Numérique

Métavers, vers l’exploitation virtuelle

Sociologue, Philosophe

Sur la plateforme vidéoludique Roblox, des enfants de 13 ans gagnent des dizaines de milliers de dollars en programmant des expériences ou en spéculant avec de l’argent virtuel. Ce métavers qui existe déjà laisse présager la nature de celui, bien plus ambitieux, que développe actuellement la firme Meta : un espace de pseudo-liberté en vase clos, exploitant ses utilisateurs, où se déploie le pire du capitalisme dérégulé.

Lorsque Facebook s’est lancé dans un changement de nom et dans la promotion d’un métavers générique, cela fut critiqué comme une opération de diversion face aux problèmes de réputation que l’entreprise devait subir depuis Cambridge Analytica et les Facebook Papers de Frances Haugen. Le flou de l’offre rendait pourtant difficile de savoir exactement quelle stratégie se cachait derrière cette annonce, même si l’insistance sur la performance technologique avec le casque 3D (Meta possède aussi la firme Oculus Rift) restait mise en avant en toutes occasions.

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Nous avons insisté (dans Médiapart et AOC) sur une dimension rarement mise en avant, la prétention de Meta à devenir le système d’exploitation de l’internet mobile, contre la rente actuellement imposée par Apple (via iOS) et Google (via Android) sur toutes les applications. Cette frustration est régulièrement mise en avant par Zuckerberg mais elle va au-delà d’une question financière. Dans un livre blanc consacré à sa vision pour le métavers, Nick Clegg, responsable des affaires internationales de Meta et ancien Premier ministre adjoint du Royaume Uni, oppose ce modèle à celui des applications sur Internet, où les utilisateurs d’Apple et de Windows évoluent dans l’écosystème respectif de chaque entreprise.

Il s’agit bien pour Meta de devenir le point de passage obligé de tout l’internet mobile, celui des objets, grâce à la 5G, et cela à travers la promotion d’un nouveau standard d’interopérabilité que serait le métavers, non réduit à des casques de réalité virtuelle fort incommodes mais avec des lunettes de réalité augmentée et à terme des hologrammes (déjà programmés dans la roadmap de la 6G).

Il reste néanmoins difficile d’imaginer comment pourrait fonctionner un tel univers d’offres, qui devront rester multiples (comme le sont les magasins d’applications) car les projets Horizon développés par Meta ne pourront répondre à toutes les propositions de métavers, déjà existants pour nombre d’entre eux (Fortnite, SandBox, Minecraft, Decentraland, Second Life…). Certes, Meta s’est bien gardé de convoquer un consortium pour normaliser tout cela et encore moins d’utiliser les instances existantes de normalisation. Il a cependant constitué un groupement d’intérêt (XR Association) qui doit assurer un minimum d’interopérabilité technique.

Dans tous les cas, l’enjeu pour Zuckerberg est de revenir au centre du jeu du nouveau réseau et de monétiser tous ses services autrement que par la seule publicité. Comment peut-il s’y prendre ? Comment attirer tous les créateurs comme c’est le cas pour les développeurs sur les app stores, et pour prélever une rente sur toutes leurs opérations tout en offrant une qualité de prestations qui rende l’offre de Meta incontournable ?

Il se trouve qu’une forme de banc d’essai existe déjà, Roblox, petit monde virtuel devenu déjà grand et qui expérimente la captation totale d’un public de joueurs/créateurs dans un monde aux multiples « expériences » que les participants créent eux-mêmes. Nick Clegg considère que Roblox constitue un métavers à un « stade précoce ».

Le tableau de cet univers vaut prémonition sur les stratégies de Meta pour son vaste métavers qui prétend fédérer tous les métavers. Mais il vaut surtout alerte générale sur la mise en place d’une métamachine à engendrer du cash par captation du public dans un monde hyperspéculatif. Et tout cela se déroule actuellement et en toute « légalité », en faisant travailler des enfants de plus de 13 ans, du moins en principe, étant donné qu’aucune vérification d’âge n’est effectuée. En les éduquant à un esprit de spéculation permanente, Roblox permet à une petite minorité de s’enrichir, et à une grande majorité de se faire arnaquer.

L’alerte que nous voulons lancer est donc double : un enjeu de régulation d’une architecture technique et économique qui se met en place en dehors de tout contrôle et qui prépare le monopole d’une plateforme sur le futur réseau mobile ; un enjeu de régulation morale et éducative d’un univers spéculatif (au-delà du marchand) qui capte l’attention et le travail des plus jeunes et qui prétend devenir ainsi le standard de la vie numérique ordinaire, où tout est monétisable et produit spéculatif, bien au-delà de la seule publicité que l’on connait déjà sur les réseaux sociaux.

Nous proposons de décrire précisément l’univers de Roblox, en mettant en évidence toutes les transpositions possibles dans l’univers de Meta. Le souci concernant Roblox devrait déjà être à l’ordre du jour de tous les régulateurs de plateformes, si cela existe, mais il devrait aussi permettre d’anticiper ce qu’il convient de construire comme garde-fous vis-à-vis de Meta et de ses projets de Metaverse. Les discours vertueux de Nick Clegg à ce sujet, faits de technosolutionnisme (tels que les distances garanties entre avatars pour éviter tout harcèlement) font toute l’impasse sur le modèle économique qui pilotera toutes les décisions dans ce nouveau Far-West.

Roblox, société virtuelle aux allures d’usine à expériences

Roblox est devenu un phénomène mondial incontournable durant la pandémie de Covid-19. En 2020, plus de la moitié des enfants américains de moins de 16 ans y jouaient régulièrement. La même année, Roblox était le jeu vidéo le plus populaire dans toute l’Amérique du Nord et du Sud, ainsi que dans 20 pays européens et de nombreux pays d’Afrique, d’Asie et d’Océanie, en termes de recherches effectuées sur Google. Depuis, le phénomène s’est pérennisé, et la plateforme jouit de 52 millions d’utilisateurs quotidiens au premier quartile de 2022, une augmentation de 28 % par rapport à l’année précédente.

Roblox n’est cependant pas un jeu en soi, mais plutôt une plateforme qui offre des outils pour créer, héberger puis accéder à des jeux gratuits, appelés « expériences ». D’une certaine manière, il incarne déjà certaines des ambitions de Meta : il est accessible à tous, étant donné qu’il est gratuit, et est relativement interopérable, puisqu’il permet d’exporter ses avatars et certains contenus d’un jeu à l’autre au sein de la plateforme. On peut y accéder par Windows, Apple et Android, et depuis un smartphone comme depuis un ordinateur mais il n’est en rien un point de passage obligé comme Meta prétend le devenir. La plateforme héberge un total de plus de 24 millions d’expériences en 2022. À titre de comparaison, Steam, la plus grande boutique en ligne de jeux vidéo sur PC, a atteint un total de 50 000 jeux en 2021.

Il est possible d’accéder aux contenus et aux outils de création de la plateforme sans verser un centime. Parmi les expériences les plus populaires, on trouve « Jailbreak », où les joueurs s’amusent à s’évader de prison, ou « Work at a pizza place », où les joueurs font semblant de travailler dans un restaurant. « Royal high », plutôt orienté vers les filles, est un jeu de rôle sans but final défini où les joueurs font semblant d’être au lycée dans un univers fantastique. Enfin, on y trouve également des expériences éphémères, comme un concert virtuel d’Ariana Grande organisé et créé de toutes pièces par une influenceuse de 13 ans.

Pour générer ses revenus, Roblox agit comme un régulateur privé qui fixe et applique unilatéralement les lois qui régissent les transactions dans le jeu, selon une logique de maximisation des profits. De la même façon qu’Apple ou Google fixe les règles de prélèvement sur les transactions via les applications qu’ils hébergent, quitte à les réviser selon leur bon vouloir lorsque l’opinion se fait trop critique (Apple a réduit à 15 % ses prélèvements pour les petits développeurs en 2020), ce que Meta ne manquera pas de faire, la plateforme vend sa propre monnaie, déduit une « taxe » de chaque transaction en son sein, et détermine le salaire qu’un joueur peut gagner par son travail, le tout à un taux qu’elle détermine seule.

Dans le même temps, les incitations à prendre part à ce système sont toutes fournies par les joueurs, qui sont responsables de la création des expériences qui attirent les utilisateurs en premier lieu. Cette responsabilité, transposée dans le métaverse de Meta, permettra de maintenir son statut actuel si précieux d’hébergeur, hérité du Decency Act de 1996 (!) pour éviter à tout prix d’être considéré comme un éditeur, qui devrait répondre de tous les contenus publiés sur la plateforme.

Dans d’autres circonstances, cette asymétrie de pouvoir pourrait inciter les utilisateurs à se syndiquer pour tenter d’obtenir des conditions de travail plus avantageuses. Malgré les 52 millions d’utilisateurs actifs quotidiens, la plupart d’entre eux ne se rendent probablement pas compte de l’injustice inhérente à leur lieu de travail, et il est même probable que beaucoup ne reconnaissent pas le travail qu’ils fournissent à la plateforme en tant que tel. En effet, en 2020, 67 % des joueurs de Roblox avaient moins de 16 ans.

Une main d’œuvre décentralisée et sans protection

De l’extérieur, il n’est pas difficile de reconnaître que les créateurs de contenu pour la plateforme travaillent pour elle, quand bien même aucun lien de subordination n’est établi juridiquement. C’est d’ailleurs la situation de tous les travailleurs de la Gig Economy, qui vit sur la dépendance totale de ces producteurs de services à de microtâches, comme l’a montré Casilli (2019), et qui deviendrait ainsi le standard de tout le métavers, sous couvert de créativité et d’ouverture aux initiatives.

Dans de nombreux cas, les expériences à succès sur Roblox ne sont pas le produit d’un seul utilisateur, mais plutôt d’une équipe d’individus réunis par la volonté de réussir et de gagner de l’argent. Roblox encourage ce phénomène en diffusant des annonces de recrutement d’utilisateurs désireux de travailler ensemble sur des projets sur son Talent Hub, qui n’est pas loin de ressembler à celui de Mechanical Turk qu’a installé Amazon. Les offres d’emploi qui y sont publiées sont parfois troublantes de similitude avec n’importe quelle annonce pour un développeur informatique expérimenté sur un site d’emploi ordinaire, si ce n’est le fait qu’elles acceptent des enfants de 13 ans et qu’elles offrent un salaire en monnaie virtuelle.

Le Talent Hub ne sert cependant que d’intermédiaire entre les joueurs, et Roblox n’accepte généralement aucune responsabilité pour ce qui se passe au sein des projets. En effet, ces derniers sont pour la plupart organisés en dehors de la plateforme, les utilisateurs préférant s’appuyer sur d’autres services plus adaptés à la gestion de projets et à la communication, comme les serveurs Discord.

Le Hub lui-même ne requiert donc aucune vérification de l’âge, ne dispose d’aucun mécanisme pour rédiger des contrats ou obtenir le consentement d’un tuteur et n’offre aucun outil pour résoudre les litiges. Non éditeur mais hébergeur, non employeur mais plateforme, ce sont deux des principes clés de toutes ces plateformes pour éviter toute responsabilité. Par conséquent, les situations où des développeurs – y compris des enfants de moins de 13 ans – sont soumis à divers types d’abus et d’exploitation financière sont fréquents.

Un rapport du Guardian révèle des cas d’abus à caractère sexuel par des « patrons » adolescents manipulateurs. Un article du Monde à ce sujet décrit, à travers un entretien, des cas d’exploitation financière avec des chefs de projet qui s’approprient la totalité des bénéfices liés à une expérience, sans rien verser aux développeurs qui ont travaillé dessus, et ce sans conséquence vis-à-vis de Roblox.

Non seulement Roblox n’intervient pas pour les activités qui se déroulent en dehors de sa plateforme, mais le fait de publier la situation sur le forum des développeurs de la plateforme peut valoir à un utilisateur des ennuis pour avoir « harcelé » l’utilisateur qui l’a abusé, en plus du risque vis-à-vis de la communauté dû au fait de s’exprimer contre des utilisateurs célèbres et réputés. Aucune responsabilité donc pour ces plateformes, mais une police des réputations qui peut valoir bannissement selon des règles opaques et opportunistes, comme on l’a vu avec la fermeture des comptes chez Facebook ou Twitter. En dehors de toute procédure de recours ou de droit opposable puisqu’il s’agit d’un pur règlement interne, voilà qui devrait garantir la paix sociale dans le métavers.

Gouverner le métavers, ou comment établir et rentabiliser la régulation privée

Roblox détient une autorité absolue pour gouverner la vie économique de son monde virtuel, selon une logique de maximisation des profits de l’entreprise. Cela signifie que la plateforme vend et contrôle sa propre monnaie, les Robux, au sein d’un univers hyper-financiarisé. Tout est conçu pour maximiser le nombre et le volume total de transactions, ce qui incite les joueurs à acheter toujours plus de Robux pour y prendre part et permet à l’entreprise d’en prélever une part sous forme de taxe.

À cette fin, la plateforme n’a pas hésité par le passé à se présenter ouvertement aux joueurs comme un moyen de « se faire beaucoup d’argent » sur leur site. Cela a cessé d’être le cas peu après qu’une vidéo des journalistes de People Make Games ne les accuse d’exploiter les jeunes créateurs, et que celle-ci ait atteint près de deux millions de vues sur Youtube. Des exemples de fortunes faites grâce à la plateforme existent, comme celui de deux adolescents britanniques qui ont remboursé le prêt immobilier de leurs parents grâce aux jeux qu’ils ont commencé à créer sur Roblox à l’âge de 13 ans.

Cela est rendu possible par les outils de création que Roblox fournit à ses utilisateurs, qui permettent à quiconque de créer son propre jeu et de faire payer à d’autres utilisateurs des articles cosmétiques ou des privilèges dans la monnaie du jeu, les Robux. Meta partage totalement cette promesse d’un eldorado des amateurs, qui lui permettrait de générer des revenus en dehors de la publicité, qui reste incertaine et variable selon la réputation de la firme. D’autant plus que Meta a déjà mis en place sa propre monnaie virtuelle, Diem, beaucoup moins conquérante que sa version initiale, Libra, qui promettait de subvertir tous les intermédiaires bancaires et les monnaies nationales, ce qui avait fait fuir certains des partenaires du consortium comme Visa ou Mastercard.

La prétention disruptive de Meta est toujours présente et l’observation des pratiques sur Roblox donne un bon aperçu des conséquences de ce système auto-référentiel. En devenant la banque de ses employés, l’entreprise peut forcer les joueurs à respecter ses termes, sans quoi celle-ci peut directement confisquer leur salaire et toutes leurs économies. Elle assure une relation de dépendance des utilisateurs vis-à-vis de la plateforme, étant donné que la quitter du jour au lendemain signifierait laisser de l’argent et des biens derrière soi.

Les expériences ne sont en effet monétisables qu’en monnaie virtuelle. Bien qu’elles puissent être accessibles depuis différents supports, des contraintes logicielles font que les expériences développées sur Roblox ne peuvent pas être exportées en dehors de la plateforme. De ce fait, les développeurs dépendent de Roblox pour générer un revenu de leur travail. Ceci n’est possible que dans la monnaie émise par la plateforme, les Robux, qui ne permettent d’acheter des biens qu’au sein de la plateforme.

Les Robux sont eux-mêmes convertibles en monnaie réelle, comme l’euro, ce qui permet potentiellement aux utilisateurs de gagner de grosses sommes d’argent. La plupart des revenus de la plateforme proviennent de la vente de sa monnaie en ligne et, selon son site Web, environ 24,5 % de ces revenus sont partagés avec les développeurs qui sont suffisamment rentables pour être autorisés à convertir leur monnaie en argent réel. Si la plateforme peut se présenter comme un moyen de faire gagner de l’argent aux utilisateurs pour les convaincre d’investir du temps dans la création d’expériences, il est également dans son intérêt financier de s’assurer que les développeurs retirent la part la plus faible possible de la valeur qu’ils créent.

Concrètement, pour gagner de l’argent réel sur Roblox, un développeur doit inciter d’autres utilisateurs à dépenser un minimum de 61 500 Robux sur leur expérience au total, ce qui équivaut à environ 615 euros de Robux achetés. Cela permettra au développeur de recevoir 50 000 Robux après la taxe de 30 % sur les transactions par Roblox, qu’il peut ensuite convertir en 175 euros. Pour cette raison, 99,47 % des développeurs ont gagné moins de 1 000 euros sur l’année 2020.

Cependant, la même année, 32 développeurs ont gagné plus d’un million d’euros. Cela s’explique en partie par le fait que Roblox choisit délibérément de ne montrer sur sa page principale que les expériences qui comptent déjà quelques milliers d’utilisateurs, et que la section « up-and-coming » ne montre également que des jeux déjà relativement populaires.

Ainsi, il est plus facile pour les jeux déjà populaires de le rester et de maintenir un flux de revenus régulier que pour les jeux récemment lancés de devenir populaires. « Winner takes all » semble décidément la règle dans ces univers où la réputation fait le larron, et on peut parier sans grand risque que cette réputation pourra elle aussi s’acheter et se trafiquer comme sur tous les réseaux sociaux.

En outre, Roblox verse des Robux supplémentaires aux développeurs dont les expériences réussissent le mieux à convertir les utilisateurs gratuits en abonnés « premium », et à retenir les utilisateurs pendant de longues périodes, en particulier les utilisateurs premium. Un abonnement premium peut être acheté pour un minimum de 5 euros par mois, et il offre des avantages tels que de meilleurs taux sur les achats de Robux et des réductions sur les objets virtuels. Dans le cadre d’expériences individuelles, un compte premium peut lever des barrières d’accès à du contenu, comme l’accès à une zone ou à un objet, que les développeurs mettent en place pour encourager les utilisateurs à acheter un abonnement.

Toutes ces activités se déroulent dans le cadre de règles et de limites établies par Roblox, régulateur unique de cette économie virtuelle et de sa main-d’œuvre.

 La spéculation financière partout, pour tous

Pour maximiser le volume total de transactions effectuées sur la plateforme, et donc la part qu’elle en prélève, Roblox propose aux joueurs des objets dont la valeur est soumise à sa loi du marché. Accessible depuis la page d’accueil du site, la « boutique des avatars » comporte une section « objets à collectionner » où l’utilisateur peut trouver des articles cosmétiques en édition limitée qu’il peut acheter à des prix atteignant parfois des sommets impressionnants lorsqu’ils sont convertis en monnaie réelle.

L’interface qui présente les articles individuels comporte non seulement leur description et leur prix, mais aussi une courbe qui indique la fluctuation du prix de l’article au cours des 180 derniers jours. Par exemple, la capture d’écran ci-dessous montre un « visage » qu’un utilisateur peut acheter pour son avatar au prix de 143 499 mille robux, soit l’équivalent de 1 495 euros.

De multiples éléments incitent l’utilisateur à considérer cet objet non pas comme un simple article cosmétique pour son plaisir personnel, mais comme un bon investissement financier, ainsi que veut le démontrer la courbe qui y est associée, qu’on ne trouve pas dans d’autres jeux. Après tout, cette courbe suggère que son prix n’a fait qu’augmenter au cours des 180 derniers jours, étant parti d’environ 50 000 robux. Sur la base de ces informations, il semble raisonnable de s’attendre à ce qu’il atteigne 200 000 robux à un moment donné. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la plupart des utilisateurs de la plateforme sont des enfants et des préadolescents, qui sont donc peu susceptibles d’avoir les compétences et les connaissances nécessaires pour investir judicieusement l’équivalent de plusieurs centaines d’euros dans des actifs spéculatifs.

En outre, les objets virtuels qu’un utilisateur possède et leur valeur sont publiquement visibles sur son profil, ce qui en fait des biens positionnels, c’est-à-dire des objets que les utilisateurs acquièrent parce qu’ils véhiculent un statut distinctif élevé au sein de cette société en ligne. Dans un entretien avec Quintin Smith, un joueur explique qu’il a décidé de dépenser en objets virtuels les 200 000 Robux qu’il a gagnés grâce à une expérience qu’il a conçue : « [Parce que] je jouais au jeu depuis quatre ans à ce moment-là, et j’avais toujours regardé le catalogue, j’avais toujours voulu ces objets. Quand j’ai enfin pu me les offrir, mon esprit m’a dit de foncer, vous voyez ? […] Je n’aurais jamais dépensé autant d’argent dans la vraie vie. »

Indépendamment de la motivation du joueur à investir dans ces objets, étant donné que Roblox prélève 30 % de la valeur de chaque transaction, la société bénéficie financièrement de ces opérations qui réduisent l’offre totale de Robux pouvant être convertie en euros par les joueurs.

Protéger les structures de marché d’abord, les utilisateurs ensuite

Non seulement ce marché collectif incite les enfants à investir dans des actifs spéculatifs, mais il met également en danger les utilisateurs qui y investissent. Comme n’importe qui peut voir la collection d’objets virtuels d’un utilisateur, tout collectionneur d’objets coûteux devient une cible de choix pour les escrocs et les pirates informatiques. Ceux qui cherchent à s’enrichir en volant des biens virtuels peuvent simplement profiter de la crédulité des jeunes utilisateurs en se faisant passer pour un administrateur de la plateforme ou pour un ami.

Par la suite, ils les convainquent d’envoyer leurs identifiants de connexion, puis vendent tous leurs objets sur une plateforme externe, une pratique connue sous le nom de « beaming ». Pour éviter cela, Roblox encourage simplement les utilisateurs à garder leurs communications et leurs échanges sur le site, où ils peuvent être surveillés. Néanmoins, le faible prix que Roblox offre pour les Robux, le montant minimum requis pour la conversion et les frais de transaction de 30 % incitent les utilisateurs à trouver d’autres moyens de monétiser leur travail sur la plateforme.

Des serveurs Discord dédiés permettent par exemple aux utilisateurs de s’organiser pour faire des « dons » d’objets dans le jeu, en échange d’un virement d’argent réel en dehors. Il existe même des sites web spécialisés, faciles à trouver sur Google, et qui dans certains cas fonctionnent depuis plusieurs années. Les services de conversion officieux comme ceux-ci exposent néanmoins les utilisateurs à des risques tels que l’escroquerie, le vol de données liées à une carte de crédit ou à leurs identifiants personnels.

Le meilleur moyen d’endiguer ce phénomène pour la plateforme serait d’héberger des forums publics permettant aux utilisateurs de procéder gratuitement à des échanges encadrés et sécurisés, ou d’offrir de meilleures conditions d’échange en abaissant le niveau de taxe sur les transactions, ou en offrant un meilleur taux de conversion pour les Robux. Ces mesures iraient cependant à l’encontre des intérêts financiers de Roblox, étant donné que la première solution réduirait le nombre de transactions dont la plateforme peut prélever une part, et que la deuxième réduirait ses gains par transaction.

Par conséquent, la sécurité des utilisateurs est reléguée au second rang des priorités de ce régulateur privé dont l’objectif principal est de maximiser ses propres profits. La stratégie de prédation généralisée sur toute activité à l’intérieur de la plateforme n’a pas de limite, mais Meta devra cependant se méfier de ces courts-circuits mis en place par d’autres intermédiaires, ce qui l’obligera à accroitre le contrôle et la fermeture de son métavers. À prédateur, prédateur et demi, pourrait-on dire !

Des jeux de hasard omniprésents pour rendre les achats plus addictifs

Toujours pour maximiser le volume de transactions, Roblox n’hésite pas à libéraliser des pratiques commerciales fortement réglementées au sein de son monde virtuel telles que les jeux d’argent.

Roblox autorise officiellement la mise en place de jeux d’argent par les développeurs au sein des expériences, sous conditions : « Sauf si la loi ou la réglementation locale l’interdit, nous autorisons la représentation des jeux d’argent dans les expériences. Aucun argent réel, Robux, ou tout ce qui peut devenir de l’argent réel ou des Robux, ne peut être échangé dans ces expériences. Nous exigeons également que les chances de gagner soient équitables et ne soient pas biaisées en faveur du développeur. » Dans les faits, ces conditions sont peu efficaces pour atténuer les méfaits de l’omniprésence des jeux d’argent, mais très efficaces pour aider Roblox à dissimuler le fait qu’ils permettent aux enfants d’investir de l’argent réel dans des jeux de hasard, à travers des expériences d’une grande popularité telles que « My restaurant » et « Adopt me ! ».

L’expérience « My restaurant » comporte des machines à sous dans lesquelles les joueurs peuvent investir des « bucks », la monnaie spécifique à l’expérience. Les bucks peuvent être achetés avec des Robux, qui, comme nous l’avons mentionné précédemment, peuvent être achetés avec de l’argent réel. Cette monnaie ne peut toutefois pas être reconvertie en Robux, car cela constituerait une violation de la politique de Roblox décrite ci-dessus.

Plus insidieusement, l’une des expériences les plus populaires de Roblox, « Adopt me ! », propose des œufs qui peuvent être achetés avec des « dollars », la monnaie spécifique de « Adopt me ! », et qui donnent au joueur un animal de compagnie aléatoire d’une rareté variable. Ces œufs sont en fait des loot box qui permettent au joueur de dépenser de l’argent réel pour débloquer des objets aléatoires dans le jeu, selon la chance du joueur, car il n’y a aucune garantie que celui-ci recevra ce qu’il veut ou quoi que ce soit de valeur.

Présents dans de nombreux jeux vidéo jusqu’à maintenant, les loot box ont récemment été rendus illégaux en Belgique et au Pays-Bas en vertu de lois relatives aux jeux de hasard. En 2019, une étude a montré leur similitude structurelle et psychologique avec les jeux de hasard auprès des utilisateurs, en particulier les plus jeunes. Néanmoins, à ce jour, ni les machines à sous de « My restaurant » ni les œufs de « Adopt me ! » n’ont valu à Roblox des ennuis judiciaires où que ce soit dans le monde, ce qui montre à quel point les mondes virtuels et leurs systèmes économiques spécifiques peuvent être des moyens efficaces de dissimuler et légitimer ces pratiques.

Comme le montrent les exemples de la Belgique et des Pays-Bas, il n’est pas nécessaire d’attendre un règlement européen ou une régulation globale de ce type de plateformes : il faut et il suffit d’appliquer le droit existant sans trembler face à ces mondes virtuels, en exerçant cependant un fort pouvoir de contrôle technique car Roblox ou Meta dans l’avenir seront tout à fait capables de rejouer la partition du secret industriel ou de l’opacité des IA qui gouvernent tout cela.

Or, comme on le voit, ces projets ont tous des effets éducatifs délétères. L’éducation aux jeux d’argent devrait être considérée aussi nocive que le tabac ou la pornographie mais cela semble difficile à faire admettre. Et si l’on sort d’une focalisation sur les effets vis-à-vis des générations les plus jeunes, le futur ainsi programmé dans de tels métavers est clairement orienté vers la spéculation financière pour tous, comme seule solution pour s’en sortir soi-même, au mépris des règles, de la solidarité ou de toute autre valeur qui pourtant encadrait un système économique jusqu’à peu.

La meilleure façon de faire accepter une plateforme prédatrice comme Roblox et comme Meta consiste à faire de chaque utilisateur un prédateur en puissance, une promesse de puissance qui devient le sel de la vie, mais certainement pas celui de la vie commune.

Le passage d’un métavers précoce à un métavers avancé

Le 9 Septembre 2022, l’entreprise Roblox a annoncé ses objectifs d’évolution pour les mois à venir devant la foule de créateurs de contenus rassemblés en personne et en ligne pour la Roblox Developer Conference. À cette occasion, la plateforme s’est félicitée du succès de sa dernière fonctionnalité : les discussions vocales au sein des expériences, réservées et destinées aux plus de 13 ans.

Elle a également mis l’emphase sur l’amélioration du réalisme des biens virtuels, à travers des technologies propriétaires. Au récemment implémenté layered clothing, qui permet à l’utilisateur de porter plusieurs couches de vêtements, vont bientôt s’ajouter les « animations faciales », des biens virtuels d’un nouveau genre que les joueurs pourront acheter. Selon l’entreprise, ces technologies ont pour but de permettre aux utilisateurs de mieux exprimer leur style et leurs émotions.

Il est significatif de lire Nick Clegg vanter aussi l’excitation attachée à ces habits des avatars dans le métavers de Meta, en anticipant de son côté la transposition vers une forme de cabine d’essayage virtuelle qui attirerait les marques. On ne peut qu’être frappé par les répétitions des mêmes recettes à plus de 20 ans d’intervalle. Car tous ces « innovateurs » semblent avoir oublié que l’une des firmes de la « nouvelle économie » de la fin des années 90 s’appelait boo.com et attirait les investisseurs en masse car elle proposait ce salon d’essayage virtuel avec – déjà – une technologie 3D.

Malheureusement, les investisseurs avaient fantasmé le nombre de visites et d’abonnés du site mais oubliaient de vérifier le panier client et les taux de conversion en achats bien réels qui eux étaient proches de zéro. Et boo.com fut parmi les premières firmes dites « dotcom » emportées par la crise des valeurs technologiques d’internet en juillet 2000. Toute spéculation de ce type est fondée sur du sable, celui de la réputation, comme nous le rappellent les cours des cryptomonnaies depuis deux ans.

À court terme cependant, cela constitue de nouvelles incitations et manières pour les utilisateurs d’investir dans la plateforme, qui de son côté voit son volume de transactions et son chiffre d’affaires augmenter. En parallèle, Roblox a annoncé vouloir permettre au joueur de déterminer le nombre de copies de chaque objet créé, selon une vision à long terme où chaque objet du monde virtuel sera en quantité limitée et à un prix variable.

Par ailleurs, la plateforme a annoncé de nouvelles avancées pour les outils de création d’expérience mis à disposition des utilisateurs. Le moteur graphique peut désormais représenter des étendues de paysages bien plus rapidement qu’auparavant, et bientôt les utilisateurs pourront créer des objets utilisant un nouveau système de géométrie dynamique. Grâce à cela, le développeur aguerri pourra créer des mondes modelables en temps réel par les utilisateurs.

Ainsi, les développeurs sont incités à s’investir encore davantage dans l’apprentissage d’un outil informatique ne permettant que de créer du contenu impossible à utiliser en dehors de la plateforme. Rappelons qu’Apple avait réussi le tour de force de faire payer son kit de développement propriétaire pour imiter une forme de communauté de développeurs à la mode de l’open source mais totalement captive du code et des règles de Apple. Meta annonce une interopérabilité de bon aloi qui ne sera certainement pas gratuite ni open source et permettra de générer encore d’autres revenus.

Enfin, une dernière annonce, et pas des moindres : l’arrivée des « publicités immersives » dans Roblox. Désormais, les développeurs pourront intégrer des écrans et objets 3D dans leurs expériences qui permettront aux marques du monde réel de faire de la publicité pour leurs produits auprès des utilisateurs de Roblox. Bien que cela permette aux développeurs de percevoir une compensation financière pour ces publicités, il s’agit bien là du retour du modèle de rentabilisation des utilisateurs employé jusqu’à aujourd’hui par les réseaux sociaux tels que Facebook, d’une façon moins dépendante des données personnelles mais tout aussi insidieuse.

Au lieu de cibler les utilisateurs selon leur propre historique de navigation, les publicités les ciblent désormais selon les endroits qu’ils aiment et les données liées à ces endroits. Ainsi, une marque souhaitant faire de la publicité pour les filles de moins de 16 ans qui parlent français pourra le faire sans collecter de données liées directement à ces personnes. Mieux encore, puisque les avatars ne sont pas les personnes, les traces de comportements très fines peuvent servir à alimenter des profilages pour optimiser les placements publicitaires, en prétendant pouvoir contourner le RGPD.

Nick Clegg jure ses grands dieux que Meta ne saurait écouter les conversations des membres du métavers car elles seront vocales et éphémères (même si enregistrées pour une courte durée pour de possibles signalements) mais il lui parait tout à fait justifié que Meta/Facebook trace et analyse toutes les conversations écrites actuelles parce qu’elles sont écrites et durables. Le cynisme du personnage apparait ainsi et la réglementation sera à géométrie variable, puisqu’on peut parier que, si c’est possible techniquement, ce sera mis en œuvre, pour le bien des utilisateurs… et des revenus publicitaires. La boucle est ainsi bouclée chez Roblox qui réutilise les vieilles recettes des réseaux sociaux puisque son audience lui permet d’attirer désormais des marques.

Comme on le voit, Roblox présente tous les traits d’une préfiguration de ce que pourra devenir le métavers. Certes, nous n’avons guère repris les promesses de Nick Clegg ni celles des publicités actuellement diffusées par Meta. On remarquera qu’elles insistent sur deux domaines qui ont été systématiquement mis en avant depuis que le numérique existe pour justifier tous les développements les plus inutiles ou dispendieux : la santé (les chirurgiens qui s’entrainent virtuellement, ce qu’ils font d’ailleurs déjà sans l’aide de Meta !) et l’éducation (où l’on peut discuter avec des héros de l’empire romain sur le forum avec la tenue qui convient).

Ces deux domaines sont toujours mis en avant parce qu’ils sont toujours indiscutables, et que personne ne peut contester l’intérêt de sauver des vies ou de mieux éduquer des enfants. On ajoute aussi souvent les applications pour les personnes atteintes d’un handicap, et le tableau des arguments de vente devient complet.

Or, depuis ces dernières années en particulier, chacun sait pourtant que les systèmes de santé comme les systèmes éducatifs sont en crise à cause d’un modèle de réduction de coûts et de choix politiques en faveur du court terme des firmes privées. C’est pourquoi il est essentiel de réencastrer les offres des métavers dans leurs modèles économiques : les mondes conçus pour la publicité et pour la spéculation sont à peu près l’antithèse parfaite de ce qu’il nous faut pour résoudre ces deux questions de la santé et de l’éducation, sans parler du changement climatique.

La question n’est donc plus seulement la régulation à la marge de ces univers pour éviter leurs dérives. Il est indispensable d’interdire à des mondes aussi toxiques en raison de leurs modèles économiques de capter encore mieux l’attention (Boullier, 2020) et de siphonner les richesses des nations sous le nom de compétitivité et d’innovation. Dire « nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve », c’est être délibérément complice de ce forfait, alors que les pratiques actuelles de Meta et la préfiguration de Roblox donnent tous les éléments pour anticiper le futur qui nous est construit et qui préempte tous nos devenirs.


Dominique Boullier

Sociologue, Professeur à Sciences Po (Paris), chercheur au Centre d'études européennes et de politique comparée (CEE)

Guillaume Guinard

Philosophe