Théâtre

Plaidoyer pour un dépays – sur La Cerisaie 桜の園
de Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou

Dramaturge

La mise en scène franco-japonaise par Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou du dernier chef d’œuvre de Tchékhov pourrait avoir valeur de réparation, le dramaturge russe n’ayant jamais pu débarquer dans ce Japon que Chris Marker appelait son « dépays ». La pièce paraît comme déboîtée d’un axe qui lui aurait garanti de tourner en rond. Et tout ce par quoi nous avons l’habitude de la connaître se met alors à vaciller. La pièce trouvant alors une chance de se déployer dans sa véritable forme, non pas narrative, mais polyphonique.

L’épidémie asiatique de choléra de 1890 fut un désastre ignoré pour le théâtre moderne.

C’est elle qui interdit au Baïkal, grand vapeur écossais partant de Vladivostok à destination de Constantinople, de faire escale à Tôkyô et d’y déposer l’un de ses passagers, avide de découvrir ce pays : le jeune écrivain à succès Anton Pavlovitch Tchékhov. À juste trente ans, celui-ci rentrait d’une inspection du bagne de Sakhaline menée en tant que médecin et de sa seule initiative (précédée d’une traversée de deux mois de la Sibérie en calèche et en bateau[1]), expérience de vie fondamentale qui lui ferait abandonner tout crédit pour l’intelligentsia de son pays, sans faire de lui ni un aigri ni un moraliste.

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De quoi nous a privé ce rendez-vous manqué, à la fin d’un été au finisterræ de l’Eurasie entre, d’une part, ce jeune homme au tournant de sa vie que, écrit-il, « 10 000 verstes séparent du monde », transformé par ce voyage sans savoir encore comment et qui allait bientôt inventer un théâtre inédit, dont le regard et la curiosité étaient, comme personne, attirés par les décalages internes de l’existence et l’incongru souriant dans l’ordinaire, et, d’autre part, cette forme d’humanité la plus étrangère pensable au monde occidental que sont les Japonais, dont les gestes et les visages incarnent la plus belle façon d’habiter poétiquement le monde ? Quel réconfort mélancolique au désenchantement du monde qu’il était en train d’éprouver aurait-il découvert dans la compagnie de ces gens silencieusement bouleversés par la prégnance des choses, pour qui l’averse jetée par le vent contre la maison un soir où on attend quelqu’un est une de ces choses-qui-font-battre-le cœur ?

Du spectacle de cette vie imprégnée d’une esthétique de l’absence et du vide, qui préfère ne rien dire et peut-être ne pas être, quelles ressources aurait-il tiré pour son théâtre encore à faire, en quête d’intensités qui ne s’expriment pas – au point qu’il envisagera d’écrire une pièce, blanc sur bla


[1] Voir Anton Tchékhov, L’Amour est une région bien intéressante, L. Martinez (ed. et trad.), Cent Pages, 2012 (réed.) ; à écouter l’adaptation radiophonique de Jean Torrent.

[2] Ce que nous révèle la remarquable, mais si tardive, édition de sa correspondance choisie due à Nadine Dubourvieux : Vivre de mes rêves, lettres d’une vie, Robert Laffont, « Bouquins », 2016.

[3] Sur le statut de classique pris par cette pièce à la fin du XXe siècle en France, voir Georges Banu, Notre théâtre, La Cerisaie, Actes Sud, 1999.

[4] Chris Marker, Le Dépays, 1982, heureusement repris dans la dernière édition du plus beau film du monde : Sans Soleil (Argos films, 1983), Potemkine 2021.

[5] J’emprunte avec gratitude cette formule à Christine Hamon, auteure d’une monographie de la pièce, la plus éclairante étude qui soit sur le théâtre de Tchékhov : Anton Pavlovitch Tchékhov, La Cerisaie, PUF, « Études littéraires », 1993.

[6] C’est l’occasion de préciser qu’il y a exactement trente ans que le couple de traducteurs, avec, précisément, leur première traduction de La Cerisaie, commençait à donner à Tchékhov une voix française sans équivalent, qui a tout changé dans l’appréhension que nous avons de cette œuvre, tant par l’intelligence et la fantaisie de leurs traductions que par la profondeur de la lecture qui la sous-tend et le brio avec lequel ils la défendent infatigablement. Tous « leurs » Tchékhov sont publiés chez Acte-Sud « Babel », sauf Platonov aux Solitaires intempestifs.

[7] Pour reprendre, non sans frémissement, la terrible formule qui ouvre le brillant essai d’André Markowicz, Et si l’Ukraine libérait la Russie ?, Seuil « Libelle », 2022.

[8] Vassili Grossman, Vie et destin, 1960, trad. A. Bereowitch, L’Age d’homme, 1980

David Tuaillon

Dramaturge, Critique

Notes

[1] Voir Anton Tchékhov, L’Amour est une région bien intéressante, L. Martinez (ed. et trad.), Cent Pages, 2012 (réed.) ; à écouter l’adaptation radiophonique de Jean Torrent.

[2] Ce que nous révèle la remarquable, mais si tardive, édition de sa correspondance choisie due à Nadine Dubourvieux : Vivre de mes rêves, lettres d’une vie, Robert Laffont, « Bouquins », 2016.

[3] Sur le statut de classique pris par cette pièce à la fin du XXe siècle en France, voir Georges Banu, Notre théâtre, La Cerisaie, Actes Sud, 1999.

[4] Chris Marker, Le Dépays, 1982, heureusement repris dans la dernière édition du plus beau film du monde : Sans Soleil (Argos films, 1983), Potemkine 2021.

[5] J’emprunte avec gratitude cette formule à Christine Hamon, auteure d’une monographie de la pièce, la plus éclairante étude qui soit sur le théâtre de Tchékhov : Anton Pavlovitch Tchékhov, La Cerisaie, PUF, « Études littéraires », 1993.

[6] C’est l’occasion de préciser qu’il y a exactement trente ans que le couple de traducteurs, avec, précisément, leur première traduction de La Cerisaie, commençait à donner à Tchékhov une voix française sans équivalent, qui a tout changé dans l’appréhension que nous avons de cette œuvre, tant par l’intelligence et la fantaisie de leurs traductions que par la profondeur de la lecture qui la sous-tend et le brio avec lequel ils la défendent infatigablement. Tous « leurs » Tchékhov sont publiés chez Acte-Sud « Babel », sauf Platonov aux Solitaires intempestifs.

[7] Pour reprendre, non sans frémissement, la terrible formule qui ouvre le brillant essai d’André Markowicz, Et si l’Ukraine libérait la Russie ?, Seuil « Libelle », 2022.

[8] Vassili Grossman, Vie et destin, 1960, trad. A. Bereowitch, L’Age d’homme, 1980