Littérature

Attestation de déplacement – sur La Traversée de Bondoufle de Jean Rolin

Essayiste

Alors que la succession des confinements, couvre-feux, et injonctions à la distanciation sociale nous ont assignés à résidence, matériellement ainsi que dans nos imaginaires, le dernier livre de Jean Rolin invite à une redécouverte de nos espaces, compte-tenu de cette nouvelle configuration. La Traversée de Bondoufle ne cesse de poser la question de ce qui fait frontière, de la limite qui distingue la ville de la campagne, et la campagne de la ville, en explorant ce nuancier infini des espaces intermédiaires.

Les mois ont passé sans doute, les possibilités d’échappées et les libertés sont pour une part retrouvées, mais le souvenir de ces moments confinés, assignés à résidence, sera sans doute durable : les sciences humaines et sociales en saisiront les traces dans les manières de faire et des empreintes fortes dans les imaginaires. La littérature n’est pas en reste, et à n’en pas douter les textes des écrivaines et des écrivains vont témoigner de cette inflexion profonde de la sensibilité, au-delà des journaux de confinement. Récemment déjà Vider les lieux d’Olivier Rolin saisissait avec force cette reconfiguration de l’habiter aux heures de la pandémie.

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La pérégrination de Jean Rolin, La Traversée de Bondoufle, creuse avec ironie et sens du dégagement cette assignation à résidence pour interroger les frontières et les partitions, les découpages et les limites, en restituant des voyages de proximité au moment même où notre horizon se limitait à des déambulations rapprochées.

Lectrices et lecteurs suivent avec toujours la même jubilation ces pérégrinations qui oscillent entre le drolatique et le burlesque, pour reprendre pied dans un monde souvent invisible, relégué à l’arrière-plan de nos voyages : tache aveugle des représentations, point d’invisibilité des urbanismes, voilà à quoi s’attache Jean Rolin depuis Zones ou La Clôture. Il s’inscrit dans un sillon essentiel de la littérature contemporaine, qui a résolument tourné le dos au désir d’exotique, pour explorer l’endotique selon la célèbre formule de Georges Perec. Mais au lieu de traquer les espaces trop familiers d’un décor urbain, de tenter d’épuiser une rue parisienne, il s’attache à explorer les espaces liminaires, les lieux limitrophes : en un mot, les zones, les périphéries. Il a fait de l’entre-deux son territoire : l’écrivain est précurseur d’une littérature du périurbain, qui ne cesse d’étendre son domaine depuis les Gilets Jaunes comme le montre la thèse d’Arthur Pétin[1].

Dans La Traversée de Bondoufle, Jean Rolin ne cesse de poser la question de ce qui fait frontière, de la limite qui distingue la ville de la campagne, et la campagne de la ville, en explorant ce nuancier infini des espaces intermédiaires, faits de zones industrielles et d’échangeurs d’autoroutes : « [S]uivre tout autour de Paris sa limite, ou du moins la ligne incertaine, émiettée, soumise à de continuelles variations, de part et d’autre de laquelle la ville et la campagne, ou les succédanés de l’une et de l’autre, se confrontent. »

Ni idéalisation, ni accusation, le livre consigne ces espaces aux lisières, qui sont rarement des territoires où habiter.

Voilà le programme que se fixe le récit, mais avec des contraintes qui ne sont pas d’emblée explicitées, comme l’usage des transports en communs ou de la marche : comme souvent, le lecteur est amené à recomposer les règles, à rabibocher les contraintes, à comprendre la règle du jeu, et pour quelle raison cette règle s’est imposée. Car si l’écrivain mène ce voyage de lenteur, c’est aussi pour faire l’expérience par le corps de ce qui fait limite, et par quels moyens échapper à ces frontières. Jean Rolin esquive la question délicate de la nomination et il considère d’un regard à la fois curieux, goguenard et tendre ces espaces récemment pointés dans un célèbre édito de Télérama consacré à la « France moche », devenu depuis un texte à partir desquels des écrivains comme Éric Chauvier se sont situés notamment dans Contre Télérama.

Ni idéalisation, ni accusation, le livre consigne ces espaces aux lisières, qui sont rarement des territoires où habiter. « Ainsi, ce qui s’étend devant nous ce serait la campagne ? » se demande Jean Rolin, avant de continuer dans un chemin « à la fois rural et urbain, ou pas plus l’un que l’autre » : c’est dire si l’écrivain travaille dans l’indécis, œuvre dans l’indéterminé plutôt que de poser des frontières étanches. Si ce flâneur des zones grises note scrupuleusement les friches, usines de traitement de déchets, plateformes logistiques, décharges qui sont l’envers ruiniforme de nos manières d’habiter, il décrit aussi avec la précision d’un ethnographe du proche des formes de vie alternative, des ZAD, des habitats précaires, pour élargir nos possibilités d’existence au-delà des vies pavillonnaires qui sont bien souvent les nôtres.

Néanmoins, ni ville, ni campagne, le narrateur consigne dans cette traversée, sur le mode héroïcomique, les rencontres nombreuses, tendres ou tendues qu’il y a faites : le livre est même la somme de ces rencontres furtives, ces échanges brefs, dressant la liste de petites communautés éphémères. Mais ces communautés sont précaires, et l’ironie ou l’autodérision du narrateur n’est jamais loin, qui le tient à belle distance des utopies des fraternités retrouvées du coin de la route. Et en particulier, parce que le narrateur est un écrivain : c’est un homme qui consigne, prend des notes, sort son calepin. Et dans une époque où l’écrit fait loi, sortir un carnet de notes est la meilleure stratégie à l’heure du confinement pour se faire mal voir des promeneurs avec une attestation de déplacement bidouillée ou des festivités clandestines autour d’une baraque à frites.

Si Jean Rolin est coutumier de ce portrait de l’écrivain contemporain en espion burlesque ou en détective à la manque, cette représentation dit, au-delà d’une méfiance populaire envers l’usage des outils graphiques, la défiance contemporaine envers les formes diffuses d’un pouvoir réduisant à peu les libertés de déplacement. C’est par l’humour, le sens du drolatique, et l’autodérision surtout que Jean Rolin se déleste de l’« image d’inspecteur du confinement », en soulignant à dessein « le spectacle clownesque » qu’il est « conscient de présenter ». Il n’en demeure pas moins que cet usage des outils de la notation accentue la dimension le plus souvent solitaire de ces dérives, intensifiée par les moments pandémiques traversés : à distance de la pratique de l’urbex, souvent pratique de groupe, il y a un goût pour le cheminement hors des sentiers battus, à la diagonale des chemins balisés, pour une manière singulière d’occuper le territoire. « Il n’y a guère que moi, note Jean Rolin, à traîner sans raison dans les parages ».

Dans ce voyage, qui hésite entre la divagation, l’errance et la dérive, le narrateur n’est pas seulement avide de rencontres improbables, il est aussi à l’affût ou aux aguets de silhouettes animales furtives. On sait l’auteur d’Un chien mort après lui ou du Traquet kurde attentif aux formes plurielles du vivant, et comment les animaux font alliance avec les présences humaines. Ici encore les aboiements sont un refrain du livre, qui vient marquer les limites du territoire humain et manifestent le désir de possession des propriétaires. À l’opposé de ces figures terriennes, le narrateur ne cesse d’être aimanté par les oiseaux qui dessinent autant de lignes de fuite en rupture avec les frontières, les clôtures, les barrages que les hommes s’ingénient à poser sur le chemin du narrateur : étourneaux, coucous, pies, corneilles, mouettes, hérons cendrés, bernaches du Canada (qui font hélas des crottes pareilles à celles des chiens), rossignols, faucons crécerelles et autres alouettes (qui grésollent, note amoureusement Jean Rolin). Autant de lignes de fuite, qui invitent à prendre la tangente, à travers champs ou villes, peu importe, pour éviter toute clôture, toute assignation à résidence. Ce que marque la dernière phrase du récit, dans laquelle le lecteur de Jean Rolin verra une invitation à continuer ce voyage de lenteur, ouvrant des horizons, par « un chemin que je n’avais pas encore emprunté filant droit au milieu des blés ».

Jean Rolin, La Traversée de Bondoufle, P.O.L., août 2022, 208 pages.


[1] Voir la thèse d’Arthur Pétin, Les territoires du périurbain dans la littérature française de l’extrême contemporain, Université Grenoble Alpes.

Laurent Demanze

Essayiste, Professeur de littérature à l'Université de Grenoble

Notes

[1] Voir la thèse d’Arthur Pétin, Les territoires du périurbain dans la littérature française de l’extrême contemporain, Université Grenoble Alpes.