par le traumatisme.

Mais ça n’est pas encore possible, et ça n’est peut-être pas souhaitable – si un psychanalyste peut devenir un personnage de fiction télévisuelle, il devra, comme personnage, lutter deux fois plus contre le pouvoir que lui octroie sa fonction (le transfert s’ajoutant au pouvoir de la télévision). Le psychanalyste du dernier Matrix, par exemple, était franchement l’ennemi de la révolution et de Donna Haraway : celui qui fait tout oublier en demandant de se souvenir, celui qui produit du souvenir traumatique personnel à la place de la révolte collective – et qui est même le nouvel architecte de la conspiration capitaliste du monde, le grand manitou auquel je décide ou non d’attribuer un savoir.

Si le contexte pandémique donne ainsi à la Saison 2 d’En thérapie un prétexte collectif, un argument communicatif à la série, celle-ci s’en défait rapidement. On s’aperçoit alors avec effroi de la banalité des motifs narratifs qui se rapportent au Covid, à la pandémie, comme si tout cela était vide et ennuyeux à côté du drame personnel que chacun apporte, de l’espèce de crise qui se déclenche à chaque séance, à chaque épisode.

La violence politique (l’état d’exception politique, la surveillance policière), la psychopathologie née de cette séquence pandémique est secondaire ou latente : ça n’est pas le sujet, ou bien, latéralement. Le sujet, c’est la série, ses personnages, leur dynamique, leur scénario – et une certaine image de la psychanalyse, et d’un rapport entre la psychanalyse, le cinéma, et la série.

Dans l’histoire des films, le psychanalyste a longtemps été un personnage triste, coincé et ennuyeux, portant son lourd fardeau, et qui allait toujours plus mal que ses patients. Pensez à Ingrid Bergman dans La Maison du Dr Edwardes ou à Nanni Moretti dans La Chambre du fils. On n’aurait pas eu envie d’en faire une série. Puis il y a eu quelques acteurs et des films (je pense par exemple à Virginie Efira dans Sibyl ou Viggo Mortensen dans A Dangerous Method) qui ont su donner chair à ce personnage fuyant et abstrait, et rattraper, de la psychanalyse et de son histoire, le ressort dramaturgique, subversif et sensuel.

Les débuts de la psychanalyse, ses controverses sur la règle d’abstinence (qui consiste essentiellement à ne pas coucher avec ses patients) font le ferment de la première saison dont la seconde est le moment plus dépressif – quand le psychanalyste Dayan est confronté aux effets de ses interventions, qui mêlent autant des actes de paroles décisifs que des gestes amoureux transgressifs.

Si le psychothérapeute agit généralement plus que le psychanalyste (dont l’image se refuse à la mise en scène puisqu’il ne parle même pas : c’est le topos du type terne qui prend des notes derrière le divan) il agit ici deux fois plus, et deux fois plus vite. La force de proposition de cette série repose en effet sur le rapport entre la temporalité, le rythme exigé par la narration d’une série, et celle d’une séance d’analyse. La durée d’une séance d’analyse a quelque chose d’incalculable.

Qu’elle soit fixe ou variable, c’est une durée faite pour accueillir une autre sorte de durée, psychique, faite de sauts et d’oublis, de souvenirs et d’interruptions. Une demi-heure s’écoule qui peut sembler durer une journée ou une minute. Parfois, il ne se passe presque rien, rien d’autre que le fil d’une parole qui se déroule à la recherche de son objet. Dans la série, il doit à tout prix se passer quelque chose. Il s’agit du rapport entre un épisode et une séance d’analyse. L’épisode n’est pas filmé du point de vue de l’analyste. Pour chaque patient-personnage, une mise en scène, un metteur en scène est attribué – qui est aussi le metteur en scène du psychanalyste.

Ça change, ça bouge beaucoup. S’il y a une certaine unité dans les plans – on est la plupart du temps dans le cabinet, gros plans sur les visages – on ne ressent pas la répétition comme elle peut exister, pour l’analyste comme pour le patient, en séance d’analyse. Il doit se passer quelque chose ici pour que ça avance.

Entre une séance et l’autre du même patient (on peut regarder la série en suivant les patients un par un plutôt qu’en continuité) il semble s’être écoulé parfois plusieurs semaines, les conséquences d’une séance sont considérables et ultra-rapides. Dans l’analyse réelle aussi il se passe toujours quelque chose, en réalité, mais cette chose apparaît ou non, se déclare ou non, fait agir ou non. La façon dont l’exigence narrative de l’écriture de la série pousse le processus thérapeutique est le ressort sur lequel s’appuie évidemment l’efficacité de son déroulement.

La vie hors-champ entre deux séances fait avancer la série et la thérapie. Celle-ci répond aux questions de la vie, de l’échec et de la douleur. Elle est tournée vers l’extérieur. Chaque personnage (je parle en considérant les deux saisons) souffre d’un problème de vie, avant tout – il n’y a à proprement parler pas de « névrose de transfert », le temps ne le permet pas – mais il y a bien du transfert, sous sa forme initiale, de séduction, de suggestion, et de passages à l’acte. Tout est agi, et la parole vient des actes réalisés. C’est ça qui se raconte, surtout. Mais il y a aussi des souvenirs, des rêves, qui interviennent comme pivots ou comme objets transitionnels pour donner socle au récit de chaque patient et à toutes ses actions.

En devenant ce personnage qui est plus sympathique et plus interventionniste que n’importe quel thérapeute ou analyste, Dayan essaie de rattraper la vie.

C’est donc bien une sorte d’analyse en accéléré, et chauffée au maximum, l’interruption des séances jouant avec le climax du scénario pour reporter sans cesse le problème, le conflit, au prochain épisode. Je n’irai pas au bout des ressemblances et des différences entre le format de la série et celui de l’analyse, la forme de l’épisode à celle d’une séance. Les séances de chacune et chacun sont prises dans une précipitation, une espèce de fuite, la logique d’une résolution qui fait la consistance du surmoi des séries et de l’écriture scénaristique aujourd’hui (il faut que ça avance ; il faut que ça évolue ; qu’on comprenne comment le personnage progresse).

Cette espèce de fuite, de course maniaque, c’est elle, à la fin, qui devient traumatique et symétrique à son époque. Le psychanalyste Dayan n’en finit pas d’agir, d’incarner l’homme en sortant de la neutralité à laquelle il est censé se tenir ; il accompagne une malade d’un cancer aux urgences ; il nourrit le petit Robin qui suit un dangereux régime ; et même quand il n’agit pas ses paroles ont des conséquences immédiatement tragiques. La série est rattrapée par son époque – et par les débuts de la psychanalyse et tout ce qu’elle s’est interdit pour acquérir sa légitimité. Mais il y a là quelque chose d’assez ingénieux pour marcher, sans faire croire pour autant à la guérison, au bout du compte.

Au bout du compte, la guérison c’est la vie elle-même. En allant plus vite que la musique, en devenant ce personnage qui est plus sympathique et plus interventionniste que n’importe quel thérapeute ou analyste, Dayan essaie de rattraper la vie. C’est la leçon qui arrive au trentième épisode. Quand Dayan parle à Claire, sa superviseuse (Charlotte Gainsbourg) de son envie de « tourner la page », de quitter le Pré Saint-Gervais, de ne plus être analyste.

Il a été rattrapé par la vie, à force d’agir ; il a été rattrapé par la mort de son père ; il ne peut plus être le saint qu’il a toujours été (en voulant sauver sa mère du suicide et de la dépression). Les raisons inconscientes qu’il avait d’exercer son métier d’analyste se sont décomposées, n’ont plus lieu d’être. C’est comme s’il renonçait à chercher, à savoir. Et au fait que savoir permettait de changer les choses.

Ce moment est aussi celui où il est susceptible de devenir psychanalyste pour de bon : celui où la connaissance qu’il a de la tragédie est renvoyée à la contingence de l’inconscient comme du réel – à la vie. Le lieu paradoxal où il accède, après chacun de ses patients, n’est pas la guérison ni le savoir, mais la reconnaissance d’une errance définitive, celle d’Œdipe si on veut (même si ça sonne un peu fort). Arrivée à l’issue de cette seconde saison, et pour revenir au début de mes questions, je réfléchis à l’importance de cette position qui consiste à savoir très bien quelque chose sans en être averti. Ce n’est pas seulement le drame du héros tragique et de l’inconscient, c’est la leçon de sa puissance et du fait qu’on ne s’en sort que par des bouts, des détours, des ruses, des constructions.

Savoir n’empêche pas les choses d’arriver. Et ça ne veut pas dire justement qu’on sait déjà ce qui va arriver. Toutes ces actions déployées n’auront peut-être servi à rien. La certitude d’une cohérence entre les pensées et les actes est périlleuse puisque l’analyste lui-même est pris au drame de sa propre méconnaissance (de l’amour de son père pour lui). Mais voilà : qu’est-ce qu’on fait de nos pensées, de ce qu’on sait déjà, et de ce qu’une analyse peut nous apprendre ?

La question n’est pas dans le plaisir de savoir et d’avoir compris, ni d’être sûr de savoir ce qu’il va se passer (qui est encore une façon de croire et d’aimer des convictions de l’enfance) – mais dans la décision qu’on prend du fait de ce savoir qu’on a, qui est un choix entre nos douleurs et nos fascismes intérieurs : un choix de la durée contre la vitesse. Un choix de l’amour contre la maladie.

Le choix de la vie contre la mort. Si le monde va vite et se précipite, si la série va aussi vite que lui, elle aura ouvert pour moi cette fenêtre, ce miroir sur ma propre pratique et le temps qu’elle demande, le temps que requiert la pensée, même s’il n’est plus temps, même s’il est aussi grand temps. En somme et pour conclure : la seule condition de l’action et peut-être du changement repose sur ce délai, sur ce dehors. C’est peut-être cette solution qui ne peut pas être collective, selon Freud – mais dont les effets le sont forcément, quand elles atteignent la possibilité de ne pas se donner raison.

En Thérapie, une série d’Éric Toledano et Olivier Nakache, 35 épisodes de 26 minutes, sur arte.tv.


Mathilde Girard

Philosophe et Psychanalyste