Un autre regard – sur Les Harkis de Philippe Faucon
Les harkis[1] ont généralement une mauvaise image dans les films de fiction sur la guerre d’Algérie. La façon dont l’un d’entre eux est présenté dans Des Hommes (2020) de Lucas Belvaux, responsable de l’égorgement d’une compagnie, en dit long sur l’ambivalence de la place à laquelle les harkis continuent d’être assignés dans l’imaginaire français de cette guerre.
Malgré le nombre croissant des études, la ferveur très militante de certains de leurs enfants et petits-enfants, quelques documentaires[2] et de grands livres, notamment L’Art de perdre (2017) d’Alice Zeniter, il reste à acquérir une juste conscience des conditions même de cet engagement paradoxal, avec ses déterminations sociales et subjectives sur lesquelles l’impasse a longtemps été faite, en privilégiant les facilités d’un « patriotisme postiche », selon l’expression édifiante de Giulia Fabbiano. C’est le pari que Philippe Faucon nous invite, nous spectateurs, à relever avec lui en regardant Les Harkis. Son film sort le 12 octobre sur les écrans.
Djilali, Kaddour, Salah et les autres. De courtes séquences introduisent le propos. Djilali porte l’uniforme de l’armée française après que la tête de son frère, engagé comme supplétif, a été retrouvée dans un couffin à la porte de leur maison par le père, ancien combattant décoré pour avoir contribué à libérer la France durant la seconde guerre mondiale. « Nous sommes des Français », dit ce dernier à son fils. Seul moment où une parole obstinée de fidélité à la nation (française) est déclarée, car l’intention de Faucon n’est pas de cautionner cette interprétation qui a donné lieu à trop de légendes héroïsantes ou de discours revanchards et officiels de part et d’autre de la Méditerranée. Rien ne nous convainc d’ailleurs qu’en assurant cette relève, le fils fasse un choix par conviction plutôt que par vengeance ou par obéissance à l’injonction plus patriarcale que paternelle. Il hérite du pistolet mitrailleur de son frère. Tel est son destin (ou sa fatalité), dira-t-il plus tard.
Kaddour cultive un lopin de terre qu’il loue à un petit propriétaire. Ce dernier vient à sa rencontre alors qu’il s’apprête à partager sa collation avec son fils sous un arbre. « Tu es en retard, si tu ne paies pas ce que tu me dois ce vendredi, tu dois partir », lui dit le colon. Le voilà à la rue. Pour nourrir sa famille, il s’engage sous le drapeau tricolore.
Le sort de Salah est semblable. Journalier, il ne se fait pas embaucher par un contre-maître à la solde cette fois-ci d’un grand propriétaire qui regarde les candidats de haut. Seuls ceux dont on connaît bien la provenance sont retenus. Salah rejoint les mêmes rangs que les deux précédents.
Pour Medhi, qui apparaît plus tard, on retrouve la vengeance : sa sœur et son frère ont été égorgés, leurs cadavres abandonnés sur une route. Quant au parcours de Krimou, il est très différent. Soldat de l’ALN, la branche armée du FLN, il trahit son camp pour ne pas succomber sous la torture et se trouve de fait engagé dans l’armée française. De tous, c’est lui qui est le plus piégé, sachant sa mise à mort sans appel s’il tombe aux mains de ses anciens compagnons. Ce faisant, il devient un acteur zélé de la répression.
Philippe Faucon retrace leur histoire au plus près de ce qui a échappé à l’histoire, sans céder à la moindre tentation romanesque. D’ailleurs, d’un format court et plutôt inhabituel, 1h22’, son film est moins un récit qu’une mosaïque de brèves et de séquences décrivant les parcours de ces hommes entraînés vers une tragédie – au sens d’un destin inéluctable qu’ils suivent en n’ayant conscience de toute façon trop tard de ce qui les attend.
L’on est, non pas en 1954 ou 1956, mais, pour la première partie, en septembre 1959, alors que le 16 de ce même mois de Gaulle évoque le principe de l’autodétermination. Les dés sont déjà jetés. La seconde partie se déroule en juin 1960 alors que des pourparlers entre émissaires français et représentants du FLN sont tentés à Melun. Au moment de la troisième partie, en 1962, le cessez-le-feu est signé, les harkis sont désarmés. Le film met ainsi en évidence que, dès leur incorporation, ils n’ont plus de porte de sortie.
L’on sait aussi très vite que l’uniforme ne les met pas à l’abri. À l’exception du lieutenant Pascal, les gradés leur manifestent peu de considération. Comme Faucon le fait dire à la mère de Salah : « Ils envoient nos hommes les premiers, parce qu’ils cherchent à épargner les leurs ». Ils sont également rejetés par les villageois, peut-être seulement par peur que le FLN leur fasse payer leur sympathie.
Cette dynamique d’une double mise à l’écart, équivalente d’un double bind, est également présente dans La Trahison (2005), premier film de Faucon sur la guerre d’Algérie. Les protagonistes y sont des appelés musulmans dits « Français de souche nord-africaine » (FSNA) dont l’épilogue révèle que, souffrant de ne plus avoir de place auprès des Français et de voir ceux-ci persécuter les populations locales, ils sont passés du côté du FLN. Mais Les Harkis traite moins de la problématique inverse, ceux qui se sont ralliés à la France, que d’un autre aspect des marges d’une armée qui reproduit, combinant domination de classe et de race, la logique coloniale de la société qu’elle a établie 130 ans auparavant à coup de massacres.
Cette logique coloniale joue, du côté de l’armée comme des pouvoirs politiques, sur des promesses et des mensonges. Les autorités adoubent pompeusement l’incorporation des harkis en leur faisant accroire que la France n’abandonne personne. Il en est de même des déclarations successives et contradictoires de de Gaulle, qui les déroutent et les désespèrent.
On a là un film sur la guerre d’Algérie prenant ces individus pour sujets, non un film de guerre auquel Faucon n’emprunte ni les facilités, ni les standards.
L’art de la tromperie va plus loin encore puisque les harkis que représente Faucon sont amenés à se l’approprier, en poussant le jeu jusqu’à se faire passer pour des soldats du FLN dont ils traquent un des groupes. Krimou, qui a donc changé de camp, revêt alors ses anciens habits de moudjahid pour leurrer des villageois en leur tenant un discours anticolonial auquel il avait vraisemblablement cru et leur soutirer des informations. Autrement dit, cette inversion cause une situation de clivage extrême, quasiment schizophrénique, où la langue arabe, véhiculant des arguments indépendantistes, travaille pour le maintien du pouvoir français.
Et c’est le même Krimou qui dira plus tard : « il ne faut pas croire la France ! ». En effet, après avoir été mis à l’écart hors du bled pour qu’ils ne se rendent pas trop vite compte de la situation, les harkis sont livrés à l’adversité, cette fois symbolisée par le sort de Kaddour. Repassé chez lui après avoir déserté pour revoir sa femme et son fils eux-mêmes mis au ban, il se fait égorger par une bande de revanchards qui imposent leur loi au village. L’un d’entre eux n’en dira pas moins que les soldats français ont « violé [s]a fille de 13 ans ».
Sous les couleurs de la France coloniale, ces hommes sont consignés dans un no man’s land existentiel privé d’une reconnaissance où la langue joue un rôle central. S’ils parlent arabe, ils maîtrisent mal ou pas du tout le français. Ainsi, le piège se referme définitivement sur eux au moment de leur improbable exfiltration, dont la première étape légale consiste en des formulaires qu’ils sont incapables de remplir en français.
Mais c’est dès le début qu’ils incarnent cette impasse en affectant, chacun à sa façon, un intense repli sur eux-mêmes. Parlant peu, ils paraissent intérieurement emmurés. Non seulement, leur langage est pauvre – reflet de leur précarité sociale –, mais les mots leur manquent pour exprimer leur désarroi au fur et à mesure d’une évolution dont ils décryptent lentement les signes. Cette tension, qui caractérise d’autres films de Faucon tels que La Trahison ou La Désintégration (2011) sur la conversion au terrorisme djihadiste, est portée autant par l’absence de musique, qui ne laisse aucune échappatoire par d’éventuelles incitations émotionnelles, que par l’importance donnée aux plans fixes et aux gros plans, soutenue par un rythme et une grande nervosité de montage.
À travers le regard de Philippe Faucon, ces supplétifs illustrent la condition même de subalternes, au sens propre dans la hiérarchie militaire, comme au sens de l’interrogation de Gayatri Spivak sur la capacité des femmes à ne pas pouvoir parler ni se faire entendre[3]. Certes, ce sont des « hommes », mais s’ils se font rapidement traiter de « boniches » par des soldats de métier musulmans, cela en dit long sur l’impossibilité à ancrer dans quelque endroit que ce soit leur identité et à la faire reconnaître en s’exprimant.
On a là un film sur la guerre d’Algérie prenant ces individus pour sujets, non un film de guerre auquel Faucon n’emprunte ni les facilités, ni les standards. Rien ne satisferait l’attente du spectateur et ne proposerait une version optimiste de cette histoire – comment y en aurait-il une, puisque la majorité des harkis restés en Algérie a été persécutée et une partie massacrée ?
Rien, si ce n’est ce que l’on voit par les yeux du lieutenant Pascal, joué par Théo Cholbi, dirigeant cette harka (commando de harkis). On a avec lui un officier, aucunement hautain, qui essaie de maintenir des liens sans préjugés avec ses hommes (il est l’équivalent du lieutenant Roques, joué par Vincent Martinez, dans La Trahison). Seule ouverture du film, Pascal est plein de l’humanité dont sont dépourvus les paras qui encadrent la harka sur le terrain.
Si l’ensemble du jeu de l’acteur, la clarté de son regard et sa posture laissent immédiatement penser quelle position il occupe dans la distribution des rôles, une réunion à la 34e minute, presque la moitié du film, le confirme avec insistance. Lors d’une étape nocturne, on lui apporte une part de frichti alors qu’il semble écrire son journal (de même que pour La Trahison, Faucon s’appuie sur le cas réel d’un gradé français[4]). Le lieutenant entame un échange avec Medhi et Salah, cherchant à connaître les raisons de leur engagement et allant jusqu’à évoquer – de façon peu plausible dans un tel contexte – les exactions que l’armée française commet sur les Algériens quand les harkis, de leur côté, arguent de la terreur que sème le FLN sur la population.
Sans faux paternalisme, le jeune lieutenant s’affiche indéfectiblement solidaire de ceux qu’il commande, jusqu’à contrevenir aux ordres que lui donne son supérieur lorsque, dans la troisième partie, il s’agit pour la France de plier bagage sans faire grand cas de ses supplétifs.
Contre l’avis de sa hiérarchie, il reste près de ses harkis, leur proposant une stratégie pour les retrouver à Oran et les faire embarquer vers la métropole. Il leur donne de l’argent. Il parvient à réaliser le sauvetage, y compris, symboliquement, de la femme et de la fille de Salah. Son « Je ne vous lâcherai pas » s’entend comme l’inversion juste et noble de l’hypocrisie tactique du fameux « Je vous ai compris » de de Gaulle qui, entre autres, lui a valu tant de haine.
Faut-il voir là de la part du réalisateur une concession au discours actuel qui cherche à réconcilier les différents protagonistes et parties de cette histoire ? Faucon cède-t-il au happy end, certes très nuancé, dont la plupart des productions mémorielles contemporaines reproduisent le standard ? Fallait-il que cette histoire – désespérante parce qu’elle est le produit même du brouillage et de l’effacement des repères par 130 ans de colonisation – ait son « sauveteur », autrement dit son Juste ?
Qui plus est en lui donnant la figure d’un blond aux yeux bleus jouant de façon exemplaire cette franchise et cette droiture dont on aurait aimé – mais trop tard – que son exception devînt la généralité. Comment interpréter l’intention de Faucon de focaliser la fin des Harkis sur cet acte de désobéissance, certes relative et hiérarchiquement tolérée, sachant que le refus d’appliquer des ordres iniques est une réflexion tout à fait dans l’esprit de notre temps ?
Je ne sais pas si, choisissant cette fin parmi d’autres bien plus sombres, Philippe Faucon a voulu déclencher autant de questions. Toujours est-il que ce dernier opus marque non seulement un accomplissement dans cette œuvre questionnant inlassablement le rapport des musulmans à la société et à l’histoire françaises[5], mais aussi un tournant dans l’approche de cette véritable zone grise – sans trahir le sens donné par Primo Levi à cette expression – que constituent les supplétifs en temps de conflits.
En cela, faire des harkis un sujet en soi, en les libérant des clichés et des stéréotypes, est non seulement une première qu’il faut saluer, mais une ouverture pour toute réflexion exigeante sur les violences extrêmes et leurs mémoires. Un geste qui mérite la plus grande attention.