Littérature

Voyage dans l’antarctique de la Mort – sur Mdeilmm de Hélène Cixous  

Professeure en études de genre et en études littéraires

Avec sa dernière « fiction », Mdeilmm. Parole de taupe, Hélène Cixous nous embarque dans une nouvelle expédition. Cette fois-ci, nous partons dans l’antarctique de l’Enfer. Et s’il fallait le résumer en une formule, on pourrait dire qu’il traite du « combat entre Vie et Mort, ces deux lutteurs invisibles ».

Avec sa dernière « fiction », Mdeilmm. Parole de taupe, Hélène Cixous nous embarque dans une nouvelle expédition en quatre étapes ou chapitres. Cette fois-ci, nous partons dans l’antarctique de l’Enfer (voir Revirements – dans l’antarctique du cœur, 2011). Même s’il est dit que « pour une folle de langue ne pas pouvoir peindre l’Enfer en mots c’est l’Enfer », Mdeilmm est composé de fulgurances ou d’illuminations qui éclairent cette région dépeuplée, où seuls quelques poètes ont osé s’aventurer. Ceux-ci sont des présences spectrales dans un livre hanté : Victor Hugo, Fiodor Dostoïevski, William Shakespeare, Edgar Poe, Georg Büchner, Lewis Carroll…

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Ce livre, qui s’est écrit « tout seul », dit sa signataire, s’arrête aussi quand il refuse d’aller « plus loin ». La dernière phrase arrive page 170, ce qui en fait un texte plutôt bref, mais d’une intensité alchimique. S’il fallait le résumer en une formule, on pourrait dire qu’il traite du « combat entre Vie et Mort, ces deux lutteurs invisibles ». Mais il est bien sûr impossible de résumer un livre de Cixous, dont la somme constitue ce qu’on pourrait appeler une « cathédrale-livre » ou une cathédrale libre, sans plans tracés d’avance et échappant à toute forme et toute thématique habituelles dans la littérature contemporaine.

En lieu de résumé, essayons-nous donc à accompagner Mdeilmm en choisissant, arbitrairement, sept « substantifs », comme ceux dessinés par Pierre Alechinsky dans Gare d’Osnabrück à Jérusalem (2016), ouvrage de Cixous qui a inauguré ce qu’on pourrait déjà appeler le cycle d’Osnabrück, où se promène une « foule de morts […] bien vivants dans les livres ». Ces substantifs sont des mots « inaminés » – et pas du tout inanimés –, à commencer par celui du titre, l’énigmatique « MDEILMM », écrit en majuscules sur la couverture. « Mdeilmm » est peut-être un « schibboleth », une clef pour entrer dans le livre, mais contient aussi des milliers de mots différents (devrait-on écrire différants ?), puisque chaque lecteur ou lectrice le prononce à sa façon. C’est un mot qui existe, assure la narratrice à son éditeur inquiet de l’étrangeté de ce hapax, qui aurait été prononcé par Shakespeare lors d’une séance de spiritisme menée par Hugo. « Mdeilmm » contient d’autres mots comme « mmaman », « mdeuil », médium, le pronom non binaire « iel » (déjà utilisé par Cixous des décennies avant d’entrer dans Le Robert en 2021, non sans polémique). Ce ne serait « pas un mot, pas un son, seulement un frrmdeilmm, un frisson de tissu contre la porte ». MDEILMM peut aussi être lu comme un chiffre romain fantasque et un peu échevelé : 1500 (MD) E[t] 2049 (MMIL) = 3549 (MMMDIL), peut-être l’année où ce livre sera enfin bien lu, à la façon de Stendhal qui pensait trouver son lectorat dans les siècles à venir.

Mais « mdeilmm », s’il est prononcé « d’un souffle » comme le suggère le texte, est peut-être aussi une onomatopée reproduisant le son de la lame avant de tomber sur la tête du condamné à mort par la guillotine. « Lame » est justement un autre de ces mots-mines, qu’on peut aussi écrire « l’âme » (et contenu presque anagrammatiquement dans « mdeilmm »). Le fait que la lame coupe le souffle et donc l’âme – anima en latin signifiant souffle – des « Respirants », autre nom de ceux que nous appelons d’habitude les vivants, témoigne de la non-coupure entre la vie et la mort chez Cixous. Ceux qui fréquentent son œuvre y sont habitués, puisque depuis ses débuts, celle-ci est marquée par la disparition précoce du père ; la narratrice dit ainsi : « j’ai cheminé toute ma vie désarmée, avec mon père expirant derrière mon dos. […] Moi-même je n’ai jamais fini de mourir mon père ». Cependant, l’écriture d’Hélène Cixous, surtout à partir d’Homère est morte (2014), ouvrage écrit immédiatement après la mort de sa mère adorée, fraye des passages secrets entre la vie et la mort, établissant une « correspondance » (Correspondance avec le mur, 2017) entre elles, entre les êtres apparemment disparus et les Respirants.

Ainsi, si Mdeilmm comporte des constats apparemment tragiques (comme « tous mes amis sont morts », « Toutes mes amies sont parties » ou « Ma vie n’a plus d’amie »), il affirme avec force et conviction la non-disparition de ces êtres, qui poursuivent une « vie de taupe », sous la terre où s’agitent les vivants. Et, comme les taupes – troisième « substantif » que nous épinglons, et qui figure dans le sous-titre de Mdeilmm : Parole de taupe –, ils font revenance de notre côté, notamment dans les rêves mais aussi dans la vie courante. La taupe – personnage principal de la pièce que Cixous a écrite pour Daniel Mesguich, Amelait. La fiancée aux yeux bandés (créée en 2011 et non publiée) – renvoie directement au père du prince Hamlet, lequel s’adresse au premier en l’appelant « Old Mole », Vieille taupe. Mdeilmm ressuscite également une de ces figures secondaires des grands textes auxquelles nous prêtons généralement peu d’attention, en l’occurrence Bernardo, un soldat qui fait la garde dans Hamlet et qui, sentant la présence du fantôme du feu roi, s’exclame : « Who’s there ? ». C’est la question que la narratrice pose aussi à la page blanche : qui est là ? Qui va être convoqué par le Livre qui s’écrit lui-même ?

Mdeilmm est « une histoire de spectres » – « spectre » étant le septième et dernier mot-chose de notre liste capricieuse.

Bernardo est un personnage du monde des vivants, mais « enté », greffé par la mort, comme ces « frôle-la-mort » (titre d’une des étapes de Mdeilmm), les condamnés qui, graciés à la dernière minute (c’est-à-dire « trop tard »), sont déjà touchés, contaminés par la mort. Dostoïevski, Blanchot, le condamné à mort du récit éponyme de Hugo, ainsi qu’un certain nombre de personnages des récits de Poe, sont des avatars de la figure biblique d’Isaac. Celui-ci apparaît aussi sous la forme d’Yitzhak Rabin, dont les derniers mots sont auscultés comme un oracle pour nous tous et toutes qui, d’une certaine façon, sommes aussi des condamnés à mort en sursis.

La mort peut apparaître sous une forme monstrueuse dans ce livre « saisi de crises de terreur ». Isaac est ainsi « destintué », destiné « au corps-à-corps avec le monstre », qui peut prendre la forme d’une tarentule géante, d’« une non-créature, animale, toute-puissante », d’un homme « au buste vide, sans poumons, sans cœur, sans côte », le golem dans la tradition juive, c’est-à-dire un être sans souffle, sans âme, chacun de nous ayant « son scorpion ». Cependant, Isaac – quatrième « substantif » que nous relevons – signifie en hébreu « il rira », allusion au rire qui saisit Abraham et Sarah lorsqu’ils apprennent qu’ils vont avoir un enfant dans leur grand âge. Donc, la Mort, comme la Méduse mythologique, « elle est belle et elle rit » (Le Rire de la Méduse, Galilée, 2010 [1975]).

La Mort est comme le Cri, qui peut être le dernier – la Mort avançant « à grands râles » et s’exprimant par « parâles extra-humains » – ou le premier, celui de l’enfant naissant au monde des Respirants. Seules les « puissances autres » de la littérature sont capables de recueillir ce cri double (voir Ayaï ! Le cri de la littérature, Galilée, 2013). Mais la « fréquentation excessive des morts » provoque chez la narratrice de Mdeilmm une sorte de crise ou de maladie consistant en un « enlèvement du monde ». La Mort lui envoie des faire-part, s’annonçant insidieusement par des malaises physiques et psychiques : « j’ai mal au temps, j’ai de grandes difficultés respiratoires, parfois j’attends l’air et il ne vient pas ». C’est alors que la narratrice-autrice est transportée en « Afganistan » – le cinquième de nos noms –, « sans H », c’est-à-dire « le pays sans moi », signifiant cette traversée du désert, ou cette plongée en apnée dans le Léthé, un fleuve infernal parce qu’il procure l’oubli et donc la mort définitive. Seule l’écriture – en activant le « noubli », oubli et non-oubli à la fois – peut empêcher la noyade meurtrière : « Mes cahiers sont les barques dont on s’est toujours aidés pour franchir le Léthé ».

Être ainsi « fourchu », des deux côtés à la fois, est épuisant, mais les personnes habitant un seul côté ont besoin de ces « Communicants » comme Bernardo, mais aussi comme Alice, qui est la voisine médium du quatrième étage dans l’immeuble d’Oran où la narratrice a passé sa petite enfance, mais peut-être aussi une baleine et à la fois le baleinier qui la tuera et qui navigue sur les fleuves infernaux. La baleine – sixième mot répertorié ici –, comme la taupe, est un des animaux totem de l’écriture de Cixous, depuis son premier ouvrage publié, Le Prénom de Dieu (Grasset, 1967, réédité en 2019 aux Presses Universitaires de Vincennes) jusqu’à 1938, nuits (Galilée, 2019), où, sous l’apparence de la synagogue d’Osnabrück, elle est brûlée vivante pendant la Nuit de cristal, le pogrom contre les Juifs ordonné par Hitler la nuit du 9 au 10 novembre 1938.

Alice (qui tient de l’Alice de Lewis Carroll, de l’autre côté du miroir), comme Victor Hugo dans ses séances de spiritisme à Jersey, reçoit des messages de l’Autre Côté. Son apparition introduit une touche comique (notamment à la faveur de la reproduction en fac-similé d’une « Prière » hilarante, mélange de mots de pseudo-hébreu et de langage enfantin) dans un livre qui d’abord « pleure » et ensuite « rit », dit-il de lui-même. Comme le rire nietzschéen (« peut-être le rire a-t-il encore un avenir », lisons-nous dans Le Gai Savoir), ce livre défie tout savoir, toute croyance dans un au-delà, paradis ou enfer religieux ou mythologique, non pas parce que tout finit avec la mort, mais au contraire, parce que « ce qui est fini continue », dit la narratrice, en ajoutant : « J’écris pour continuer ». Pour continuer à vivre et à faire vivre, les taupes, les baleines, les oiseaux, mais aussi à « m’ourir ». Ce néologisme apparu dans Défions l’augure (Galilée, 2017) – encore une parole de Shakespeare, dans la bouche du prince Hamlet – transforme « mourir » en un verbe transitif ; si « on se meurt l’un l’autre », dit Mdeilmm, « m’ourir » embrasse rire, ouvrir, ouïr – les cris des oiseaux de l’aube, en tendant le papier et le stylo.

Comme Défions l’augure (« We defy augury », dit Hamlet en bravant la mort avant son duel avec Laerte), Mdeilmm est « une histoire de spectres » – « spectre » étant le septième et dernier mot-chose de notre liste capricieuse. Si l’analyse que Jacques Derrida a faite de cette figure qui réunit passé, présent et avenir (notamment dans Spectres de Marx, Galilée, 1993) a donné naissance à tout un mouvement culturel et philosophique appelé « hantologie », Hélène Cixous inaugure ici une « entologie » où la Vie se greffe à la Mort, et inversement. C’est pourquoi Mdeilmm n’est pas un livre testamentaire comme il pourrait le paraître pour des raisons plutôt anecdotiques – sauf s’il s’agit du « Testament Volé » qui, comme la « lettre volée » de Poe, est voué à la destinerrance, à s’envoler, à être disséminé, ouvert, lu.

Hélène Cixous est, avec Mdeilmm, plus que jamais H. C. pour la vie, c’est à dire… (2002), aura dit son ami des deux côtés, Jacques Derrida. Mais, à la différence de ce qu’affirme la présentation éditoriale de cet essai-hommage à l’écrivaine, le parti pris de celle-ci « pour la vie » n’est tel qu’à condition que la vie inclue aussi la mort, ou les morts, puisque « les morts [et les mots, pourrions-nous ajouter], qui ne sont rien sans nous, sont nos maîtres », les maîtres de l’écriture en tout cas. La narratrice-autrice se demande, sans y croire, si elle pourra continuer à écrire après sa mort ; nous, ses lecteurs et lectrices, savons que nous ne finirons jamais de la lirécrire.

Hélène Cixous, Mdeilmm, Gallimard, 176 pages, octobre 2022.

NDLR – A également paru en octobre : Hélène Cixous, Cécile Wajsbrot, Lettres dans la forêt, éditions L’Extrême Contemporain.


Marta Segarra

Professeure en études de genre et en études littéraires, Directrice de recherche au CNRS (Laboratoire d'études de genre et de sexualité-LEGS).

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