Cinéma

I’m your fan – sur Hallelujah, les mots de Leonard Cohen de Daniel Geller et Dayna Goldfine

Journaliste

Documentaire banal sur le strict plan formel, Hallelujah, les mots de Leonard Cohen s’avère pourtant, par la présence du musicien et poète, un film (presque) aussi extraordinaire que ses sujets : soit la carrière de l’auteur de « Suzanne » et le destin hors du commun d’une chanson : « Hallelujah ».

Il nous a quitté il y a six ans déjà et sa sagesse, son calme, ses mots, sa voix sépulcrale, son aura de patriarche sexy nous manquent cruellement. Bien sûr, ses disques et ses livres sont toujours présents, à portée de nos mains et de nos oreilles, comme les films de Godard, mais son absence de notre monde vivant rend celui-ci un peu moins beau, un peu plus dur, un peu plus hostile.

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Le principal mérite du documentaire de Daniel Geller et Dayna Goldfine est de « ressusciter » l’artiste, fut-ce seulement filmiquement, et de réchauffer de sa présence nos os transis par l’époque anxiogène que nous traversons.

Disons-le aussi tout de suite, l’intérêt de ce film provient à 100% de son sujet et non de sa forme cinématographique qui se cantonne aux standards « efficaces » habituels des documentaires « à l’américaine » : extraits d’archives, entretiens avec des témoins (musiciens, producteurs, compagnes et compagnons de route…), montage rythmé par la crainte d’ennuyer le spectateur, chansons toujours coupées trop tôt.

Néanmoins, cet académisme sera pardonné à Geller et Goldfine tant le personnage central du film bouleverse par sa beauté, son charisme, sa modestie, son charme émouvant. Leonard Cohen n’est que le sujet d’un film qui a d’ailleurs été conçu et monté après sa mort, mais nous affirmons qu’il en est aussi le véritable auteur posthume : l’intérêt, la vibration et l’émotion que l’on ressent à sa vision, c’est lui, absolument lui.

On passe ici en revue l’ensemble de sa vie et de sa carrière, de son enfance montréalaise dans une famille juive à sa dernière tournée mondiale et triomphale, de ses premiers pas timides sur scène parrainés par la chanteuse Judy Collins à ses rencontres picaresques avec des géants nommés Phil Spector ou Bob Dylan, dont il était devenu le pair, de ses premiers recueils de poésie à ses aventures amoureuses ou amicales avec les femmes. Le portrait de Cohen prend forme à travers une constellation d’entretiens avec ses amis d’enfance, ses ex-compagnes, ses collègues musiciens, des producteurs, arrangeurs, patrons de maison de disque, journalistes musicaux, développant pour la plupart des points de vue intéressants où les notations sur l’homme se partagent avec les analyses sur son art.

Le plus beau, notamment pour nous spectateurs européens, ce sont les nombreux extraits télévisés (la plupart américains ou canadiens, donc inédits de ce côté de l’Atlantique) de concerts et d’entretiens où Cohen reprend vie devant nos yeux à quasiment tous les âges de sa vie d’artiste. Qu’il soit d’humeur sérieuse ou badine, bavarde ou elliptique, le charme opère à chaque fois, impossible de ne pas succomber, de ne pas chuchoter intérieurement, « I’m your fan ».

Et puis, il y a l’histoire dans l’histoire, fléchée par le titre de ce film. En 1984, Leonard Cohen publie l’album Various positions sur lequel figure la chanson « Hallelujah ». Album maudit qui ne sort qu’en Europe : le nouveau boss de CBS, Walter Yetnikoff, n’aime pas le disque et refuse de le publier aux États-Unis.Various positions reçoit de bonnes critiques, son succès européen est correct mais l’album ne semble pas constituer une étape fondamentale dans la carrière du barde.

En 1988, I’m your man aura un écho beaucoup plus ample et décisif. Et puis en 1991, le mensuel Les Inrockuptibles décide de produire un album hommage à Cohen, intitulé I’m your fan, constitué de reprises de ses chansons par des artistes et groupes du moment. On y trouve entre autres une reprise d’ « Hallelujah » par John Cale. Le film décrit minutieusement le processus, cite abondamment I’m your fan, montre sa pochette iconique (une photo de Weegee) mais oublie simplement de créditer Les Inrockuptibles. Passons. La version de Cale rencontre un écho inattendu, Judy Collins raconte sa découverte dans I’m your fan, les musiciens célèbres se la repassent, certains commencent à la reprendre en concert. En 1994, Jeff Buckley publie Grace, son premier album, qui s’abat comme un coup de foudre sur le peuple rock planétaire. L’un des joyaux de ce disque lyrique est une nouvelle reprise d’ « Hallelujah ».

« Hallelujah » concentre cette dialectique entre l’ici-bas et le très haut, le connu et l’inconnu, le charnel et le spirituel…

À l’instar de la plupart des musiciens de son époque, Buckley a connu « Hallelujah » par la version de Cale et non par l’original de Cohen. Et si Cale a relancé cette chanson enfouie dans le songbook cohennien, le fils de Tim la transforme en un hymne planétaire. À partir de là, plus rien n’arrête « Hallelujah » qui accède à l’éternité des classiques absolus fredonnés dans le monde entier toutes générations confondues, au même titre que « My Way », « La Vie en rose », « Love me tender » ou « Auld Lang Syne » (« Ce n’est qu’un au revoir » en VF) : les artistes la reprennent (citons parmi les plus célèbres Rufus Wainwright, Céline Dion, Bob Dylan, Justin Timberlake, Vanessa Paradis…), elle figure dans la B.O de Shrek, est chantée par KD Lang à la cérémonie d’ouverture des J.O. d’hiver de Vancouver (2010), ou devant Joe Biden en 2019 lors d’un hommage aux victimes du Covid…

Passée ainsi en vingt ans du statut de chanson prisée des seuls happy few à celui de prière laïque universelle et immortelle, « Hallelujah » a connu une trajectoire unique en son genre. Sa mélodie a la force de l’évidence, ses arrangements sont dans la tradition épurée du folk, mais l’aspect le plus étonnant concerne son texte. Cohen a paraît-il rédigé une centaine de strophes et les sélectionnait en fonction de son humeur du moment. Baignée au départ de références bibliques et de métaphores, la chanson a progressivement évoluée vers des mots plus séculiers et des allusions implicitement sexuelles.

Voyons par exemple ce couplet : « your faith was strong but you needed proof/you saw her bathing on the roof/her beauty and the moonlight overthrew her/she tied you to a kitchen chair/she broke your throne and she cut your hair/and from your lips she drew the Hallelujah ».

Chacun lira ces mots comme il l’entend et pour ma part, Hallelujah y est le nom de la jouissance féminine par le cunilingus. Leonard Cohen se posait des questions métaphysiques, voire religieuses, mais toujours sur le mode de l’interrogation et du doute, jamais en fidèle dévot et encore moins en bigot. Vers la fin de sa vie, il a connu une phase bouddhiste, culte en lequel il trouvait des résonances avec le judaïsme à commencer par l’absence de certitude concernant l’existence de dieu.

Mais à côté de ces ruminations, Leo le ladies’man a vécu une existence absolument terrestre et prosaïque, y compris dans ses aspects les plus triviaux, physiques et jouisseurs. « Hallelujah » concentre cette dialectique entre l’ici-bas et le très haut, le connu et l’inconnu, le charnel et le spirituel, le physique et le métaphysique, l’explicite et le métaphorique. Et peut-être est-ce cette dialectique tellement centrale dans la condition humaine qui résonne à ce point dans les oreilles universelles. Le film formellement banal de Daniel Geller et Dayna Goldfine raconte l’histoire extraordinaire d’une chanson, histoire enchâssée dans l’histoire elle aussi extraordinaire de son auteur. Ces histoires méritent d’être vues et entendues.

 

NDLR : Le documentaire Les mots de Leonard Cohen de Daniel Geller et Dayna Goldfine sortira en salle le 19 octobre 2022.


Serge Kaganski

Journaliste, Critique de cinéma

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