Littérature

Une forêt ou une île – sur Les Presque Sœurs de Cloé Korman

Philosophe et auteure

Trois cousines du père de Cloé Korman furent assassinées à Auschwitz à la toute fin de la guerre. Avec Les Presque Sœurs, l’autrice ne fait pas que restituer des faits, ni relater des souvenirs. Elle donne vie, l’espace de quelques pages, à ces petites filles, et entre de plain-pied dans la constellation littéraire émanant de cette troisième génération, les « non-témoins » qui veulent savoir et retracer, fouiller et nommer, faire revivre.

11 104 enfants de moins de seize ans furent déportés depuis la France sous l’Occupation. Si l’on connait ce chiffre depuis les travaux de Serge Klarsfeld, si l’historiographie continue d’en éclairer les terribles ressorts, il demeure difficile d’approcher les histoires singulières que renferme ce chiffre. Pour son cinquième livre, Cloé Korman entre sans bégayer dans cette zone insupportable, celle du « legs des enfants morts ». Elle nous y emmène avec elle comme dans une forêt obscure, sans reculer mais sans savoir comment on en sortira. Le seul repère est son implacable désir de restituer le sort de six petites filles entre 1942 et 1944. Trois d’entre elles, les cousines de son père, furent assassinées à Auschwitz à la toute fin de la guerre.

publicité

L’histoire commence par quelques traces écrites, bien maigres : des actes de naissance, des lettres, des registres d’incarcération où est imprimé le nom « Korman ». Le nom de famille de l’autrice, mais une histoire qui lui est quasi inconnue. « Nous en savions si peu, nous connaissions seulement la fin ». Le nous désigne ici la narratrice et sa sœur Esther, qui décide un jour de s’emparer de ces documents, de les décrypter, et de partir à la recherche d’indices et de témoins. Cloé Korman fait immédiatement sienne la quête initiée par sa sœur : c’est une histoire de génération, la génération de celles et ceux qui après le trou noir et le silence qui a suivi l’impact, ont besoin de savoir. De nommer. De restituer.

Cloé Korman entre de plain-pied dans la constellation littéraire émanant de cette troisième génération, les « non-témoins » qui veulent savoir et retracer, fouiller et nommer, faire revivre.

Les Presque sœurs s’ouvre donc sur l’amour de deux sœurs dans le présent, Cloé et Esther. C’est le très beau seuil du livre et sa genèse. Il n’y a là rien de fortuit, car tout le récit, plongé ensuite dans le passé, va déplier ce fil de la sororité – décrire et s’émerveiller du lien qui peut unir des enfants entre elles, sœurs de sang, de cœur ou de tragédies.

Au départ, l’enquête porte donc sur les « petites Korman », trois sœurs au premier sens du terme : Henriette, Mireille et Jacqueline, ces prénoms qui « sonnent très bien pour un film de Claude Sautet ». En 1942, elles ont respectivement 3, 10 et 15 ans. Elles vivent à Montargis et sont très amies avec une fratrie voisine de trois autres sœurs, elles aussi juives d’origine polonaise, les Kaminsky. Deux fois trois sœurs qui jouent le dimanche au jardin d’enfants, comme un Tchekhov en miroir. L’irruption des premières rafles, puis des arrestations, des camps d’internement et des foyers pour enfants va sceller leur sort : les six petites filles vont traverser cet enfer ensemble, sept mois durant, comme si elles ne formaient qu’une seule et unique fratrie. Presque-sœurs d’amour et de persécutions, Cloé Korman les suit toutes les six dans cette succession inimaginable, surtout lorsqu’on se représente leurs âges.

Si l’on retrouve l’objet « enfance », déjà au cœur de Midi, c’est la première fois que Cloé Korman choisit la forme de l’enquête familiale, mêlant dans un genre désormais codifié le récit historique et une écriture plus intime. Avec ce livre, Cloé Korman entre de plain-pied dans la constellation littéraire émanant de cette troisième génération, les « non-témoins »[1] qui veulent savoir et retracer, fouiller et nommer, faire revivre.

Plongés dans l’histoire de ces six petites-filles, nous sommes avec elles autant qu’avec Cloé Korman, dans le passé de ces quelques mois cauchemardesques autant que dans le présent de l’écriture. On traverse ces lieux un à un, depuis les regards et les corps de ces petites filles, et au gré de chaque indice que l’autrice parvient à faire remonter sous nos yeux. Remonter, car le travail d’enquête historique acquiert ici une dimension quasi archéologique : on a l’impression de fouiller avec elle dans une terre boueuse, celle de la France de Vichy et de son active participation à la traque, à la maltraitance, et au meurtre des enfants juifs français.

Cloé Korman piste dans le moindre détail les circonstances de leur trajectoire : cela commence avec les grandes rafles de l’été 1942, dont l’une va séparer les filles de leurs parents. Il y a ensuite leur propre arrestation dans l’appartement de la femme qui les hébergeait, puis leur première nuit en prison, sans adultes ; suivie des premiers camps français : Pithiviers, Beaune-la-Rolande, leurs paillasses, leurs poux, leurs dortoirs saturés par les pleurs et les hurlements de milliers d’enfants qui, sans le savoir encore, sont déjà orphelins. Cloé Korman arpente, questionne, se rend sur les lieux. Elle franchit les portes cochères et épluche toutes les archives possibles. Elle en fait le récit exhaustif, précis, implacable. Passant du passé au présent, elle nous tend pour fil rouge un affect très singulier, qui lui est propre et que son écriture vive traduit parfaitement : un équilibre entre amour, tendresse et colère. À aucun moment elle ne se méprend ou nous méprend sur la fin de l’histoire. C’est pour ainsi dire la seule chose qu’elle sache depuis le début : les trois petites Kaminsky ont survécu, mais les trois petites Korman ont été assassinées en 1944.

Parties parmi les tout derniers convois pour Auschwitz en juillet 1944, elles furent gazées dès leur arrivée, comme l’étaient tous les enfants de leur âge. Ce fait brut constitue un centre muet du récit : une espèce de fossé, de tornade aspirante, que l’autrice ne veut pas regarder de trop près. « Je peux jeter des mots à cette histoire pour la maintenir en respect, pour qu’elle se montre et qu’elle morde dans ces leurres plutôt que dans ma propre chair, et que jamais elle ne m’égorge ni ne m’asphyxie, ni moi ni mes enfants » (p. 56). Il n’y a dans ce livre aucun goût pour la facilité tragique, aucune place pour l’empathie morbide. Cloé Korman ne racontera pas l’arrivée du train, ne nous conduira pas sur la rampe, encore moins dans la chambre à gaz. L’atrocité nue de l’assassinat des enfants est présente à chaque page, mais en creux, avec vérité, pudeur, justesse.

Ce que veut Cloé Korman, ce n’est pas tant dire la mort ou la pleurer que restituer les faits et retracer la vie. La narratrice tient à l’exhaustivité et aux petits détails, chacun compte, elle nous les livre tous, et ne nous ménage pas. Car chaque trace qu’elle parvient à retrouver devient un caillou précieux pour ne pas se perdre dans la forêt obscure : ainsi le récit s’arrime-t-il à six lettres envoyées par les sœurs Korman, et à un témoignage précieux comme un trésor d’enfant, celui de l’une des trois petites Kaminsky.

Aujourd’hui vieille dame et veuve, Andrée devient l’un des personnages centraux du récit lorsque Cloé Korman la retrouve. Elle ira la voir tout au long de son travail d’écriture, nous faisant part de son témoignage en même temps que de la naissance du lien qui se crée entre ces deux femmes, de part et d’autre de l’histoire. Entre Cloé, trente-six ans, dont le corps regarde vers la vie (elle apprend au cours du récit être enceinte de son deuxième enfant), et Andrée, quatre-vingt-dix ans, dont le corps est enserré par la mort, se noue un lien tendre – nous donnant à voir une autre variation du titre, un autre amour de presque-sœurs.

Dans ce tissage imaginaire, Cloé Korman dit à la fois la beauté nue de l’enfance et l’insupportable réalité de son extermination délibérée.

Mais Cloé Korman ne fait pas que restituer des faits, ni relater des souvenirs. Elle donne vie, l’espace de quelques pages, à ces petites filles. Son talent de romancière (associé, on le comprend d’emblée, à son être-au-monde de jeune mère) vient insuffler un rythme, un mouvement aux détails issus des documents jaunis et des lieux aujourd’hui désertés. Son rapport à la fiction vient discrètement boucher les trous inévitables de l’enquête historique, et les silences de l’extermination.

L’originalité du récit tient donc à cette présence authentique non pas seulement des enfants, mais de l’enfance tout entière, de l’enfance comme monde, comme planète. Cela passe par de l’infiniment petit : des sensations, des façons de nommer (« le docteur poux »), des façons de chanter (« biba chat/t’as des yeux/t’en as deux/ton museau/petit chose/est mouillé/et c’est là/que j’dépose/mes baisers »), des gestes, des façons de se vêtir, des objets. Parmi eux, un exemple : la montre de Jacqueline, offerte avant-guerre par son père horloger. Au centre du cadran trône un personnage de Mickey. Chacun de ses bras constitue une aiguille – le bras des heures et celui des minutes.

Quand le temps passe, les bras de Mickey s’entrecroisent. Jacqueline part avec sa montre le jour de l’arrestation : c’est Mickey qui continuera de découper quelque chose comme une temporalité dans ce bloc continu de cauchemar. Lorsque l’autrice se représente que cette montre « finira sur un tertre composé de milliers d’autres montres (…) jetée sur ce gigantesque monticule qui doit produire un immense tic-tac désynchronisé de bombe sans destination » (p. 148), Mickey devient le messager d’une douleur incommensurable.

Magnifiquement recréé par Cloé Korman, ce « présent perpétuel des enfants » existe aussi et surtout par l’imaginaire qu’il déploie. Le livre nous embarque aussi dans un lieu, un pays perpétuel des enfants, rendu vivant par les mythes sur lesquels il est bâti. Les histoires et les contes sont omniprésents dans le texte. Celui d’Hansel et Gretel en est un leitmotiv, comme dans ce passage où l’autrice note que l’historien Raul Hilberg parle de chaumières (« small farmhouse ») pour désigner les premières installations destinées aux meurtres de masse par gaz à Auschwitz, qui se situe dans une forêt. « La forêt où s’égarent Hansel et Gretel est en tout point pareille, écrit-elle, à l’arbre près, à celle où se trouvent les deux chaumières dont parle Hilberg » (p.55). Outre la forêt, on rencontre aussi à de nombreuses reprises l’image de l’île perdue, impossible rivage des enfants morts, balloté entre le W de Perec et les enfants perdus de Peter Pan. Dans ce tissage imaginaire, Cloé Korman dit à la fois la beauté nue de l’enfance et l’insupportable réalité de son extermination délibérée.

Au sein du corpus de cette « génération d’après », il me semble que c’est Daniel Mendelsohn qui le premier, dans Les Disparus (The Lost), a eu l’audace d’entremêler le récit de l’extermination des siens avec le récit d’un mythe, en l’occurrence le mythe biblique. Dans ce livre qui aurait pu s’appeler Les disparues, Cloé Korman reprend et réussit l’entrecroisement improbable de l’histoire de l’assassinat de trois petites filles, avec les grands mythes enfantins. Nous passons de Pithiviers à la forêt d’Hansel et Gretel, de Beaune-la-Rolande à l’île au trésor ; et dans ce va-et-vient nous percevons peut-être, un peu, l’ampleur du désastre. Cloé Korman imprime ce faisant un souffle nouveau au corpus : grâce à elle, avec elle, nous comprenons que nous avons le droit de restituer et d’imaginer, de rendre mémoire et de continuer à nous révolter.

Cloé Korman, Les Presque Sœurs, Seuil, août 2022, 256 pages.


[1] Aurélie Barjonet, L’Ère des non-témoins. La littérature des petits-enfants de la Shoah, Kimé, 2022.

Léa Veinstein

Philosophe et auteure

Rayonnages

LivresLittérature

Notes

[1] Aurélie Barjonet, L’Ère des non-témoins. La littérature des petits-enfants de la Shoah, Kimé, 2022.