Le Tout-monde du futur – à propos de Tè Mawon de Michael Roch
Faisons connaissance : Michael Roch, né à Lyon, s’est installé en Martinique il y a 6 ans pour renouer avec une de ses identités fortes dont il avait été coupé par son histoire familiale. C’est là que se déroule son troisième roman, Tè mawon. Ou plus exactement, Michael Roch a imaginé une mégalopole, Lanvil, qui recouvre toutes les îles des Caraïbes, de Cuba au Venezuela, où s’affairent ses personnages. Se faisant, il ne rompt pas avec la veine horrifique qui est la sienne depuis qu’il publie romans et nouvelles – cela fait une dizaine d’années. En plaçant l’action de Tè mawon dans cette région du monde, il donne une nouvelle orientation à sa démarche littéraire. Il lui ajoute une caractéristique, dont le sens politique est non négligeable. Et s’affirme ainsi comme l’un des pionniers du genre qu’il nomme lui-même : science-fiction caribéenne francophone.
Pour autant, l’éclosion de Michael Roch en tant qu’écrivain caribéen ne relève pas d’un phénomène de génération spontanée. Son geste s’inscrit consciemment dans l’histoire littéraire antillaise, dont son roman est profondément marqué. Mais Roch ne thésaurise pas l’héritage reçu de Césaire, de Glissant, et de ses pairs toujours bien vivants que sont Raphaël Confiant ou Patrick Chamoiseau (qui a récemment salué le talent du nouveau venu : « Je suis très heureux de lire Michael Roch, il ajoute une dimension précieuse à notre littérature, il la rapproche de sa maturité »). Que ce soit parce qu’aucun autre avant lui n’avait emprunté les voies de la science fiction, ou au regard de la langue qu’il déploie, Michael Roch vivifie l’héritage d’« écrire en pays dominé », le prolonge en lui apportant du sang neuf et une vigueur politique nouvelle.
Esquissons les grandes lignes de l’intrigue. Au centre de celle-ci, dans un futur qui n’est pas forcément lointain, Lanvil, donc. Une méga-cité, tout en verticalité, divisée en deux. En haut, ou « Anwo Lanvil », l’humanité propre sur elle, riche (mais qui a aussi ses salariés, ses exploités), à l’urbanisme high-tech et sans âme, dont toute végétation a été expurgée. Ainsi s’exprime un des personnages du roman : « Lanvil est immensément belle de ponts, de digues, de voies rapides ornées de lumières, de zones calmes et résidentielles, de zones balnéaires dotées de restaurants et hôtels de luxe. Toute cette splendeur s’assoit sur le quart-monde. »
Ce « quart-monde », on le devine, c’est l’« Anba Lanvil », les bas-fonds peuplés de pauvres hères, indésirables en haut, le rebut du monde « civilisé », catacombes mitées, vermoulues, dont il faut recoller les tuyaux, rebouchez les fuites, sinon « c’est toute la merde d’Anwo Lanvil qui nous tombe dessus. » Ce Lanvil d’en bas est la hantise du Lanvil d’en haut, parce qu’il fomente des mouvements de grève contagieux. À cause surtout de la menace permanente d’attentat qu’il représente.
Michael Roch n’a pas cherché à se concilier d’emblée le lecteur de la métropole en se rangeant du côté de la langue la plus forte.
Cinq personnages prennent tour à tour la parole. Pat : de sa misérable tanière, tout en bas (« Fondok anba Lanvil »), où il s’est exilé, cet ancien meneur d’hommes ayant perdu de sa superbe persiste à rêver de tout renverser en retrouvant le lieu où ont été sauvegardés des restes de l’ancien monde, celui des ancêtres, découverte qui aurait pour conséquence de libérer le peuple de ses entraves. D’où le titre du roman : Tè (ou « terre ») mawon (de marronage, terme signifiant un esclave enfui, et donc émancipé). Pat a deux sœurs, Ézie et Lonia, qui ont réussi à intégrer le haut Lanvil.
En conflit permanent, elles travaillent pourtant ensemble au service d’un autre personnage important du roman (mais qui ne fait pas partie des narrateurs,) Ernesto Kossoré, le leader politique de Lanvil, qui cache derrière un pseudo humanisme une face sombre et criminelle. Enfin, deux jeunes inséparables : Joe, tout juste arrivé de France (on ne dit jamais « la métropole » dans ce roman), des quartiers nord de Marseille, pour retrouver son amoureuse disparue, et Patson, le fils de Pat, prêt à tout pour impressionner son père.
Les romans à plusieurs narrateurs ont fréquemment ce défaut que leurs voix se différencient peu ou pas du tout. Ce n’est en rien le cas dans Tè mawon. Au contraire, ceux-ci sont très identifiables en fonction de leur langage. Chez Pat, le créole est omniprésent (« Je pense en kréyol, car c’est le seul morceau de moi qu’il me reste des ancêtres », dit-il). Ézie, adepte de tous les artéfacts trans-humanistes (exemple : sa vue est démultipliée grâce à ses lentilles incorporées « vwé+ »), parle un français mâtiné de cyberpunk. Tandis que Joe a importé son argot des cités marseillaises.
Autant dire que la langue de Tè mawon est l’un des enjeux cruciaux du roman. Et le résultat auquel Michael Roch parvient est très impressionnant, métissage de différents registres sémantiques, où l’on décèle en outre du créole avant-gardiste (« ils highquiescent »), du verlan (« teshmi »), ou des expressions courantes à la mode (« cuire le cul »). Ce qui peut donner dans la bouche de Pat : « Les babilòn ont infesté les creux de Tèsenvil. Ils libèrent des bobot qui se perdent dans l’ombre et ki ka vwè tout. Des mabouya ki ka sivéyé nou, il dit. Konsidiré des petits lézards, des mouchards. De là-haut, Lanvil cherche à identifier tous ceux qui manigancent dans son labyrinthe. Elle cherche des opposants. Elle enregistre le mouvman, fait des trajectoires, contrôle chak fidji. Elle zyé tout. Elle reconnaît. Sauf ceux qui sont makiyé. »
Et le lecteur ou la lectrice peu familiarisé.e avec le créole de se dire qu’il n’est peut-être pas facile d’entrer dans Tè mawon. Ce qui est le cas, en effet. Autant ne pas le cacher, car il y a là un véritable engagement de l’auteur. Que l’une des deux sœurs, Ézie, traductrice, explicite de cette manière : « Chaque langue est un véhicule. Il est impossible de nous comprendre sans nous parler, sans nous traduire et sans laisser à la langue de l’autre l’espace qui lui est nécessaire pour exister. Ce qui nous aliène, c’est la dépossession d’une langue au profit d’une autre ».
Même environnée de brume dans ses premières mesures, la partition que joue cette prose nerveuse est forte de ses reliefs et riche de ses tonalités.
Michael Roch n’a pas cherché à se concilier d’emblée le lecteur de la métropole en se rangeant du côté de la langue la plus forte, c’est-à-dire en écrivant dans un français académique ou, plus habilement, parsemé de touches exotiques. Point de lexique non plus en fin de volume, qui aurait été une trahison. Ce geste n’est pas seulement un pari littéraire. Il relève d’une position politique. Comme l’analysait Pascale Casanova dans son grand livre La République mondiale des lettres[1], « pour accéder à la reconnaissance littéraire, les écrivains dominés doivent […] se plier aux normes décrétées universelles par ceux-là mêmes qui ont le monopole de l’universel. Et surtout trouver la “bonne distance” qui les rendra visibles. S’ils veulent être perçus, il leur faut produire et exhiber une différence, mais ne pas montrer ni revendiquer une distance trop grande qui les rendrait, elle aussi, imperceptibles. » Autrement dit : illisibles. Et quelques lignes plus loin, elle citait ce propos de Jean Cassou, daté de 1924 : « Nous demandons aux étrangers de nous étonner, mais d’une manière que nous serions presque disposés à leur indiquer, comme si leur rôle était de servir, au lieu de leur race, notre plaisir. »
Tè mawon ne se soumet pas à l’exigence moyenne de confort de lecture, il conforme son lecteur. Qui, petit à petit, saisit des repères, trouve à s’éclairer, et pénètre dans les arcanes du texte. D’autant que l’auteur facétieux lui facilite un peu la tâche en lui donnant quelques clés… mais une fois celui-ci arrivé page 107 ! En même temps, il serait faux de dire que le plaisir, pour reprendre le terme de Cassou, n’est pas au rendez-vous. Même environnée de brume dans ses premières mesures, la partition que joue cette prose nerveuse est forte de ses reliefs et riche de ses tonalités. Ça sonne, ça rape, et ça dérape. Certains thèmes sont même très impressionnants. Comme cette chute profonde dans la mer du véhicule où se trouvent Joe et Patson, et dont on ne sait trop comment ils vont se sortir. Le tout ponctué de trilles d’humour bien dosées.
C’est que Roch sait aussi mener une narration haletante avec efficacité. Dans cet univers d’artificialité technologique (en haut), de fluides guérisseurs (l’huile de nanotek), et de sales odeurs qui finissent « par vous scier la conscience » (en bas), on compte un traître, des disparitions d’enfants, une vieille femme, Man Pitak, diseuse de vérités secrètes, un Chinois qu’on prend pour un autre, et un projet de soulèvement.
Les perspectives de l’intrigue dépassent la seule révolution sociale que l’évidence de la dichotomie entre l’« Anwo Lanvil » et l’« Anba Lanvil » appelle. Même si Ézye (et sans doute aussi l’auteur) en chante les raisons avec lyrisme : « Nous avons la rage de n’avoir jamais été vengés ni rétribués, mais encore une fois laissés pour compte. Nous avons la rage de l’injustice. Elle ne nous a jamais quittés, des temps de l’esclavage, des temps de l’oppression aux temps de la souveraineté ». À l’horizon, il y a beaucoup plus. Comme mentionné plus haut, dans les rêves de Pat, et finalement de bien d’autres autour de lui, il y a cet endroit mystérieux, ces « trous » dans ce cauchemar qu’est Lanvil, où réside la terre des ancêtres. Ce que Pat nomme : le « Tout-monde ».
Et voilà le concept d’Edouard Glissant qui intervient dans l’intrigue, sous la forme d’un Graal tant regretté, synonyme du retour à un lieu des possibles (une utopie) et des existences reliées mais non programmées, non contrôlées, non assignées. De la même façon, Michael Roch introduit dans son récit le terme de « diversalité », proposé initialement par Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant dans Éloge de la créolité[2], qui « oppose à l’universalité la chance du monde diffracté mais recomposé, l’harmonisation consciente des diversités préservées ».
Avec Té mawon, Michael Roch pose les fondations de son afrofuturisme caribéen en s’appuyant ouvertement sur ses aînés. Dans les dernières scènes, il explicite, parfois peut-être un peu trop, les valeurs humaines qu’il y met. Qu’à cela ne tienne. Son anti-dystopie est un acte rageur et flamboyant qui augure excellemment de la suite.
Tè mawon, Michael Roch, Éditions La Volte, mars 2022, 215 p.