Société

La politique des appariements algorithmiques

Sociologue, Sociologue

Parcoursup, Tinder, Pôle Emploi : au-delà de leurs différences d’objets, ces trois dispositifs reposent sur des appariements algorithmiques centralisés. Cette forme nouvelle de répartition des ressources, proche mais distincte à la fois du plan et de l’échange marchand, se multiplie avec les avancées technologiques et le développement du capitalisme de plateforme. Avec quelles conséquences politiques ?

À la mi-juillet, les résultats de la phase principale de Parcoursup indiquaient que près de 94 000 candidats étaient toujours en attente d’une formation dans le supérieur, tandis que 100 000 places étaient encore disponibles[1]. La gigantesque opération de tri que constitue Parcoursup n’avait pas alors trouvé de paires mutuellement compatibles pour environ 17 % des candidats. Quels sont les enjeux sociaux et politiques soulevés par ce type d’opérations d’appariement de grande ampleur ?

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S’il retient légitimement l’attention à l’aube d’une nouvelle année universitaire, Parcoursup n’est pas le seul dispositif concerné par le phénomène de l’appariement (le matching). L’appariement constitue une modalité singulière d’allocation de ressources cruciales pour les parcours de vie : un logement, un partenaire, une formation, un emploi, un traitement médical. En outre, l’appariement ne s’embarrasse pas de la frontière entre le domaine privé lucratif et le domaine public : on le retrouve à la fois dans le monde marchand classique, et dans le monde de l’administration publique des ressources. Cet article souligne quelques enjeux analytiques de l’appariement, et propose trois points de discussion sur ses conséquences politiques.

L’appariement

Les dispositifs d’appariement consistent à « faire des paires » entre des individus, ou entre des individus et des ressources (une formation, un logement, un traitement médical ou un emploi par exemple). Ces paires sont réalisées selon un principe de double compatibilité : une paire est formée entre deux individus a et b lorsque a préfère b à tout autre appariement possible, et que b préfère a à tout autre appariement possible. On choisit et on est choisi en même temps. Lorsque qu’il s’agit de paires entre des individus et des ressources, l’expression des préférences des ressources sur les individus provient d’une institution ou d’une organisation : dans le cas de Parcoursup, par exemple, des commissions pédagogiques sont en charge de l’expression des préférences des établissements universitaires sur les candidats bacheliers.

L’appariement porte généralement sur des « singularités », au sens que Lucien Karpik a donné à cette notion[2]. Il s’agit de ressources dont la qualité, incertaine, est déterminante pour la trajectoire de l’individu : la scolarisation, le logement, les rencontres, l’emploi, la santé. Pour les individus et les institutions engagés dans un dispositif d’appariement, il faut répondre à la question « quelle est la bonne formation ? quelle est la bonne personne ? quel est le bon traitement ? quel est le bon organe ? etc. », puis chercher à l’obtenir. Les deux « côtés » de l’appariement étant affectés par cette singularisation, les arènes d’appariement produisent en conséquence une très forte personnalisation dans la formation des paires : la paire a vocation à être ajustée à ce qu’un individu est et veut intimement. De surcroît, chacun des appariements peut devenir un point de bifurcation décisif dans les trajectoires individuelles, en les orientant dans une direction qu’il sera difficile de changer par la suite.

L’appariement peut être décentralisé et informel comme c’est le cas du choix du conjoint au hasard des rencontres dans un cadre social donné. Il peut être localisé dans une organisation si le choix s’appuie sur une agence matrimoniale et ses critères de sélection. Il peut enfin être centralisé et géré par l’algorithme d’une plateforme (Meetic, Tinder, Happn, etc.). Ce sont les appariements centralisés algorithmiques que nous prendrons en compte dans cet article, car ils se multiplient avec les avancées technologiques et le développement du capitalisme de plateforme, et occupent le devant des préoccupations des citoyens contemporains.

Marché, planification et appariement

L’appariement constitue une forme nouvelle de répartition des ressources, proche mais distincte à la fois du plan et de l’échange marchand. Comme sur un marché, l’appariement se fonde sur l’expression du libre choix des acteurs selon le principe de dualité des préférences, sans toutefois qu’il y ait besoin de transformer les données singularisées en une métrique unique comme le prix sur un marché. De la planification l’appariement conserve l’idée qu’il existe un lieu central décisionnaire (l’algorithme d’appariement localisé généralement dans l’organisation qui gère le processus).

L’originalité de l’appariement est visible lorsqu’on s’intéresse aux effets de l’allocation des ressources au temps t+1. En allouant les biens à des consommateurs en fonction des prix, le marché engendre des revenus : selon que ces deniers sont supérieurs ou inférieurs à ceux obtenus sur d’autres marchés, la production de la ressource augmente ou diminue. Il y a donc une continuité entre l’attribution des biens, l’allocation des facteurs de production et le volume ultérieur de la production grâce au fonctionnement du système de prix. Dans la planification, l’allocation des facteurs de production en t+1 dépend d’éventuelles décisions politiques d’augmenter ou de diminuer les stocks de ressources. L’appariement n’engendre pas non plus par lui-même une correction des déficits de ressource susceptibles d’apparaître sur l’un ou l’autre côté de l’arène d’appariement.

Cette dernière remarque permet de souligner la double dimension de la sélection à l’œuvre dans l’appariement. En premier lieu, l’appariement produit une sélection-tri au sens où, sur la base de données singularisées, l’appariement effectue un tri pour produire le meilleur ensemble de paires entre les deux collectifs engagés dans le processus. Si les volumes des deux côtés de l’appariement sont bien ajustés, chaque individu ou ressource est susceptible de trouver une paire mutuellement compatible. Dans le cas contraire, et si les instances qui pilotent l’arène d’appariement ne dégagent pas davantage de ressources disponibles, la sélection-tri est en même temps une sélection-exclusion : le tri opéré par l’appariement laisse place, in fine, à un résidu de de « laissés-pour-compte » de l’appariement.

Appariement et informations

Les dispositifs d’appariement reposent sur une gestion complexe de l’information. Tant que le dispositif en reste à de faibles niveaux quantitatifs, l’appariement dédié peut être réalisé par l’activité d’une personne comme c’est le cas des agences matrimoniales du XIXe et XXe siècle. Il existe des appariements que l’on peut qualifier de bureaucratiques dans lesquels les volumes traités sont plus importants et les décisions appuyées sur l’usage de logiciels, comme c’est le cas des conseillers de Pôle Emploi pour l’appariement entre chômeurs et emplois disponibles en France. L’appariement algorithmique quant à lui prend place lorsqu’il faut réaliser une masse importante d’appariements dans un temps contraint (cas d’APB ou de Parcoursup), ou bien une masse moindre mais dans un temps très contraint (cas des organes à transplanter).

Ces algorithmes d’appariement capables de traiter une telle quantité d’information ont été conçus et éprouvés par des travaux d’économie mathématique. Alvin Roth, un chercheur spécialisé dans ce domaine et récipiendaire du « Nobel » d’économie, estime qu’un système d’appariement est efficace lorsqu’il est profond (il accueille un grand nombre d’acteurs prêts à réaliser des transactions selon une temporalité définie), fluide (il est capable de gérer cette masse importante de transactions), sûr (il fournit aux participants les transactions qu’ils souhaitent réaliser) et simple d’usage.

Trois critères d’évaluation de la performance d’un dispositif d’appariement sont disponibles. D’abord, la vitesse de convergence du système est une mesure importante puisque : dans le cas de Parcoursup, sans même tenir compte des effets psychologiques liés à l’incertitude (la procédure est qualifiée de stressante ou très stressante par nombre d’utilisateurs), la transition du lycée à l’enseignement supérieur est probablement plus compliquée pour les personnes qui obtiennent tardivement une réponse. Ensuite, le pourcentage de personnes ayant obtenu leur premier choix est à prendre en compte. Parcoursup ne semble pas trop mal placé sous ce registre puisque selon une étude de l’Observatoire de la vie étudiante[3], 50 % de personnes ont obtenu leur premier choix, 20 % le second et 13 % le troisième en 2019. Enfin, une troisième modalité d’évaluation repose sur la taille du « résidu », c’est-à-dire les 4,5 % de personnes qui n’ont rien obtenu et toutes celles qui ont fait défection en sortant du dispositif.

Néanmoins, le principal problème est celui de la qualité des informations : en effet, il est nécessaire que les personnes ne croient pas qu’en envoyant des informations fausses sur leurs préférences, ils ont plus de chance d’obtenir ce qu’ils veulent réellement. À l’inverse, la croyance que l’on peut « manipuler » le dispositif d’appariement peut conduire à sa dissolution en raison de la perte de légitimité qui en résulte. Les deux algorithmes d’appariement les plus renommés, et notamment utilisés dans les choix scolaires, celui du « mariage stable » (ou « acceptation différée ») et celui des « cycles d’échanges optimaux » remplissent tout deux ce critère important de « non-manipulabilité » des informations[4].

Mais la question de l’information, surtout lorsqu’il s’agit d’une information personnelle, dépasse le seul critère de « non-manipulabilité ». Les conditions sociales de la formation et de la circulation de ces « données singularisées » sont cruciales, notamment pour apprécier les modalités concrètes d’inclusion dans le dispositif et de formation des préférences. Le cas de Parcoursup illustre bien ce point. La question de l’information à transmettre mobilise largement les équipes éducatives des lycées, les candidats et leur famille durant les mois de la procédure. Quatre types d’informations doivent finalement être transmises, parfois spécifiques à chaque vœu : une fiche « avenir » produite par l’équipe éducative, les bulletins de notes, un « projet de formation motivé » et une fiche « activités et centres d’intérêt »). Dans ce cadre, des inégalités se dessinent entre les bacheliers confrontés à cette injonction à produire des informations sur soi.

Enjeux de justice et régime de quantification

Qu’ils entrent dans la catégorie des instruments de reconfiguration de l’action de l’État ou qu’ils participent aux changements à l’œuvre dans le monde marchand, les dispositifs d’appariement soulèvent de nouveaux problèmes politiques. Trois éléments de débat sont à prendre en compte.

Premièrement, on observe l’émergence d’une « idéologie adéquationniste » qui focalise l’attention sur les effets directs et positifs de l’appariement au niveau local pour masquer des désajustements globaux, notamment quand la faiblesse des offres produit des effets de rationnement. Par exemple, la focalisation sur les appariements réussis dans le cas du service public de l’emploi rend invisible le stock de chômeurs. Comme la procédure d’appariement n’engendre pas par elle-même un rééquilibrage des volumes entre les deux collectifs, des actes de nature politique doivent intervenir pour gérer les excédents et les déficits. À défaut, la procédure d’appariement devient une procédure de sélection-exclusion. La notion de résidu, pour qualifier les personnes ou les ressources laissées pour compte du processus d’appariement, met en évidence la dimension politique de ce déséquilibre.

Deuxièmement, se pose la question de la justice dans les allocations réalisées, question d’autant plus importante que les ressources ont un effet considérable et durable sur la vie des individus. Qu’en est-il des personnes auxquelles le dispositif d’appariement ne fournit pas la ressource attendue ? Qu’en est-il de celles qui sont laissées sur la liste d’attente, ou qui doivent quitter l’arène pour chercher par d’autres voies les appariements souhaités ? Le fait de n’avoir pas eu la ressource espérée peut se traduire en un sentiment de discrimination directement indexé aux caractéristiques intimes de la personne elle-même puisque les informations sont personnalisées. Un sentiment d’autant plus vif que l’individu prend place in fine dans le « résidu » du dispositif.

Troisièmement, avec l’appariement s’efface le régime de quantification mis en place au XIXe siècle autour de la moyenne et des distributions[5], au profit d’un régime de quantification dans lequel des masses de données singularisées, non solubles dans une moyennisation statistique, sont traitées directement pour produire un résultat optimal, pour l’individu lui-même et pour le collectif dans son ensemble. En cela, les arènes d’appariement représentent une forme originale de gouvernement (ou de pouvoir), fondée sur une forme inédite d’individualisation, qui doit être interrogée en ayant à l’esprit deux caractéristiques.

Ce nouveau régime de quantification ajoute à la capacité ancienne des bureaucraties à traiter en masse les individus et les ressources la nouvelle capacité à traiter chaque individu et chaque ressource en particulier. Avec l’appariement et la collecte et le traitement de données personnalisées, l’allocation de ressources singulières actualise le gouvernement religieux (ou « pastoral ») que Michel Foucault caractérisait par la formule omnes et singulatim[6]. Mais au lieu de la toute-puissance divine, ce sont aujourd’hui les algorithmes de tri qui président à l’allocation personnalisée de ressources clés. La foi n’étant pas au principe de ce régime d’allocation, il ne reste que le débat démocratique pour lui donner sa légitimité : il est urgent de l’ouvrir.

NDLR : Melchior Simioni et Philippe Steiner ont codirigé Comment ça matche. Une sociologie de l’appariement, paru récemment aux Presses de Sciences Po


[1] « Parcoursup : la phase principale s’est achevée le 15 juillet 2022 », Communiqué de presse du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche [En ligne], mis en ligne le 17 juillet 2022.

[2] Lucien Karpik, L’économie des singularités, Gallimard, 2007.

[3] Observatoire de la vie étudiante, « L’orientation étudiante à l’heure de Parcoursup », OVE Infos n° 39 [En ligne], 2019.

[4] Une présentation détaillée de ces algorithmes et de leurs usages dans le domaine de l’éducation figure dans : Julien Grenet, « La transparence et l’obstacle. Principes et enjeux des algorithmes d’appariement scolaire », dans Melchior Simioni et Philippe Steiner (dir.), Comment ça matche. Sociologie de l’appariement, Paris, Presses de Sciences Po, 2022, p. 101-138.

[5] Une bonne illustration de ce régime de quantification se retrouve dans Adolphe Quételet, Sur l’homme et le développement de ses facultés ou essai de physique sociale, Fayard, 1835 [1991].

[6] Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, EHESS/Gallimard/Seuil, 2004, p. 129-132.

Melchior Simioni

Sociologue, Chercheur à l'Université Paris-Sorbonne

Philippe Steiner

Sociologue, Professeur à l'Université Paris-Sorbonne

Notes

[1] « Parcoursup : la phase principale s’est achevée le 15 juillet 2022 », Communiqué de presse du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche [En ligne], mis en ligne le 17 juillet 2022.

[2] Lucien Karpik, L’économie des singularités, Gallimard, 2007.

[3] Observatoire de la vie étudiante, « L’orientation étudiante à l’heure de Parcoursup », OVE Infos n° 39 [En ligne], 2019.

[4] Une présentation détaillée de ces algorithmes et de leurs usages dans le domaine de l’éducation figure dans : Julien Grenet, « La transparence et l’obstacle. Principes et enjeux des algorithmes d’appariement scolaire », dans Melchior Simioni et Philippe Steiner (dir.), Comment ça matche. Sociologie de l’appariement, Paris, Presses de Sciences Po, 2022, p. 101-138.

[5] Une bonne illustration de ce régime de quantification se retrouve dans Adolphe Quételet, Sur l’homme et le développement de ses facultés ou essai de physique sociale, Fayard, 1835 [1991].

[6] Michel Foucault, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France, 1977-1978, EHESS/Gallimard/Seuil, 2004, p. 129-132.