Cinéma

« Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour » – sur Les cinq diables, El agua et Alma viva

Critique

Les cinq diables de Léa Mysiu, qui sort en salles le 31 août, s’ouvre sur la saisissante image d’un grand brasier qui va tenir lieu de bûcher social pour celle qui l’a allumé. Cette histoire de femmes discriminées en milieu rural et de rituel magique résonne fortement avec deux autres films présentés eux aussi lors de la dernière édition cannoise : El agua de Elena Lopez Riera et Alma viva de Cristèle Alvès Meira.

Parcourir le festival de Cannes lors de sa dernière édition au mois de mai, c’était avoir l’assurance de croiser quasi quotidiennement le destin de sociétés de femmes et de rituels magiques ancestraux transmis plus ou moins clandestinement. La sorcière fait son retour dans la culture comme figure de l’oppression ou de l’émancipation de la femme. Mona Chollet en a synthétisé les manifestations dans un essai Sorcières, la puissance invaincue des femmes qui squatte les tables des libraires depuis sa parution en 2019 et dont Léa Mysius revendique l’influence au sujet de son deuxième long métrage, Les cinq diables qui sort en salles le 31 août.

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Cette histoire de femmes discriminées en milieu rural et de rituel magique résonne fortement avec deux autres films présentés eux aussi lors de la dernière édition cannoise. Respectivement projetés à la Quinzaine des réalisateurs et à la Semaine de la critique, les premiers longs métrages El agua d’Elena Lopez Riera et Alma viva de Cristèle Alvès Meira questionnent aussi ces motifs de la distinction de la féminité au milieu d’une société patriarcale et usent du motif de l’irrationnel pour brouiller les genres et accueillir le fantastique dans des fictions réalistes. Comme le clamait déjà les féministes américaines des années 1970 qui en avaient fait leur symbole : « Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour ».

Les procès faits aux femmes

« T’as déjà brûlé sur un bûcher ? » : cette question incongrue posée par Béatrice Dalle à Charlotte Gainsbourg ouvre Lux aeterna, moyen métrage de Gaspar Noé présenté à Cannes en 2019. Le partage d’expérience entre ces deux comédiennes qui jouent leur propre rôle est évidemment à double sens. Au sens propre : « as-tu déjà joué le rôle d’une sorcière ? », mais aussi dans une acception figurée, Béatrice Dalle questionne sa consœur, quelques mois après l’affaire Weinstein, sur les stigmatisations ou le harcèlement qu’elle aurait pu subir de la part des hommes en tant que femme et en tant qu’actrice.

Les deux significations vont se déployer dans les deux parties du film dans lequel Béatrice Dalle y joue une cinéaste à qui son tournage échappe. Sa méthode déplaît à sa production qui la tourmente et la fait suivre par un réalisateur officiellement auteur d’un making-of, mais consignant officieusement un tournage catastrophique pour enregistrer les fautes dont pourrait se rendre coupable la réalisatrice acculée par l’agressivité de son équipe.

Charlotte Gainsbourg doit donc être crucifiée, mais la séquence, victime d’un sabotage, se transforme en torture pour l’actrice qui hurle de malaise et supplie qu’on la détache. L’effet de flicker produit par l’éclairage trafiqué se retourne aussi contre le spectateur que Noé se plaît à faire souffrir. La crucifixion est pour lui l’argument pour déchaîner son cinéma, triplant l’écran, le baignant de couleurs et de fureur et lui permet de se livrer à un exercice de style dans lequel il se mesure à ses grands maîtres.

Après un prologue fait de citations de crucifixions mises en scène par Dreyer et d’autres, il affole son cinéma sous l’hystérie de la situation. Cette crucifixion n’est pas simple exercice formel : elle joue aussi pour métaphore d’un cinéma structurellement machiste qui se défie de réalisatrices et objectifie les actrices. Le désordre de Béatrice Dalle n’est pas sans faire penser à ce qu’on imagine de la méthode de Gaspar Noé habitué à travailler sans scénario et dont on ne serait pas surpris de l’entendre déclarer : « Béatrice Dalle, c’est moi », tant le réel et la fiction s’imbriquent dans son film.

À vrai dire, il n’est pas neuf que la sorcellerie soit un motif de cinéma, ni qu’elle le soit sous ce double auspice : désigner les faux procès faits aux femmes à travers les âges tout en injectant du surnaturel à un récit. Mais elle l’a souvent été dans cette représentation grandiloquente de cérémonies de torture publique prises entre critique de l’obscurantisme et jouissance du spectacle de la souffrance. Les films de Léa Mysisus, Elena Lopez Riera et Cristèle Alvès Meira se détournent des manifestations spectaculaires pour porter leurs regards sur la sorcellerie d’arrière-cuisine et les croyances clandestines. Elles en empoignent les légendes pour en prélever un récit sur l’oppression ou la résistance des femmes tout en s’en servant pour abolir les frontières de la forme et mêler réalisme et fantastique. Elles excluent surtout les hommes dans le hors-champ et confrontent les femmes à leurs propres croyances païennes.

Éparpiller le récit

Les cinq diables s’ouvre sur la saisissante image d’un grand brasier qui va tenir lieu de bûcher social pour celle qui l’a allumé. Des gymnastes en justaucorps pailletés se massent devant les flammes en hurlant. Cet événement traumatique pour le village de Haute-Savoie où il se déroule va sonner l’exclusion de Julia que la population locale rejette pour trois raisons : elle est noire, lesbienne et elle voit des esprits. Le film s’attache à reconstituer l’avant et l’après de cette catastrophe, construisant sa temporalité comme un ruban de Möbius dans lequel les époques se rejoignent en dehors de la vraisemblance.

Dix ans après l’incendie du centre sportif des cinq diables, Vicky, une fillette métisse, grandit dans une relation fusionnelle à sa mère Joanne, jouée par Adèle Exarchopoulos. Léa Mysius offre à l’actrice son premier rôle de ménagère. En survêtement, elle plie le linge, fait les courses, cuisine alors que les photos d’elle en Miss de sa région désignent combien son incandescente présence physique l’appelait à un tout autre destin.

Au bord du lac où elle va nager chaque jour, elle découvre l’étrange pouvoir de sa fille : celle-ci est dotée d’un odorat surpuissant et quasi primitif. Les odeurs sont pour elle autant de souvenirs qui la replongent dans des situations du passé et lui permettent même de voyager dans l’adolescence de sa mère, obsédée qu’elle est par le mystère qui entoure sa propre conception.

Le récit fragmenté du drame qui a agité cette petite communauté rurale souffre de deux grandes incohérences : pourquoi Joanne a-t-elle épousé le père de Vicky (la simple explication de la vengeance paraît un peu courte pour s’aliéner toute sa vie un homme qu’elle n’aime pas dans un lieu qu’elle honnit) et surtout : comment expliquer les visions de Julia avant son arrivée dans le village des Alpes ? Mais Léa Mysius laisse béantes ces interrogations et préfère appuyer son film sur quelques séquences à la forte emprise sensorielle (le karaoké, le spectacle au centre sportif des cinq diables, la fête dans les bois …).

Chez Vicky, la sorcellerie est innée. Elle ne la tient d’aucune hérédité, d’aucun enseignement. Sa maîtrise des senteurs la pousse à conserver et inventorier les odeurs des personnes et objets qui l’entourent. Puis l’incitent à concocter des poisons pour chasser Julia qu’elle voit comme une intruse. Le jus d’un corbeau bouilli dans son jardin devrait faire fuir celle qu’elle appelle « cette gouine diabolique », faisant sien le discours qui a des siècles durant lié sexualité féminine non reproductive avec le « dieu d’en bas ». Mais les odeurs des corps lui servent surtout à sentir la sensualité que tout le village cherche à emprisonner, et à voyager dans le temps. La puissance olfactive a le pouvoir de la déplacer brutalement hors de sa maison dans le passé. Le pouvoir de Vicky est puissamment cinématographique, pure force de montage. De fait, l’ouverture est constituée de trois moments apparemment sans lien qui s’entrechoquent et sèment le trouble de l’énonciation.

Le regard hébété de Joanne devant l’incendie ; Vicky qui se réveille en sursaut dans son lit ; un plan zénithal qui suit la menace d’une voiture s’approchant du petit village : cette succession invite à tisser des liens entre ces moments pourtant bien distincts et à imaginer que ce qui les agence, c’est le regard ingénu (ou l’imagination) de la fillette, tel qu’à travers les lunettes kaléidoscopiques qu’elle porte un soir au bar. Sa conscience et son drôle de « shining » semble justifier ces étranges effets de boucle temporelle : Joanne passe, en un raccord, de son groupe de gymnastes adolescentes à des cours d’aquagym qu’elle dispense à des mamies. La coupe d’une époque à l’autre donne la sensation fugace que ses amies ont toutes prématurément vieilli tandis qu’elle seule est restée miraculeusement jeune. Vicky elle-même, dotée d’une extraordinaire autorité dans son tout petit corps, semble parfois être la mère de ses parents.

Traduire par le cinéma les histoires entendues au coin du feu

Cristèle Alvès Meira a grandi entre la France où ses parents s’étaient installés et l’ouest du Portugal où elle a passé tous ses étés dans le village du Trás-os-Montes où elle a tourné Alma viva. Une petite fille qui, comme Vicky, à un peu moins de dix ans, réussit la synthèse refusée par la génération précédente, entre une culture urbaine moderne et une tradition rurale faite de mythes qu’on se raconte sans savoir s’il faut y croire vraiment. « Je voulais être dans la transmission de cette mémoire archaïque de ce que serait la culture portugaise traditionnelle, comme une sorte de matrice originelle des légendes qui se transmettent habituellement oralement. Je voulais traduire par le cinéma ces histoires entendues au coin du feu », confiait la cinéaste dans un entretien à Olivier Père pendant le Festival de Cannes. Salomé passe l’été dans le village de sa grand-mère qui lui enseigne les rites pour éloigner le mauvais œil et converser avec les morts. Les apparitions s’intègrent à une façon de filmer très réaliste, fort éloignée du psychédélisme convoqué par Léa Mysius.

Cristèle Alvès Meira tourne avec des acteurs non professionnels qui donnent à leur rôle la densité de leur personnalité. Le temps semble s’être arrêté dans ce village vidé par différentes vagues de migration vers la France et la Belgique et où l’homosexualité ou le divorce sont mal perçus. Dans la chronique estivale de ce village touristique, la vie de Salomé suit les activités des adultes. Le rapport à la nature, à la mort, surgit sans crier gare, comme lors d’une séquence de pêche à la dynamite où le calme d’un lac cesse brutalement quand l’explosion fait voler dans les airs des dizaines de poissons. Dans les entrailles de l’un deux, une mauvaise voisine glisse un sortilège que Salomé va apporter à sa grand-mère sans savoir que les deux femmes, anciennes rivales amoureuses, se vouent une haine mortelle. La malédiction se traduit par un épais vomi noir que crache la grand-mère.

La transmission des pratiques magiques a sauté la génération des filles transfuges de classe et de territoire pour se réincarner dans la suivante : cette idée théorique, le film la réalise de façon littérale puisque Salomé se voit possédée par l’esprit de sa grand-mère et elle doit embrasser ses croyances pour se départir de cet encombrant fantôme. Cristèle Alvès Meira filme l’inclusion des traditions païennes dans le quotidien avec une forme de réalisme magique qui réhabilite en même temps qu’il documente des pratiques sur le point de disparaître.

On peut voir dans cette tendance un héritage de Miyazaki Hayao. Dépité que la mythologie shintoïste s’efface totalement des connaissances des enfants de sa culture, le cinéaste japonais a réalisé avec Le Voyage de Chihiro (2001) un chant d’amour aux yokaï pour revaloriser le lien entre fantastique et amour de la nature. Là où la sorcellerie incarnait chez Disney le Mal absolu qu’il faut fuir à tout prix, elle devient chez Miyazaki une force tellurique qu’il convient de respecter.

C’est un cheminement similaire que l’on trouve dans le parcours d’Elena Lopez Riera, qui a quitté la région espagnole rurale proche d’Alicante dans laquelle elle a grandi pour mieux retourner la filmer dans deux très beaux courts métrages : Pueblo dans lequel une procession religieuse fait suite, au petit matin, à la fête électro qui a rassemblé les jeunes du village toute la nuit durant ; et Los que desean qui documente une fascinante tradition de concours de pigeons peints qui répandent dans le ciel d’improbables couleurs. Au cœur de l’été, tout le monde s’ennuie ferme dans le village de El Agua.

Une légende s’y propage depuis la nuit des temps : le fleuve qui borde cette région rurale peut s’amouracher de certaines femmes, les remplir d’eau, puis les rappeler à lui, causant des inondations diluviennes. La cinéaste plaque sur son récit une indifférenciation entre ce qui est vraisemblable et ce qui ne l’est pas. Phénomènes magiques ou récits familiaux se mélangent en une seule histoire commune où se perpétuent la solitude des femmes et leur stigmatisation.

Ce qui détonne dans El agua, c’est que le récit de la légende du fleuve vient trouer la chronique d’un été adolescent alangui par l’ennui, mais pas de la façon dont on pourrait s’y attendre. La fiction ne s’ouvre pas au fantastique, mais au contraire, au témoignage documentaire. Face à la caméra, dans leur cuisine, des femmes du village racontent leur version du mythe, leur propre savoir de cette malédiction qui fait de la séduction des femmes une calamité collective. La vérité qui s’en dégage est implacable : aujourd’hui encore, les récits que l’on se transmet dans cette région viennent soupçonner et punir le potentiel de séduction des femmes.

La simplicité de ces paroles est doublement plus brutale que le flicker halluciné qu’imposait Gaspar Noé à son spectateur dans Lux Aeterna : par son caractère authentique, d’une part. Mais surtout parce que cette violence de la méfiance permanente se perpétue, dans El agua, de femmes en femmes, en tenant à l’écart la domination masculine qu’elles ont intégrée. C’est bien à cette mise en garde que semble nous appeler le regard que porte la petite fille à la caméra dans le plan final des Cinq diables : on ne sait si son air mi-énigmatique mi-réprobateur s’adresse aux personnages présents dans la pièce, à Joanne qui adressait le même regard caméra au tout début, ou au spectateur, mais il somme de ne pas détourner les yeux.

Les cinq diables, réalisé par Léa Mysius, en salles le 31 août 2022.
Alma viva, réalisé par Cristèle Alvès Meira, en salles le 15 mars 2023.
El agua, réalisé par Elena Lopez Rier, en salles le 23 mars 2023. 


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