Éducation

Sortir des contradictions du collège

Sociologue

En dépit d’un « décor » républicain égalitaire et homogène, l’offre scolaire n’est jamais véritablement celle du collège unique. Pourtant, si nous pensons que l’école doit donner à tous une culture et des compétences élémentaires communes à toute une génération, le choix du collège pour tous s’impose. De là la nécessité de revoir les programmes afin de s’interroger sur ce qui est utile à tout futur citoyen, et pas seulement aux élèves destinés à une formation supérieure générale et sélective.

Depuis sa création en 1975, le collège unique cristallise les contradictions et les tensions du système scolaire français. René Haby affirmait que, tous les élèves y entrant désormais, le collège devait prolonger la vocation de l’école élémentaire commune jusqu’à l’âge de 16 ans, mais, au nom de « l’excellence pour tous », ce collège devrait aussi être le premier cycle du lycée « bourgeois » longtemps réservé aux seuls bons élèves. Le collège français est donc « génétiquement » contradictoire et la querelle opposant les tenants du « collège pour tous » à ceux du « collège pour chacun » ne s’est jamais éteinte.

 

publicité

D’autres pays ont fait d’autres choix : les pays du Nord de l’Europe ont choisi l’école commune jusqu’à 16 ans, l’Allemagne a maintenu la sélection à l’entrée au gymnasium tout en développant un enseignement technique et professionnel de qualité. Selon les enquêtes de l’OCDE, pour les élèves âgés de 15 ans, la plupart des pays comparables obtiennent des résultats meilleurs et, surtout, moins inégalitaires qu’en France.

L’injonction paradoxale dominant le collège français a mis les enseignants dans une situation difficile puisqu’ils doivent adhérer aux ambitions de l’ancien lycée destiné aux meilleurs, tout en accueillant tous les élèves. Aussi avons-nous multiplié les dispositifs visant à réduire cette contradiction, sans que toutes ces mesures accumulées aient jamais véritablement démontré leur efficacité. Quoi qu’il en veuille, le collège unique trie les élèves, le tri scolaire étant aussi un tri social. En fait il s’agit d’un tri subtil mais terriblement efficace grâce à un mécanisme d’accumulation de « petites inégalités » qui s’agrègent au fil des scolarités pour aboutir à de grandes inégalités au terme des parcours scolaires.

La composition sociale des établissements joue un rôle décisif à travers le climat scolaire, les ambitions des enseignants et des parents, et le temps-même consacré aux apprentissages. Les inégalités se déploient aussi à l’intérieur de chaque établissement en fonction de la composition des classes, des options et des langues choisies, des filières singulières comme les classes européennes… En dépit d’un « décor » républicain égalitaire et homogène, l’offre scolaire n’est jamais véritablement celle du collège unique.

Les familles n’ignorant pas le rôle décisif des petites inégalités, notamment les familles de classes moyennes, la « demande » scolaire est résolument inégalitaire, chacun choisissant ce qui lui semble être le meilleur collège public ou privé, notamment dans les grandes villes où le choix est possible. Comme la carte scolaire est, par nature, socialement inégale, chacun a intérêt, soit à la défendre si elle lui est favorable, soit à la contourner afin d’optimiser les chances de réussite de ses enfants et, en la matière, les convictions idéologiques pèsent moins que les intérêts bien compris.

Aussi, toutes les réformes (1985, 1996, 2000, 2005, 2016) qui ont essayé de renforcer le caractère unique du collège unique se sont perdues dans les sables où se sont heurtées à de solides résistances. La dernière en date, celle de Najat Vallaud-Belkacem essayant de réduire le poids des « petites inégalités » de l’offre scolaire en limitant le regroupement des élèves en fonction de leur niveau autour des langues et des options rares, a été annulée par Jean-Michel Blanquer au grand soulagement de la plupart des parents et des syndicats enseignants majoritaires.

La plus décisive de ces réformes, celle du socle commun définissant les compétences attendues de tous les élèves en 2005, n’a guère changé les choses. Les programmes qui préparent au lycée d’enseignement général dominent encore la formation, pendant que le socle est perçu comme une sorte de lot de consolation pour les moins bons des élèves. Du point de vue des acquis des élèves destinés à l’élite, ce socle serait un renoncement alors qu’il essaie de définir ce que l’école commune doit à tous les élèves et donc aussi aux plus faibles d’entre eux.

Pourtant, le socle commun offrant des connaissances « élémentaires » et une éducation commune à tous les élèves devrait être une priorité avant que les élèves ne soient orientés vers des formations spécifiques et hiérarchisées. Le déplacement de cet objectif vers l’âge de 18 ans et au terme du lycée peut être envisagé, mais ceci pourrait être une fuite en avant tant que nous ne parvenons pas à construire un véritable collège pour tous, tant qu’une part importante des enseignants et des parents, de droite et de gauche, y sont sourdement hostiles.

Aujourd’hui, le débat politique semble bloqué. La droite conservatrice et l’extrême droite proposent d’abolir le collège unique en rétablissant l’examen d’entrée en sixième et les filières technologiques dont il n’est pas difficile de prédire quels élèves y seront accueillis. La gauche veut donner plus de moyens, multiplier les options sélectives partout au nom de l’égalité des chances, sans véritablement changer les règles du jeu afin de ne mécontenter ni les classes moyennes ni les syndicats majoritaires de l’éducation nationale. Elle veut continuer à faire, et à faire plus avec plus de moyens, ce qui ne marche pas vraiment.

Choisir le collège unique

Si nous pensons que l’école doit donner à tous une culture et des compétences élémentaires communes à toute une génération, le choix du collège pour tous s’impose. En effet, les systèmes méritocratiques sont relativement acceptables dès lors que la situation des moins favorisés et des moins méritants est la meilleure possible, quand le succès des vainqueurs ne dégrade pas le sort des vaincus. De la même manière que le SMIC définit le salaire en dessous duquel nul ne peut être rétribué, la culture commune ou le socle commun, peu importe comment on le nomme, devrait donc être une priorité. Cet objectif n’est pas si facile à atteindre : rappelons à ceux qui parlent d’instruction au rabais que si tous les élèves âgés de seize ans avaient atteint le socle et rien que le socle tel qu’il est défini aujourd’hui, le niveau moyen des élèves français serait parmi les meilleurs.

Cet objectif exige de revoir les programmes afin de s’interroger sur ce qui est utile à tout futur citoyen et pas seulement aux élèves destinés à une formation supérieure générale et sélective. Que doit-on savoir et savoir faire pour vivre dans notre société indépendamment des études dans lesquelles on sera engagé après le collège ? Les apprentissages pratiques et les embryons de formations techniques devraient être introduits au collège, et ceci pour tous les élèves. École commune, le collège devrait réduire la rupture pédagogique avec l’école élémentaire quand on sait que 20 % environ des élèves de sixième n’ont pas les acquis qui leur permettront d’avoir une scolarité « normale ». Pourquoi ne pas « mixer » les méthodes et l’organisation pédagogique entre l’école élémentaire et les deux premières années du collège ? Pourquoi ne pas favoriser ici la polyvalence des enseignants, comme c’était d’ailleurs la règle dans les anciens collèges d’enseignement général ?    

L’affirmation du collège pour tous ne règle pas le problème de l’hétérogénéité des élèves, notamment du point de vue des familles qui veulent optimiser précocement les performances de leurs enfants, qui craignent qu’ils perdent leur temps au collège. Mais, plutôt que de définir la norme scolaire à partir de ces élèves et de s’épuiser, avec un succès très limité, à soutenir les plus faibles, il serait possible de proposer à ces bons élèves des enseignements renforcés. Je sais que ceci peut sembler choquant, mais quand tous les élèves ont atteint le niveau que l’on attend d’eux en mathématiques par exemple, rien n’interdit à ceux qui le veulent de faire plus de mathématiques.

Bien sûr, ceci est inégalitaire, mais le fait qu’il existe des élèves excellents en mathématiques ne dégradera pas le niveau de ceux qui ont simplement les compétences attendues de tous, alors qu’aujourd’hui, la norme étant fixée par un programme fait pour les meilleurs, la majorité des élèves ont du mal à suivre et sont découragés. Tout est affaire de priorité et les inégalités ainsi créées ne dégraderaient pas le niveau des moins bons ; elles pourraient même les « tirer vers le haut ». Après tout, s’il est bon que tous les élèves fassent du sport, rien n’interdit à quelques-uns de devenir des champions, et ceci sans rien enlever aux autres.

Il va de soi que le principe d’hétérogénéité des classes et des établissements doit être une priorité, à la fois contre les rigidités de la carte scolaire et contre le « marché scolaire » tel qu’il se déploie au sein du public et entre le privé et le public. En la matière, quelques expériences sont encourageantes : à Paris des établissements socialement contrastés ont été « mixés » par le regroupement des classes de 6ème et de 5ème dans le même établissement et celui des deux classes suivantes dans un autre collège ; à Toulouse, au terme de longues négociations, les élèves d’un collège particulièrement défavorisé ont été répartis dans les établissements plus favorisés.

Tout est affaire de volonté et de connaissance fine du terrain. Par ailleurs, s’il est devenu très difficile d’empêcher les parents de choisir, il devrait être possible d’empêcher les établissements les plus « chics » de « faire leur marché » en choisissant leurs élèves. Qu’ils soient publics ou privés sous contrat, les collèges « choisis » devraient se voir imposer des quotas d’élèves en fonction de leur école élémentaire d’origine et, plus encore, en fonction du niveau scolaire des élèves qui s’adressent à eux. Mais la meilleure manière de freiner la fuite des établissements socialement défavorisés est encore d’assurer la qualité de l’offre scolaire de ces établissements et nous savons que, malgré les moyens et la mobilisation des enseignants, les Réseaux d’Éducation Prioritaire ne suffisent pas. On sait seulement que sans ces Réseaux, ce serait pire.

Un collège qui éduque

La fonction de tri s’est tellement renforcée dans l’école de masse que le projet éducatif est devenu secondaire dans une société qui demande pourtant tout à l’école. Toutes les enquêtes montrent que la capacité éducative de l’école n’est pas aussi robuste que nous pourrions le penser. Elle est même particulièrement faible pour les élèves qui ne réussissent pas et qui, souvent, résistent aux valeurs de l’école quand ils ne s’y opposent pas. Les échecs et les difficultés scolaires conduisent ces élèves à rejeter une école qui, à leurs yeux, les dévalorise et les exclut. Le vieux clivage entre l’instruction et l’éducation s’est d’autant plus creusé que la socialisation adolescente se déploie à côté de l’école, ou contre elle, et que la culture scolaire a perdu le monopole de la transmission et de l’autorité culturelle avec l’emprise des écrans et des réseaux. En fait, l’école ne sait pas trop quoi faire d’une vie juvénile perçue avant tout comme un désordre. Qui peut croire que les leçons d’instruction civique suffisent à former des citoyens quand ce mode de transmission semble ne plus fonctionner, ni dans les églises, ni dans les familles ?

Si on laisse de côté les appels incantatoires au « retour de l’autorité », l’école a choisi deux manières de répondre aux enjeux éducatifs. Après les attentats de 2015 et l’assassinat de Samuel Paty, les enseignants ont été invités à renforcer les enseignements consacrés aux valeurs de la République et de la laïcité. Ceci n’est pas inutile dans la mesure où les enseignants se sentent souvent seuls dans leur classe et, plus encore, dans la mesure où leurs conceptions de la laïcité divergent souvent, à l’école comme dans la société. La seconde stratégie consiste à multiplier les dispositifs et les intervenants à côté de l’école en déployant toute une palette « d’éducation à » pendant que la classe elle-même maintient sa forme traditionnelle à l’exception de quelques établissements plus ou moins expérimentaux.

Tous ces efforts sont probablement nécessaires, mais le modèle éducatif lui-même n’est guère transformé. Il faudrait admettre que l’éducation est, aujourd’hui, affaire d’expérience partagée autant que de leçons d’instruction civique. La vie scolaire et les multiples dispositifs de participation et d’engagement des élèves dans la vie scolaire ne devraient pas être des appendices de la forme scolaire canonique. Nous pourrions allonger un temps scolaire qui s’est sensiblement réduit, le travail à la maison devrait être fait à l’école, le sport et les activités culturelles devraient se dérouler dans l’école…

De manière générale, les élèves devraient être conduits à faire quelque chose dans l’école, qu’il s’agisse de musique, d’informatique, d’écriture, d’ateliers scientifiques, car c’est dans les expériences partagées que se constituent les attitudes démocratiques : la tolérance, la coopération, la confiance en soi et dans les autres. Au-delà des mots d’ordre convenus, l’école devrait être une communauté éducative. Rappelons que bien des établissements y parviennent, malgré et contre les routines les mieux établies, et que cette pédagogie active n’est pas une rêverie de « pédagos ».

Trois enjeux

L’école n’a cessé d’être réformée sans être véritablement transformée. Au-delà des moyens nécessaires, la manière de s’y prendre est d’autant plus essentielle que le monde éducatif est fatigué par les réformes et par des réformes qui ne changent guère le travail enseignant, ou qui le rendent plus difficile encore. Quelles que soient les stratégies choisies, trois grands chantiers paraissent s’imposer au collège.

L’efficacité et la capacité éducative de l’école tiennent largement à la cohésion et à l’engagement des équipes d’enseignants ; ce que nous savons du système français et les comparaisons internationales le démontre. Or, au nom de l’unité de l’école républicaine et de l’homogénéité des carrières, nous n’avons jamais véritablement donné d’autonomie aux établissements comme il serait pourtant normal de l’accorder à une communauté de professionnels capables de construire les meilleures pratiques là où ils sont. Comment recruter des collègues, comment se prennent les décisions, que peut-on attendre de chacun, comment définir le travail dans la classe et hors de la classe… ? En France, le fait même de poser ces questions est perçu comme une abdication devant le néolibéralisme alors que nous savons que l’homogénéité bureaucratique centralisée est loin de garantir le traitement équitable des élèves, et que les systèmes plus efficaces et plus équitables que le nôtre accordent plus d’autonomie aux établissements sans ouvrir pour autant un marché scolaire sans principes.

Le deuxième enjeu est celui de l’évaluation. La proposition d’évaluer le mérite individuel des enseignants est absurde, démagogique et certainement contre-productive, même si on ne peut plus se satisfaire de l’évaluation de conformité ritualisée par l’inspection. L’évaluation des établissements devrait donc être la règle, à condition qu’elle soit partagée par les acteurs, qu’elle leur permettre d’améliorer leurs pratiques et d’affecter certaines ressources là où elles sont utiles. Une communauté de professionnels devrait pouvoir évaluer son travail sans être soumise à la tyrannie des chiffres et des indicateurs qui, paradoxalement, la pousse vers le conformisme le plus routinier.

Le troisième enjeu stratégique, sans doute le plus décisif, est celui du recrutement et de la formation des enseignants. L’autonomie relative des établissements doit reposer sur la confiance dans des professionnels tenus pour suffisamment compétents pour construire les meilleures pratiques. Or ce n’est pas vraiment le cas en France où la formation des enseignants n’est pas à la hauteur des difficultés du métier, où l’on croit qu’un niveau académique plus ou moins garanti auquel s’ajoutent quelques cours de pédagogie et quelques semaines de stages suffisent. Imagine-t-on de former les médecins, les infirmiers et les ingénieurs de cette manière ? Imagine-t-on aussi de ne pas offrir de perspectives de carrières avec des changements de métier au sein de l’éducation nationale ?

Les rémunérations des enseignants doivent sans doute être revalorisées, mais si l’enseignement est un métier, et un métier exigeant plus d’autonomie, il appelle une formation professionnelle sérieuse. On apprend un métier très qualifié dans une école choisie relativement tôt après le baccalauréat et au cours de stages professionnels longs et exigeants, pas dans une conversion rapide de savoirs académiques en compétences professionnelles. La crise du recrutement qui se dessine, en France comme dans beaucoup de pays comparables, imposera de repenser totalement la formation des maîtres.

Politiquement, les réformes scolaires sont peu rentables : généralement, elles se heurtent à l’opposition des syndicats majoritaires, quitte à devenir des « acquis » syndicaux quelques années plus tard ; elles heurtent les gagnants du tri scolaire sans obtenir le soutien des catégories populaires qui pourraient en bénéficier ; elles ajoutent à la complexité d’un système déjà pas simple… Les effets positifs des réformes sont longs à se dessiner alors que leurs difficultés se paient « cash ». Le ministre réformateur ne verra pas les bénéfices de son action mais il en subira le coût politique. Ceci n’autorise ni à ne rien faire, éventuellement avec plus de moyens, ni à faire croire au miracle d’une grande réforme que l’on sait impossible.

Aussi, au-delà des conjonctures et des aléas de la vie politique, la gauche devrait construire patiemment un projet scolaire à long terme, un projet capable de convaincre les enseignants et la majorité des citoyens. Pas plus que les conversions écologiques de nos manières de produire et de vivre, les transformations de l’école ne peuvent être réduites à des coups politiques et à des slogans trop simples pour être honnêtes.


François Dubet

Sociologue, directeur d'études à l'ehess, professeur à l'université Bordeaux 2

Les milliardaires et le karting

Par

Le temps d’un été, le télescopage de deux situations – l’organisation d’activités inspirées de « Koh Lanta » au centre pénitentiaire de Fresnes d'un côté, l’utilisation de jets privés de l'autre... lire plus