Théâtre

Observation participante – à propos d’une représentation de We are still watching d’Ivana Müller

Sociologue de l'art et de la culture

Est-ce que dire une chose, c’est nécessairement la faire ? La pièce d’Ivana Müller We are still watching montre que non. Fondée sur le collaboratif et la participation du public, celle-ci cherche à faire faire au public l’expérience de la façon dont on crée, en interagissant avec une communauté ad hoc, celle des gens embarqués dans cette situation.

Habituellement, lorsqu’on se rend au théâtre, c’est pour voir, depuis la salle, des gens dire et faire des choses sur une scène. Le plus souvent, ce que disent et font ceux qui sont sur scène – les acteurs – s’appuie sur une ressource donnée : un texte, lu, relu, travaillé pendant les répétitions, de façon à en faire sens et à déterminer comment le faire éprouver en agissant d’une certaine façon sur le plateau. Ce qui est offert à l’appréciation de ceux qui sont dans la salle – les spectateurs –, c’est la performance du jour (au sein d’une série de représentations, mais toujours unique) des acteurs, qui jouent le spectacle « pour une nouvelle première fois »[1]. Dans ce genre de configuration théâtrale, le texte, compris comme un ensemble d’instructions et d’actions scéniques, est donc l’instrument par lequel s’organise cette situation, bien particulière, du spectacle : il fait dire et faire des choses, d’une certaine façon, à des gens sur scène, à destination d’autres qui en font l’expérience depuis la salle.

publicité

De mon point de vue de spectatrice, au théâtre, c’est en général la qualité de cette situation qui m’intéresse : que fait faire le texte à ceux qui le disent ? Dans quelles dispositions les place-t-il, et comment s’y prend-il ? Quelle expérience est-ce pour les acteurs de dire ce texte, voire de le répéter chaque soir pendant toute la durée des représentations[2] ? Et que cela cherche-t-il à produire pour ceux qui y assistent ? Pour le reformuler dans les termes de la sociologie de l’action, qui informe mon regard sur ces productions : comment s’articule, lors d’une représentation théâtrale, la relation entre le « plan » et « l’action située », par l’intermédiaire de ces instructions écrites[3] ?

Or, comme toute cette tradition de recherche l’a montré, il y a toujours un écart entre l’action visée et les circonstances de son effectuation : les choses ne se passent jamais comme prévu, elles ne se répètent pas à l’identique, et tout l’enjeu est de comp


[1] Pour reprendre l’expression, bien trouvée, du sociologue américain Harold Garfinkel. L’expression vise à rendre compte du caractère irrémédiablement situé de notre expérience de l’ordre social, que nous interprétons et constituons, de façon réflexive, à chacune de nos interactions, « for another first time ».

[2] Dans l’économie du spectacle vivant, ces durées sont extrêmement variables : certains spectacles ont une durée de vie publique assez brève – 4 soirs ici, 3 là et c’en est fini pour la saison (ou c’en est fini tout court si le spectacle n’est pas repris) –, tandis que d’autres tournent parfois des années (qu’on pense à l’exemple canonique de La Cantatrice chauve de Ionesco qui se joue sans discontinuer depuis 1957 au Théâtre de la Huchette à Paris).

[3] Je reprends ici le titre d’un ouvrage classique de la sociologie de l’action située, Plans and Situated Actions de Lucy Suchman (1987).

[4] Le spectacle a été présenté à la Maison des Métallos dans le cadre du Festival d’Automne à Paris du 4 au 13 novembre. Toutes les dates et les lieux de représentation depuis la création en décembre 2012 sont disponibles sur le site d’Ivana Müller. 

[5] Voir ce qu’en dit Julie Sermon dans son texte de l’ouvrage collectif Partitions. Objet et concept des pratiques scéniques (Dijon, Les presses du réel / La Manufacture, 2016), qui explore justement les différentes relations du spectacle et de la performance au(x) texte(s).

[6] « Seul.es dans la salle, nous découvrons, en même temps que nous lisons ensemble un scénario, chacun.e a un rôle à jouer, défini au départ et, très vite, il faut prendre des décisions sans savoir ce qu’il adviendra par la suite. Tout est écrit, mais jusqu’à une certaine limite que nous franchirons allègrement…

Nous voilà interprètes tout autant que spectateur-rices des autres, une petite société éphémère appelée à prendre la parole : tout le monde a sa chance, tout est affaire d’implication. La surprise est joyeuse et l’élan, contagieux ! » (texte a

Yaël Kreplak

Sociologue de l'art et de la culture, Membre associée au CEMS (EHESS/CNRS), chargée de recherche au CERLIS, chercheuse associée à l’Ecole supérieure d’art d’Avignon et à la Haute école des arts du Rhin

Notes

[1] Pour reprendre l’expression, bien trouvée, du sociologue américain Harold Garfinkel. L’expression vise à rendre compte du caractère irrémédiablement situé de notre expérience de l’ordre social, que nous interprétons et constituons, de façon réflexive, à chacune de nos interactions, « for another first time ».

[2] Dans l’économie du spectacle vivant, ces durées sont extrêmement variables : certains spectacles ont une durée de vie publique assez brève – 4 soirs ici, 3 là et c’en est fini pour la saison (ou c’en est fini tout court si le spectacle n’est pas repris) –, tandis que d’autres tournent parfois des années (qu’on pense à l’exemple canonique de La Cantatrice chauve de Ionesco qui se joue sans discontinuer depuis 1957 au Théâtre de la Huchette à Paris).

[3] Je reprends ici le titre d’un ouvrage classique de la sociologie de l’action située, Plans and Situated Actions de Lucy Suchman (1987).

[4] Le spectacle a été présenté à la Maison des Métallos dans le cadre du Festival d’Automne à Paris du 4 au 13 novembre. Toutes les dates et les lieux de représentation depuis la création en décembre 2012 sont disponibles sur le site d’Ivana Müller. 

[5] Voir ce qu’en dit Julie Sermon dans son texte de l’ouvrage collectif Partitions. Objet et concept des pratiques scéniques (Dijon, Les presses du réel / La Manufacture, 2016), qui explore justement les différentes relations du spectacle et de la performance au(x) texte(s).

[6] « Seul.es dans la salle, nous découvrons, en même temps que nous lisons ensemble un scénario, chacun.e a un rôle à jouer, défini au départ et, très vite, il faut prendre des décisions sans savoir ce qu’il adviendra par la suite. Tout est écrit, mais jusqu’à une certaine limite que nous franchirons allègrement…

Nous voilà interprètes tout autant que spectateur-rices des autres, une petite société éphémère appelée à prendre la parole : tout le monde a sa chance, tout est affaire d’implication. La surprise est joyeuse et l’élan, contagieux ! » (texte a