Plaidoyer pour un dépays – sur La Cerisaie 桜の園
de Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou
L’épidémie asiatique de choléra de 1890 fut un désastre ignoré pour le théâtre moderne.
C’est elle qui interdit au Baïkal, grand vapeur écossais partant de Vladivostok à destination de Constantinople, de faire escale à Tôkyô et d’y déposer l’un de ses passagers, avide de découvrir ce pays : le jeune écrivain à succès Anton Pavlovitch Tchékhov. À juste trente ans, celui-ci rentrait d’une inspection du bagne de Sakhaline menée en tant que médecin et de sa seule initiative (précédée d’une traversée de deux mois de la Sibérie en calèche et en bateau[1]), expérience de vie fondamentale qui lui ferait abandonner tout crédit pour l’intelligentsia de son pays, sans faire de lui ni un aigri ni un moraliste.

De quoi nous a privé ce rendez-vous manqué, à la fin d’un été au finisterræ de l’Eurasie entre, d’une part, ce jeune homme au tournant de sa vie que, écrit-il, « 10 000 verstes séparent du monde », transformé par ce voyage sans savoir encore comment et qui allait bientôt inventer un théâtre inédit, dont le regard et la curiosité étaient, comme personne, attirés par les décalages internes de l’existence et l’incongru souriant dans l’ordinaire, et, d’autre part, cette forme d’humanité la plus étrangère pensable au monde occidental que sont les Japonais, dont les gestes et les visages incarnent la plus belle façon d’habiter poétiquement le monde ? Quel réconfort mélancolique au désenchantement du monde qu’il était en train d’éprouver aurait-il découvert dans la compagnie de ces gens silencieusement bouleversés par la prégnance des choses, pour qui l’averse jetée par le vent contre la maison un soir où on attend quelqu’un est une de ces choses-qui-font-battre-le cœur ?
Du spectacle de cette vie imprégnée d’une esthétique de l’absence et du vide, qui préfère ne rien dire et peut-être ne pas être, quelles ressources aurait-il tiré pour son théâtre encore à faire, en quête d’intensités qui ne s’expriment pas – au point qu’il envisagera d’écrire une pièce, blanc sur bla