Littérature

Fantasmagorie picaresque – sur La dissociation de Nadia Yala Kisukidi

Ecrivain et essayiste

“J’ai des Idées ! des Idées terribles et radicales !”. C’est sur cette hymne au savoir que le premier roman de la philosophe Nadia Yala Kisukidi s’ouvre et laisse entrevoir un enchaînement de contes, d’histoires sur un ton à la fois fantaisiste avec une pointe de militantisme et d’une fascination pour la marge. La dissociation associe le disparate et pratique l’art du collage, qui permet les ruptures, les contrastes forts et les renversements propres au picaresque.

La dissociation, premier roman de la philosophe Nadia Yala Kisukidi, est plein de voix, de spectres, souvent joyeux, qui frôlent, filent, tourbillonnent parmi et au-dessus des humains.

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Est-ce parce que ces fantômes, ces morts, sont sortis de l’imagination d’une jeune philosophe née à Bruxelles, mais à la lecture de ce texte dont l’action démarre dans le Nord (Lille, Villeneuve d’Asq, Wazemmes), on ne peut s’empêcher de penser aux squelettes de carnaval du peintre belge James Ensor (« De ma misérable existence, je tire un manuel de combat. Il jaillit comme une foule-carnaval », écrit au prologue la narratrice de La dissociation).

Cette tonalité expressionniste donne une couleur particulière, très intense, à la fantaisie dans cette fiction. Malgré un titre quelque peu conceptuel, La dissociation est un roman picaresque, qui célèbre, parfois jusqu’à l’excès, le plaisir de raconter des histoires.

C’est un roman, avec un récit principal, où prolifèrent des épisodes liés aux personnages de rencontre, et où sont enchâssées également des contes – africains, juifs, anglais et autres –, des discours de savants, d’artistes, de meneurs etc. Encyclopédie du verbe, conjugué sur tous les registres, – poème, discours, notes, lettre, rapport etc – La dissociation associe le disparate et pratique l’art du collage, qui permet les ruptures, les contrastes forts, les renversements propres au picaresque.

Le genre suppose en effet que l’extrême bigarrure du monde pourvoie le récit en figures extrêmes, capables d’illustrer cette pluralité d’êtres et de destins. Les aventures de l’héroïne – une naine sans nom qui, dans une banlieue déshéritée du nord, ravaude, raccommode des vêtements avec sa grand-mère sur sa machine à coudre Singer –, feront ainsi se succéder les rencontres les plus inattendues avec un borgne, un unijambiste, une putain, un travesti, dans des lieux aussi divers qu’un squat, un foyer de postiers menacé de fermeture, un placard cagibi, un hôtel décati, une HLM de banlieue…peut-être y a-t-il dans cette succession, là encore, une insistance presque militante, une fascination pour la marge qui est parfois éreintante.

Mais après tout si le picaresque intéresse, c’est parce qu’il permet à l’auteure d’être romancière tout en restant philosophe, de concilier l’idée et le récit. Sur le modèle d’un Diderot qui, dans Jacques le fataliste, réussit à la fois à divertir dans des aventures hautes en couleur, et à tenir un propos philosophique sur la causalité, le déterminisme et le libre arbitre.

Quelle est donc l’idée qui accompagne et nourrit le récit de La dissociation ? Peut-être d’abord celle que suggère le titre – lourd d’une longue histoire philosophique – et qui affecte le personnage principal. Moquée, harcelée, battue, trompée, mais aussi absorbée par les « Idées » avec un grand I qu’elle poursuit avec passion, les consignant entre autres dans son « Manuel », elle développe une capacité – « don » ou « art » – de la dissociation.

Entre son corps, asile d’handicaps divers, dont le nanisme (mais harmonieux, sans rupture de proportion) mais aussi la couleur de peau (trahissant peut-être une origine pygmée), et son esprit ; et entre les deux, pas de commune mesure. « Je ne suis pas un corps. Je suis un esprit. Et mon squelette, une forme élastique ». La naine pratique donc l’art de la dissociation qui est tout autant prophylactique (se prémunir de la violence du monde), que positif en cultivant sa capacité à rêver. Mais la dissociation n’est pas seulement une variation, de nature fantastique, sur le double (le corps et son ombre…) ; c’est aussi un mouvement qui semble se transmettre au monde dans sa totalité pour y inscrire un nouveau désordre dialectique, entre ce qui est dessous et ce qui est à la surface.

Cette séparation appelle à une réparation profonde, sociale et politique.

La naine, par sa petite taille, est familière des lieux qui descendent ou sont enterrés – curieusement comme les nains des contes qui, pour ne citer que celui-là, travaillent aux mines dans La belle au bois dormant… Arpenteuse de caches, de caves, d’escaliers, de galeries, de terriers, de tombes et tombeaux même, elle paraît porter la parole et la dignité de ce et ceux qui sont en bas. De ces séjours dans le royaume des ombres, elle hérite d’une Ombre, immense au regard de son corps, qui s’étend sur la terre, comme le soleil noir d’une révolte des sous-sols. Le personnage – dont on regrette qu’il n’ait pas été davantage incarné – se rêve en meneuse (« J’aurais pu haranguer les foules. Agiter les masses ») et a ainsi tout pour devenir un archétype, un mythe pour notre temps. Comme les autres personnages de nains de la littérature – Le Tambour de Gunther Grass, lui aussi porte-parole, « tambour » d’une époque, ou encore Grenouille, le « nez » des Lumières noires dans Le Parfum de Patrick Süskind.

Le roman ouvre une multitude de pistes qui font jouer la dissociation à plusieurs niveaux : duplicité de l’art avec le personnage de peintre africain, Luzolo, manipulant l’amateur-gogo d’œuvres contemporaines, ou encore trahison dans l’épisode qui met aux prises la naine avec un couple de protecteurs-profiteurs, Andrée et Petit chat (avec une formidable scène à la Lewis Carroll, de femme géante dévoratrice) qui lui dérobent son pécule pour s’enfuir vers une destination aveugle au milieu du Pacifique…

Mais là où cette fantasmagorie picaresque est peut-être la plus intéressante, c’est au moment où elle s’empare de la dissociation, géographique, urbaine, sociale, politique entre Paris et sa banlieue, entre ce qui est au-delà et ce qui est en-deçà du périphérique. Le roman, une fois parvenu à Ivry, dans une cité au large de l’usine d’incinération de l’est parisien, abandonne le seul registre fantastique pour affronter une actualité bien connue, celles des « quartiers ». Le texte décrit alors une utopie/uchronie, enfantée par les contradictions de notre société. Que se passerait-t-il si la banlieue, prenant acte de la « dissociation », faisait sécession, prenait son « Indépendance », guidé par un couple, venu de Kinshasa, mari et femme, maîtres en indépendance ? Le roman, suivant alors une voie prophétique, fictionne cette vie autonome.

La dissociation engendre alors une sorte de fable des deux cités. La fantasmagorie concentre alors toutes les rêveries du changement – éthique : la « cité » vit de la récupération de ce qui est en surplus dans l’autre « Cité » ; écologique : la « cité » vit du retraitement de ce que rejette la « Cité » ; politique : la « cité » vit de la redistribution de la richesse indue à la « Cité », par la mise en place d’un système de pillage régulier : « On peut détruire un monde sans justice impunément »…Est-ce une vision possible du futur, qui combinerait ainsi les anticipations négatives (« Je vous le dis et l’annonce. Cette histoire. J’en ai fait les frais. Toutes ces migrations et tous ces déplacements sont nos tragédies futures », tonne une des voix du roman), ou celles plus positives qui parient sur de nouvelles solidarités. Peut-être cet avenir est-il déjà là ? Le roman donnant une forme artistique au sentiment confus qui habite aujourd’hui la société, que cette séparation appelle à une réparation, pas seulement urbanistique mais profonde, sociale et politique. Sinon ce sera la guerre, à laquelle un poème oracle appelle, d’une autre voix, à « préparer les corps ».

Mais peut-être tout cela n’est-il qu’un rêve, obéissant aux logiques du songe. Au terme du chemin, l’héroïne retrouve sa machine à coudre Singer (comme une machine à écrire qui produirait, par anagramme, une « signature » ?). Elle coud, ajuste, bâtit son roman en tirant des fils. Entre le texte et le textile, il y a en effet plus d’une parenté. Nadia Yala Kisukidi reprend là une belle image de l’art d’écrire, – art des Moires, qu’elle soit celle qui file, qui répare ou qui coupe le fil de la vie. Ainsi la narratrice tient-elle les fils des destins, les associe, les coud ensemble, pièces disparates d’une première œuvre en manteau d’Arlequin.

Roman d’une philosophe ou roman philosophique ? La dissociation maintient en effet la distance et réconcilie le goût pour les Idées (« J’ai des Idées ! des Idées terribles et radicales ! », proclame en ouverture l’une des voix du roman) et celui pour la fiction, les corps, et les incarnations…

  • Nadia Yala Kisukidi, Sur la dissociation, Seuil, 2022, 20 euros

Thierry Grillet

Ecrivain et essayiste

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