Littérature

Vivre par les trous – sur Le Trésorier-Payeur de Yannick Haenel

Critique

Le Trésorier-Payeur est un roman touffu et obsessionnel sur la valse des absolus : comment, au sein d’un être, se succèdent, éventuellement se contredisent, des aspirations en apparence antinomiques. Yannick Haenel retrace, sur quatre cent pages, la vie de Georges Bataille, fonctionnaire « sage et fou », pondéré et explosif. Ce cérébral, capable de « tout donner, de tout consumer, de ne rien garder à l’abri », a l’élégance humaine, très humaine, de ne pas être cohérent.

Considérons que le nouveau roman de Yannick Haenel est un western ; qui retracerait, sur fond de néolibéralisme et de surendettement, la (re)naissance non d’une nation mais d’un homme – Georges Bataille, homonyme, Trésorier-payeur dans une succursale de la Banque de France à Béthune. L’homme est un lonesome cow-boy habité, que les chiffres et les femmes, les corps et les phrases, le sexe et la métaphysique rendent incandescent. Son far-west, c’est l’horizon sauvage et darwinien du capitalisme, là où chacun, pour survivre, n’a d’autre choix que de s’enrichir.

publicité

Fonctionnaire modèle, il est pourtant moins préoccupé par l’épargne que bientôt obsédé par la dépense. Sa quête est singulière : « vider les coffres », pulvériser un certain état du monde où tout se doit d’être rentable ; faire fondre l’or plutôt que l’accumuler, à l’image d’un soleil qui se consume sans compter ; son trésor : des expériences-trou érotiques, sacrées ou miséricordieuses, toutes improductives, toutes irréductibles au calcul, comme autant de chemins vers des extases.

D’habitude, c’est l’inverse qu’on raconte : comment les soixante-huitards ont trahi leurs idéaux en devenant les agents zélés de l’ordre moral et économique.

L’histoire se passe dans une France durement touchée par la crise, celle grisâtre et déshéritée, du Nord, des terrils et des plaines humides, des villes aux vitrines fermées, là où les pauvres, chair à canon du capitalisme carnassier, ont des gueules de damnés. À la Banque de France de Béthune, le banquier Georges Bataille, ardent et cérébral, détonne. « On n’imagine pas un banquier se consumer de fantaisie ou se tordre d’excès », pas plus qu’on n’envisage un contrôleur des finances publiques à la recherche de sa part maudite. C’est pourtant le même homme qui enquille des lignes de comptes sur des budgets et s’épuise dans le plaisir, qui se soucie de ne rien perdre tout en aimant se perdre.

C’est un roman touffu et obsessionnel sur la valse des absolus : comment, au sein d’un être, se succèdent, éventuellement se contredisent, des aspirations en apparence antinomiques. La personnalité de ce fictif Trésorier-payeur intrigue l’auteur. Le roman retrace, sur quatre cent pages, la vie du fonctionnaire « sage et fou », pondéré et explosif, cérébral capable de « tout donner, de tout consumer, de ne rien garder à l’abri ». Georges Bataille a l’élégance humaine, très humaine, de ne pas être cohérent : « à la rigueur maniaque de l’employé de banque veillant impeccablement sur les intérêts de ses clients […] s’ajoutait un côté obscur, une forme de fanatisme, celui qui vous porte à détruire ce que vous avez patiemment fondé, et qui ouvre en vous, dans vos rêveries mais aussi dans vos actes, des directions ténébreuses, peut-être même une forme de négation ».

D’habitude, c’est l’inverse qu’on raconte : comment les soixante-huitards assoiffés de transgression et de liberté ont trahi leurs idéaux en devenant les agents zélés de l’ordre moral et économique – des lanceurs de pavés devenus experts-comptables. Yannick Haenel prend le contre-pied de cette tendance, en retraçant la vie d’un homme qui rejoint son idéal, au contraire de ceux qui l’abandonnent.

Dans la première partie du roman, l’auteur parle en son nom ; il raconte l’invitation qui lui est faite, par un centre d’art de Béthune, sis dans une ancienne succursale de la Banque de France, de participer à une exposition autour du thème de la dépense, allusion directe au concept de GeorgesBataille dans La part maudite. On y reviendra. Il y a comme une ambiguïté diffuse sur la véracité des faits, dont résulte le sentiment que le réel n’a, au fond, d’intérêt qu’à proportion de la fiction qu’il engendre ; on sent la jubilation de l’auteur assistant à ce moment de parturition du récit : lorsque, par la collusion de deux détails, les signes se contractent. Alors, le monde ordinaire devient « une Égypte », un ensemble de hiéroglyphes, un roman à écrire.

Le saisissement a lieu lors de la visite ; d’un œil distrait, Haenel-narrateur remarque une petite maison de brique rouge jouxtant l’édifice. Celle-ci, apprend-il, appartenait au Trésorier-payeur de la Banque, et lui serait reliée directement par un énigmatique sous-terrain. Brèche dans le réel : Haenel s’obsède, il veut désormais « arpenter ce long trou ». Ci-git la fiction, ci-git le désir de la raconter : car « les figures muettes vous invitent à parler à leur place ». Le roman est là, dans des galeries souterraines que le romancier aspire à creuser, façonnant, sur son chemin, les signes dont il veut être l’interprète. On retrouve la verve pan-sémiotique de Haenel, son goût pour faire s’entrechoquer les chouettes et les squelettes en or, un tableau du Caravage et un entrepôt Emmaüs. Avec une joie d’illuminé et une urgence de scribe, l’auteur raconte l’instant où, en présence des fantômes, il n’y a plus qu’à les écouter.

On se (re)dit : les mystères n’existent pas en soi. Ils naissent d’un désir qui fait parler le monde, d’un magma subjectif porté à ébullition par la luminescence d’un détail. Yannick Haenel distingue des « tunnels d’évasion et des tunnels d’obsession » – des deuxièmes, on ne veut pas sortir, on y erre avec volupté.

Dans cette première partie du roman, c’est aussi tout un « monde de l’art » qui en prend pour son grade ; l’auteur se moque en creux de la vanité d’une curation qui, en catapultant le thème de la dépense au sein d’une ancienne banque, croit réaliser son « cambriolage symbolique », prompte à se gargariser, entre deux coupes de champagne, de la pseudo-subversion de son geste, galvaudant les qualificatifs qu’elle s’octroie – « radical » « politique » – à force de les employer à vide. Ainsi l’art est-il, comme tout le reste, soluble dans l’économie ; il ne s’agit que de contempler « de l’argent sous forme d’art ». Qu’est-ce qu’une dépense pure – si ce n’est la disparition –, est-elle encore possible, à l’heure du nouvel esprit du capitalisme, qui récupère et absorbe tout, y compris la marge qui s’y oppose ?

La dépense que vise le personnage du Trésorier-payeur, ce n’est pas celle, flambeuse et contemporaine, du trader dispendieux (qui se vautre dans le luxe et le gâchis somptuaire), c’est celle qui renvoie aux expériences authentiques et inaliénables que Bataille – le philosophe – cherche à identifier dans La Part Maudite : cette dépense, chez le Bataille-personnage, c’est une pure dilapidation d’énergie, soustraite à la rationalité instrumentale. En tant que telle, elle est une subversion de l’omniprésent paradigme des banques (banques de données, banques d’images, banque de sperme et même banques de la colère chez Sloterdijk).

Toute la quête du personnage d’Haenel (ainsi que celle de son écriture) converge vers ces « instants dilapidés » : des expériences limites, de pur dehors, saintes chapelles du plaisir sexuel ou de la charité par lesquelles un être s’exauce, culmine dans plus vaste que soi, amène l’existence à ses confins. Faisons, avec le roman, le pari que la jouissance érotique et la charité sont des pures dépenses, que de tels « restes », libres et désintéressés, sont possibles – le risque étant grand qu’« une telle consumation ne débord[e] même pas le capitalisme : elle ne [ferait] que l’accomplir ».

La généalogie du roman nous apprend qu’une phrase de Bataille tourmente l’auteur : « Rien de plus logique que d’assigner des fins splendides à l’économie » :  existe-t-il un lieu du monde où le marché s’arrête ? Où la dette s’abolit ? Y a-t-il un en deçà/au-delà du capital ? Quelle forme prend ce « reste » non métabolisé par la combustion capitaliste ?

Les deuxième et troisième partie du livre retracent la vie du Trésorier-payeur. Sa jeunesse, ses études de philosophie sur les bancs de la fac de Rennes, l’ivresse des femmes et des concepts. Le jeune homme, qui dort avec un portrait de Marx au-dessus de son lit, interrompt la philosophie pour une école de commerce, car il a « conscience que l’économie est aussi bouillante que la courbe des galaxies ». Qui joue le rôle de Dieu en l’absence de celui-ci ? Hegel et Schumpeter se succèdent pour répondre. Le futur-banquier dévore philosophes et économistes, note compulsivement tout ce qu’il apprend, consigne tout, thésaurise ses connaissances dans un vertige de carnets.

Ascète de l’étude, l’homme s’endort tout habillé ; il est un stagiaire zélé lors de ses premiers postes à la banque. Il trouve des bouffées d’existence paroxystiques dans la rencontre, les mots « qui allument des feux », l’art, autant d’expériences qui lui accordent « son point d’oubli », à l’affut des intensités miraculeuses, assoiffé des « excès de réalité ».

Haenel-Bataille aiment les fentes : celles qui déchirent la pesanteur d’existences routinières et calcifiées, celles qui ouvrent la pensée, celles par lesquelles « convulser d’extase » et s’échapper du monde calculable.  « Ce que produisent les étreintes elles le dilapident en même temps » : les femmes, vécu(e)s ou fantasmé(e)s, sont des brèches. Katia Cremer, la banquière cinglante, Annabelle, la libraire brûlante, Lilia Mizaki, l’amour absolu. « Voyez comme les amants s’éloignent du monde justifiable ». Eux seuls peuvent donner consistance au temps.

Haenel tisse ses récits avec un charme d’araignée, disséminant les élément-indices de la quête de ses personnages vers leur propre grâce. S’il abuse parfois de quelques emballages cosmiques, d’un certain lyrisme extatique où la clarté/l’abime/la brèche sont au panthéon de ses obsessions (et de ses répétitions), l’auteur manie avec brio les télescopages où se mêlent anecdotique et profondeur psychologique, matière et symbolisme, comme dans une scène, foudroyante de cruauté et de trivialité grossière, où l’auteur mêle le destin d’un homme humilié avec celui d’un livre d’art abimé.

Alors qu’il participe à un diner au restaurant avec ses collègues banquiers, Bataille, assis en bout de banquette, offre un livre à l’un d’entre eux sur les portraits du Fayoum. Passant de mains en mains, manipulé avec négligence par les banquiers en goguette, la couverture du livre – l’un de ces illustres visages égyptiens – finit par être déchirée, gisant en lambeaux. Au même instant, avec l’exact même mélange de désinvolture odieuse et de méchanceté gratuite qui déchirait le livre, un collègue mitoyen de Bataille fait chuter ce dernier de la banquette, l’éjectant et l’humiliant dans le même geste.

Vouloir la ruine, c’est célébrer ce qui s’effondre, trouver la joie de la dilapidation.

La quête de salut n’exclut pas la farce, la recherche de grâce ne se charge d’aucun esprit de sérieux. Certaines touches cocasses désamorcent la tentation lyrique de l’ensemble, en donnant au roman l’élégance du second degré, de l’observateur ricanant du « festival de simagrées » que sont la plupart des actions du monde. Haenel imagine la visite de Reagan, accompagné par une CIA ultra-zélée, dans la salle des coffres de la Banque de France. Tout y passe : l’absurdité du cérémonial (les agents de la CIA en lunettes de soleil dans le souterrain), le grotesque de la liturgie païenne qui nimbe le dieu-argent.

Progressivement, avec la certitude de ce qui met du temps pour arriver, Bataille n’en peut plus : on jurerait l’entendre hurler « I’m as mad as hell, and I’m not going to take this any more ! », comme le hurle le présentateur devenu prophète fou du Network de Sidney Lumett. Le flamboyant fonctionnaire entreprend de ruiner de l’intérieur ce système charognard, producteur et dévorateur des zombies qu’il engendre où, « quand tout meurt, on fait encore l’argent avec les cadavres ».

Vouloir la ruine, c’est célébrer ce qui s’effondre, trouver la joie de la dilapidation (celles des pierres, de l’argent, de l’esprit lui-même). Le Trésorier-Payeur aime les ruines : pour les habiter, pour y faire l’amour, pour les regarder comme des « chantier en lesquels tout est possible ». Milieux amphibies entre l’être et le non-être, les ruines sont des berceaux pour les spectres. Il en est de même pour les chantiers (envers de la ruine), auquel Haenel adresse un hommage : « nous allions voir un chantier, et cette idée d’inachèvement nous séduisait, comme si quelque chose s’y montrait qui n’apparait jamais dans les objets finis ».

Bataille : à cet endroit du roman, son nom ne suggère plus seulement ni le philosophe, ni les oscillations janusiennes de l’homme. C’est bel et bien la déclaration de guerre de celui-ci vis-à-vis d’un système économique. Son titre, de Trésorier-payeur, nous annonçait déjà que l’homme était porteur de contradictions ; car d’un trésor – d’une grâce surgissante – on est jamais le « payeur », créditeur ou débiteur. Bataille et Haenel, l’auteur et son double, sont des creuseurs de trous symboliques – dans la banque et dans le réel. Le trou par lequel le Trésorier-Payeur s’échappe d’une logique devenue folle de l’accumulation sera la conversion à la charité.

Alors, le contexte géographique et historique donne un grand coup de vertèbre au roman : on est à Béthune et la confrérie de Saint-Eloi, assemblée de miséricordieux, imprègne les imaginaires. Au XIIe siècle, des membres de l’Église, reconnaissables à leur chapeau en bicoque, ensevelissaient les morts abandonnés de la Grande peste. Dix siècles plus tard, à son tour, Bataille décide d’être charitable, de pratiquer la miséricorde, en commençant par accueillir, chez lui, dans sa maison, des pauvres, ceux que le système libéral a consciemment façonnés pour en faire des « morts en sursis ». Le prince Mychkine de Béthune fait la une des journaux, entre critique et scepticisme populaire.

On ne dira pas vers où culmine cette conversion, ni ce qui unit et parachève les différentes « dépenses » – érotiques, miséricordieuses. On peut l’imaginer. Les questions sont nombreuses, dans Le Trésorier-payeur, le roman se faisant la chambre d’écho hantée des contradictions d’un homme, des aberrations d’une époque. Bataille-Haenel, en imaginant dépasser l’économie par la poésie, interroge la marge de liberté et de créativité, propre, singulière, qu’il reste dans nos actions individuelles : à qui/à quoi voulons nous donner notre attention, comment exister, par soi et avec les autres, hors de l’arraisonnement capitaliste ? Peut-être, comme le banquier Bataille, en reformulant certaines questions cruciales, afin qu’elles nous parviennent avec une puissance déflagratoire: « as-tu déjà reçu l’existence des autres » ?

Yannick Haenel, Le Trésorier-Payeur, Gallimard, août 2022, 432 pages.

NDLR — Le 18 mars 2018, « Le Trésorier-payeur » a été publié sous forme de nouvelle dans la rubrique « Fiction » d’AOC.


Rayonnages

LivresLittérature