Système mondial de positionnement – sur GPS de Lucie Rico
La doctrine marxiste veut que l’être social de chacun détermine la conscience individuelle. L’héroïne de GPS paraît prendre plaisir à contredire le théoricien barbu : sa cruelle inadaptation à la société en fait une « intruse » irrécupérable, une rebelle de canapé. Son esprit de contradiction s’est d’ailleurs manifesté très tôt : « Tu es née à l’envers, dévoilant d’abord tes fesses au monde, en dépit de l’ordre établi et de la bienséance. »
Ultra-moderne solitude
Depuis ce refus inaugural, après une brève carrière de journaliste de faits divers, Ariane chôme : licenciée de son journal, elle ne met presque plus le nez dehors, malgré les sollicitations de sa mère et de son compagnon Antoine. Alors quand son amie Sandrine lui propose d’être témoin à ses fiançailles, c’est à la fois une joie et une appréhension : sortir… ? Trouver le château où ont lieu les festivités, s’y rendre seule représentent déjà un défi. Pour la guider, Sandrine lui envoie une demande de partage de localisation sur Google Maps qui dévoile, centré sur la carte, « un imposant point rouge – parfaitement rond, parfaitement rouge ». Ariane clique. Et pénètre un autre monde.
Comme prévisible, la soirée est un fiasco. Ariane vacille, en posture défensive dans cette célébration intime devenue « séminaire de team building », où avouer qu’on est au chômage, qu’on ne fait « rien, c’est comme dire je suis morte, tu parles avec un cadavre ». Cernée par de grands dadais offensifs, séducteurs aux baskets immaculées, Ariane s’isole. Et tandis que l’ivresse des fêtards monte, elle cherche en vain la présence de Sandrine, maudissant intérieurement l’assurance des startupers et la « maladie » des « gens qui chantent en dansant ». La communauté de l’amitié, de la fête et de l’alcool la renvoie à sa condition marginale : « Si tu devais faire la cartographie du chômage, tu dessinerais un unique point perdu au milieu d’une carte que tu ne sais pas lire. »
Quelques jours après avoir quitté la fête sans avoir revu Sandrine, rendue à son isolement domestique, elle reçoit la visite de John, l’antipathique futur époux : effondré, celui-ci l’informe de la disparition de sa promise, qui n’a pas réapparu depuis la fameuse nuit. Après son départ, Ariane constate que le point rouge de son GPS luit toujours : depuis l’autre côté de l’écran, Sandrine semble l’inviter à d’étranges retrouvailles. « Pourquoi ne serait-elle pas devenue ce point rouge ? Tu es habituée à ce que Sandrine change de tête. La certitude te frappe : c’est bien ton amie qui te guide, morte ou vivante. »
Le point devient dès lors un fil rouge, une « destination ». Scotchée à son écran, Ariane développe une folle addiction : « Tu n’as pas fait les courses depuis une semaine. D’habitude, tu te fais livrer. Mais l’application est sur ton téléphone, passer une commande aurait signifié quitter le point des yeux un moment. »
C’est bien confortable ; les déplacements du point la conduisent dans une zone « sans risque », sans accroc, sans boue aux chaussures et sans mauvaises rencontres. Préférant radicalement la carte au territoire, Ariane consacre ses jours et ses nuits au point qui donne un sens à sa vie : « À la fin de son voyage, il viendra à toi, t’emmènera, et tu sauras comment réorienter ta vie. Tu zoomes pour le faire grossir, c’est une vraie jouissance. »
Très vite, le monde du GPS devient plus vrai que le vrai. Ariane s’enferme aux toilettes pour qu’Antoine ne la voie pas suivre le point des yeux et de l’index, inquiète de le quitter plus d’un instant. Dans ce monde « augmenté », il suffit de se laisser guider ; l’ordre et la logique règnent en maîtres, effaçant tout chaos, instaurant un monde où le réel se « tient à carreau ».
Quel soulagement de ne plus être confrontée aux affres des choix, de voir sa voie toute tracée dans un univers en deux dimensions où n’existent ni chômage, ni réchauffement climatique, ni avenir anxiogène ; où l’engagement et l’action collective n’ont plus de nécessité. D’ailleurs, les revendications des manifestants qui montent de la rue sont inaudibles, aussi dénuées de sens que des « cris de baleines, ou d’éléphants ». Plus tard, lorsqu’Ariane sortira de chez elle et fendra la foule d’une autre manifestation, c’est un slogan révélateur qui sortira de sa gorge : « Non à la réalité ! »
Conformément à ses vœux, le réel s’éloigne peu à peu, enfoui sous les pérégrinations captivantes du point rouge qui, lui, paraît savoir où il va ; et si l’absence persistante de son amie dans la vraie vie ne laisse pas d’inquiéter un peu, ce souci n’est rien en comparaison de ce face-à-face intime connu d’elles seules, Ariane et Sandrine, de part et d’autre de l’écran. Hypnotisée par le ballet du point qui l’invite à un voyage dans le temps en l’emmenant sur les lieux de leurs souvenirs d’adolescence communs, Ariane s’immerge dans le douillet « refuge » virtuel. Son voyage immobile, le canapé pour point d’ancrage, la conduit de mémoire en mirage.
Outre celle du monde, l’addiction à l’écran opère magiquement une simplification volontaire de soi, une sorte de suicide à prix réduit et aux effets limités. La voilà enfin trouvée, la solution à l’angoisse que provoque le trop-plein du réel débordant de sollicitations, d’enjeux et d’embranchements. Il y a longtemps que la surabondance des choses oppresse l’héroïne qui, à seize ans, avait déjà cherché à « supprimer ses pensées » en les remplaçant par des paroles de chansons, lisses et inoffensives.
La rage dans le paysage
Mais est-il vraiment si douillet, ce monde silencieux et plat, où une pression du doigt ou un pincement inconsidéré suffisent à nous projeter à l’autre bout de la Terre, sur des terres inconnues et dangereuses où Sandrine risque le pire ? La retrouver, la sauver, faire appel à la police ou à Antoine qui est pompier et sauve quotidiennement des vies ; là est désormais la mission d’Ariane, le devoir moral qui la fait se réveiller la nuit et lui interdit de passer trop de temps avec son amoureux, tous écrans éteints.
De fait, la disparition de Sandrine commence à être véritablement inquiétante ; aurait-t-elle été victime de la possessivité de John, qui se voyait quitté ? Ou d’un inconnu à la violence sauvage, croisé par malheur dans le parc du château, près du lac, la nuit de la fête ? À moins qu’il ne s’agisse d’une traque plus que d’une surveillance : voyeuse, jalouse, Ariane refuse d’être « abandonnée » une fois de plus, comme lorsqu’elle s’était brouillée avec son amie et que celle-ci s’était absentée plusieurs mois sans donner de nouvelles.
À mesure que croît l’obsession d’Ariane pour « le point », la relation des deux jeunes femmes paraît de plus en plus trouble. Quelle est la vraie nature de ce lien qui oblitère tous ses autres attachements, la fait négliger amant et famille et l’empêche de sortir ? Sandrine est « la personne originelle, celle qui est toujours dans tes contacts. La personne par défaut. La favorite ». L’écran, au lieu de faire obstacle, réalise la fusion, permet à l’attachement de prendre sa forme la plus radicale, absolue, exclusive.
Le roman tourne assez vite au thriller – un thriller technologique et dada où le criminel ou la victime sont un point mouvant, le pompon rouge du bonnet du père Ubu, tour à tour grotesque et attendrissant, tentateur et menaçant : « Rond, par-dessus le paysage, un dominateur, ce point. Tu penses : un homme. Tu te dis : j’aurais dû remarquer depuis le début qu’il n’avait pas la démarche de Sandrine. »
L’inquiétude du lecteur grandit, incertain de la crédibilité à accorder à cette héroïne délirante et hésitant sur son désir de la suivre dans ses errements numériques. Où cette enquête absurde l’emmène-t-elle ? Morbides et cocasses comme les faits divers les plus boueux, on n’ose prendre au sérieux les supputations d’Ariane sur le devenir de son amie : « Il semble évident que Sandrine soit devenue un tas de cendres. Ses parents sont sans doute dans le coup. Quand il a fallu choisir le prénom, ils ont dû se dire : si nous l’appelions Sandrine, comme ça, elle finira brûlée vive. »
Le dessous des cartes
On pourrait voir en GPS une simple fable technologique sur nos addictions modernes, sur la confusion qui s’opère en chacun de nous, à des degrés divers, entre réel et virtuel. Une métaphore de l’illusion du danger que provoque la plongée dans les images les plus atroces, l’adrénaline causée par la fréquentation des images de la violence du monde. « Tu es en Russie. Tu devines derrière cette carte qui ressemble à ton chez-toi un monde différent et hostile. Est-ce qu’il pourrait t’arriver quelque chose en traînant là ? Les images des médias se surimpriment sur les lacs calmes de la carte, et tu penses : j’étais de tous les combats, collée devant l’écran. » Et ce ne serait déjà pas mal, tant le propos est pertinent et la langue de Lucie Rico inventive, son humour dévastateur et ses trouvailles surprenantes. Mais la réduction du monde à deux dimensions n’est pas le propos, en tout cas pas le seul, du roman, qui va bien plus loin que la simple dénonciation de l’horreur numérique ou de la simplification du monde par l’omniprésence de la technique.
Ariane, dévidant le fil de l’obsession technologique, nous emmène si loin qu’on se prend à douter du lieu d’où émane la folie. De la machine et de ses algorithmes, de ses concepteurs machiavéliques qui travaillent à la captation de l’attention et font commerce des passions individuelles, ou de l’individu plus tordu encore que son logiciel ? Ariane en quête de la « personne originelle » prête des intentions malignes à son téléphone, se réinventant dans la peau du plus pervers des responsables marketing, imaginant « cette contrainte que pourrait donner un GPS détraqué : prendre toujours à droite, jusqu’à la fin du monde ».
Détournant le motif éprouvé de l’intelligence artificielle autonome et démente, échappant à son créateur, Lucie Rico nous invite à reconnaître qu’il n’y a rien de plus absurde que le réel lui-même. Car « le monde n’est pas un livre, et l’on accepte l’inachevé » ; la déperdition d’énergie du quotidien, le décalage entre le dire et le faire, les attentes informulées, les injustices du monde, les deuils et les drames – c’est là que se nichent l’incompréhensible et l’inacceptable, plutôt que dans l’addiction d’une jeune femme à la technologie. Inutile de chercher du sens là où règnent l’atroce et l’arbitraire : « Les explications sont des impasses. On peut se suicider à cause d’un drame, ou d’un accroc tout à fait anodin. Parce qu’on en a marre de perdre aux jeux à gratter, parce qu’une chanson de Céline Dion a envahi notre cerveau, ou qu’on a la flemme d’imaginer une autre vie. »
C’est de cette absurdité que témoigne la passion largement partagée pour le fait divers. Qu’est-ce qui fait la fortune des récits de ces événements souvent improbables, parfois franchement aberrants, généralement sordides et toujours fascinants ? C’est bien notre propension à nous reconnaître dans ces incongruités, à admirer en secret ceux qui sont allés au bout de leurs fureurs ou de leurs fantasmes – si incongrus soient-ils. Ariane l’a bien compris, qui, redevenue journaliste de fait divers dans un journal en ligne, provoque du « clic en pagaille » en présentant comme vrais les fruits de son imagination la plus débridée : « Ils mettent à leur lapin domestique des ressorts : le lapin saute jusqu’au département voisin / Il appelle la police car il a trouvé un nouveau-né dans une benne : le nouveau-né est en fait un burrito / Il l’insulte, elle sort sa gigantesque langue »…
Ariane nous embrouille, mélange les fils, échafaude des récits addictifs et réinvente un réel plus fou que le vrai. Mais qui est le voyeur de qui ? Le dispositif narratif, où l’héroïne est désignée par la deuxième personne du singulier, fait du lecteur un « je » et le prend à son propre piège : les premiers espions, qui observent cette jeune femme surveiller un point rouge – c’est nous. Celui qui constitue le fait divers en événement est son regardeur, la pulsion morbide de l’individu qui ne s’intéresse jamais tant à son semblable que lorsqu’il souffre ; et si sa souffrance provoque un rire nerveux, c’est encore mieux.
Loin d’aplatir et de simplifier le monde, d’être pure surface, le GPS est en fait la porte d’entrée vers une réalité débarrassée des oripeaux sociaux et du jeu des apparences. Ce qu’il propose, ce sont « des liens pour aller encore plus profond dans le monde ». Là où le réel s’encombre de préjugés, s’arrêtant à la forme d’un nez ou à une occupation professionnelle, le GPS plonge sous le vernis des convenances et rejoint l’inadaptation d’Ariane. Son incapacité ou son refus de se couler dans le moule de la sociabilité conventionnelle révèle la sauvagerie dissimulée derrière les comportements les mieux admis : « Quand on n’y est plus habitué, les rituels dévoilent leur vraie nature. Si l’on était honnête, en se faisant la bise, en trinquant et en se serrant la main, on dirait : “Bonjour, pour reconnaître ton existence je répands sur tes joues mes microbes ; frappe ton verre avec le mien, emprisonne ta main dans la mienne.” »
Sous couvert d’idiotie, la narratrice est beaucoup moins déraisonnable que le monde qui l’entoure ; c’est elle, finalement, qui dessine une nouvelle cartographie, invente un chemin, trouve ce que les autres ne cherchaient pas. Suivant le point rouge, elle se concentre sur « toutes ces choses que l’on ne voit pas à l’œil nu », explorant l’envers des paysages, remontant le temps grâce à la magique fonction timelapse pour retrouver, intact, le souvenir de cette conversation près du lac dix ans plus tôt, de cette dispute, de ce baiser. La traversée des paysages numériques devient voyage intérieur, exploration mémorielle, mise à nu du réel.
Saisie d’une manie interprétative, Ariane envisage le monde virtuel comme une langue étrangère à apprendre, un enchevêtrement de signes à interpréter, susceptible de révéler le dessous des cartes. Sa confrontation avec le point rouge est un face-à-face avec elle-même : cet autre monde, c’est le sien, le sommeil peuplé de monstres que chacun abrite en son sein. « Vous êtes face à face. Toi derrière l’écran, elle dedans. […] Vous êtes dans deux réalités différentes, tu es sûre que vous vous voyez. […] Tu cliques et te fonds en elle. Votre paysage tourne au rouge, votre étreinte devient un coucher de soleil bouleversant. […] Qu’elle soit une pure projection de ton esprit ou la vraie Sandrine, peu importe. Tes sentiments existent. Sandrine n’a pas brûlé. Elle est devenue le feu, une boule rouge qui brûle tout sur son passage et t’emporte à travers tous les paysages. »
Poésie des profondeurs
GPS est un livre des profondeurs, qui trouve une incarnation ludique pour parler des ébranlements les plus souterrains. C’est un livre sur la dévoration amoureuse, la vulnérabilité, la (peur de la) mise à nu et de la fusion. L’amour de John et de Sandrine comme l’amitié exclusive d’Ariane pour la disparue sont des sentiments violents où les affinités sont dévorantes, les pénétrations destructrices. Les corps s’annulent et se défont, privés de leur substance et de leur forme, tandis que seul subsiste, sphère palpitante et parfaite, le point rouge du GPS.
Malgré l’omniprésence de l’écran donc, le roman de Lucie Rico est tout sauf abstrait ou distancié. C’est bien de corps qu’il s’agit, de pulsation et de feu. Ariane invente une carte qui, loin d’être « bêtement figurative », est un territoire habité, peuplé d’émotions à vif ; elle plonge dans un GPS qui, loin de faire écran, est un miroir de l’âme. C’est aussi une histoire de deuil, qui interroge les façons de supporter l’absence de l’autre et d’en réinventer la fantomatique persistance ; une interrogation sur ce que les morts nous font, sur la façon dont ils bougent en nous.
Sous son apparente légèreté, GPS ressuscite les ombres des amours perdues, du passé qui ne reviendra plus, des brûlures à jamais imprimées sur la peau. Les solutions de « mémoire numérique » post-mortem ne guérissent pas de la nostalgie, de la conscience de la perte ni de l’angoisse face à la vulnérabilité du vivant. Le dialogue avec la machine recèle même un souffle lyrique étonnant, une émotion palpable : « Tu défais le paysage à chaque fois que tu le traverses, contre toi toute la carte du monde, d’un seul tenant, et sa mort. Tu ne quittes pas le point. Il te dit à nouveau : Tournez à droite. Et ton cœur s’éteint. Tu as envie de l’implorer : peux-tu au moins dire Tournez à droite, derrière la pergola, où je l’ai vue rire pour la dernière fois ? »
Autour du lac fatal, la langue de Lucie Rico actualise un romantisme presque suranné où plane l’ombre malicieuse de Lamartine : « Il suffit qu’un numéro manque, et l’adresse devient incompétente. » Ces réminiscences d’un temps où la narration, comme le moi, n’étaient pas encore diffractés en mille éclats dissemblables se mêlent à une poésie du minuscule. Zoomant et dézoomant à loisir, Ariane dissèque le langage du fond de son canapé, le soumet à son microscope mental jusqu’à l’absurde.
Comme un enfant vide de son sens un mot à force de répétition, l’ivresse du gros plan fait perdre la vue d’ensemble : « Tu zoomes. Les passages piétons ressemblent à des zèbres, les arbres à des brocolis et le point rouge à un point rouge. » À la manière dont la poésie décompose la langue, en isole les éléments pour en faire ressortir chaque scintillement, l’héroïne plonge à l’intérieur du mot source, l’explore, le déplie : « Cadavre. Synonymes : Charogne-corps-dépouille-macchabée (populaire)-mort-restes. [Désigne un corps humain ou d’un gros animal privé de vivre.] [Désigne un corps en tant qu’il a un certain aspect.] [Désigne Sandrine.] [Bouteille dont on a vidé le contenu.] »
Que reste-t-il du sens ? Un poème lettriste, un cri géographique, une exclamation cartographique ?
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Le GPS est un « portail » dont Lucie Rico déploie les potentialités poétiques, offrant une nouvelle éclatante illustration du fait qu’aucun sujet n’est a priori imperméable à la littérature. Le point rouge ni la mort ne devraient se regarder fixement ; lorsque, seule hyperlucide dans un monde qui a renoncé au sens, Ariane ose lui faire face, c’est une sidération. Scrutant l’infiniment petit, elle contemple la matrice de toute passion – l’origine du monde, et celle de tous les livres.
Lucie Rico, GPS, P.O.L, août 2022, 224 pages.