Art contemporain

Luna park – sur la Foire Foraine d’art contemporain et « Barbe à Papa »

Critique d'art

Qu’est-ce qui distingue une exposition d’art contemporain d’une fête foraine ? Avec des propositions contrastées, la Foire foraine d’art contemporain au 104 à Paris comme l’exposition « Barbe à papa » au Capc de Bordeaux tentent de répondre.

«Tu as peur papa ? » me demande une petite fille de quatre ans posée sur mes genoux. Les chaises volantes de La Briche Foraine commencent à tourner en s’élevant dans la cour d’Aubervilliers du 104. Elle pose sa main sur ma joue. Je crois que je vais vomir. « Elle est trop bien cette exposition ! » me crie t’elle tandis que je blêmis. Je ferme les yeux. Un critique d’art ça ne vomit pas. C’est ce que je me répète en attendant de rejoindre la terre ferme.

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Qu’est-ce qui distingue une exposition d’art contemporain d’une fête foraine ? Aux bruits et aux cris de l’un peuvent se substituer les cris et, plus rarement, le bruit de l’autre. Changeons de point de vue : pourrions-nous imaginer une fête foraine sous la forme d’une exposition d’art contemporain ? Il y aurait alors, dans la chute de cette frontière entre le divertissement de masse et le champ plus élitiste d’un Centre d’art, une volonté de rompre avec l’austérité, la sobriété, et cela au profit d’une libération d’un carcan qui peut paraître sévère. Il y aurait probablement aussi une rupture avec l’histoire des expositions, peut-être plus particulièrement celle qui s’écrit depuis les mouvements du minimalisme lesquels ont érigé, en Europe comme aux États Unis, le white cube en écrin de référence des arts plastiques.

Deux expositions ouvertes cet hiver nous permettent d’observer cette frontière poreuse, ou du moins d’en faire état, entre une « atmosphère » de la fête foraine et le champ de la création contemporaine. La première, « Foire Foraine d’Art Contemporain » se tient au 104 à Paris avec le sous-titre « venez jouer avec l’art ! » et la seconde, « Barbe à papa » se déroule, s’envole, au Capc de Bordeaux. Les deux projets rendent hommage, de manière distincts aux sentiments contradictoires distillés par les attractions et les lumières des stands dans un passage rapide du rire à la peur.

Des Enfants Gonflés D’âges

L’organisation des deux expositions dans les lieux précis du Capc et du 104 n’a rien d’anecdotique. Il s’agit, dans le cas du Capc, d’une proximité avec la « Foire aux plaisirs » de la place des Quinconces. Evénement emblématique de la ville, les bruits de la fête se sont approchés du noble musée jusqu’à interpeller Cédric Fauq commissaire de l’exposition, qui s’en est saisi, et cela pour ses possibles convergences avec l’idée d’une exposition temporaire. Au 104 il s’agissait, 10 ans après l’exposition « Attractions », de remettre au centre la question de l’interactivité et du jeu, et cela au cœur de l’ancienne réserve de cercueils de la ville de Paris.

Les deux expositions s’opposent dans l’interprétation de la fête foraine et de l’expérience artistique. Elles nous proposent une formulation presque paradigmatique, dans un antagonisme de l’expérience artistique qu’il paraît intéressant de mettre ici en perspective. En effet, il est possible de retrouver dans l’approche du 104 ce qui fait, à sa manière, l’abandon de toute ligne de fracture tant par rapport à la globalisation du discours artistique que par rapport aux divertissements de masse, Le projet se réclame d’un art célébratif dont l’exemple par excellence serait celui d’un « conte capitaliste », lui-même central dans l’expérience d’une approche « d’œuvres-attraction ». Le projet replace ici la notion d’espace public au sens d’Habermas au centre de l’expérience plastique d’une « Foire Foraine ». « L’art ainsi revisité révèle une autre facette des artistes, attentifs au rôle des émotions dans nos choix et nos actions. Et assume ce que la science nous enseigne depuis l’origine : nous sommes d’abord des êtres sensibles. »

C’est en ces termes que les commissaires de l’exposition du 104 Fabrice Bousteau et José-Manuel Gonçalvès nous introduisent le projet forain, qui donnerait au spectateur une autre place et un autre rôle sensible de l’expérience hybride de l’exposition entre le jeu et la contemplation, déplaçant l’œuvre et, de fait, notre regard. Les attractions sont alors mises en scène en espace par des artistes multiples et talentueux, Adel Abdessemed, Pilar Albarracín, Delphine Reist, Berlinde De Bruyckere, Hervé Di Rosa ou encore le Groland. La liste est longue. Une similaire intention du sensible traverse l’exposition « Barbe à papa » à Bordeaux, portée par un dispositif hors de tout interactivité, nous sommes invités à appréhender l’exposition et les œuvres dans leurs entrechocs, leurs collisions et parfois leurs pollutions de l’une vers l’autre, à l’image du brouhaha qui caractérise souvent les parcs d’attraction.

Dans le déplacement des œuvres, et la rencontre avec nombre d’emprunt de pièces ou de production, le projet curatorial se fait le lieu des ambitions plurielles, entre contemplation et désorientation, guidant ici des sentiments partagés. En cela, « Barbe à papa » se fait le véritable témoin du projet du postmodernisme artistique, notamment dans sa tentative de concilier les sensations dans l’exposition par son volet critique et déclaratif entre les positions et les postures des artistes comme des œuvres choisies. C’est ici qu’il est reproché à l’art « critique » son manque d’efficacité. On y retrouve aussi un rapport, ou une opposition, avec la dimension célébrative ou performative de l’exposition du 104. La dialectique sensorielle des deux expositions permet de dévoiler une dimension déconstructive dans l’esprit même des productions, des vidéos, des images ou des sculptures qui font corps dans l’exposition. Les travaux de Julien Ceccaldi ou du duo Julie Villard et Simon Brossard au Capc sont littéralement et effroyablement organiques.

Dans un autre registre, on mesure notre cri primal, on s’ampute et on se fait prothèse au 104. Alors, il serait possible de reprocher au contemporain, dans le rapport étroit du ressenti, de demeurer trop étroitement dépendant de ce que l’exposition critique, de demeurer un art par trop négatif là où la pensée contemporaine, en rupture avec l’ancienne dialectique, se voulait non plus destructrice mais seulement tout au plus déconstructrice ou même affirmative dans le « jeu », le « ludique » ou son pendant du rire comme de l’effroi.

L’Indistinction

Sans aucun doute la question des publics est-elle au centre des questions contemporaines des musées et des Centres d’art, comme la question intergénérationnelle. Celles-ci structurent aujourd’hui les politiques culturelles à l’œuvre à l’image des projets discutés dans cet article. De même, « public est le mot magique qui circonscrit et doit circonscrire la question de l’architecture de fête » nous explique les chercheurs Oechslin & Buschov, faisant ici se croiser le « public » et la notion d’espace. On ne saurait mieux dire dans le champ de l’art contemporain et plus largement de la création contemporaine, « public est le mot magique. » De fait, les deux expositions du CAPC et du 104 s’établissent en miroir de l’espace de la ville lequel est conçu en tant que réseau de relations et donc, au sens large du terme, en tant qu’espace de vie.

Les œuvres de « Barbe à papa » au CAPC s’écrivent ici dans une même ambition à savoir un intéressant enchevêtrement de signes, symboles, codes et métaphores proche de l’attraction et de son imaginaire. Cinq thématiques écrivent le parcours dans la nef et ses alentours : Gravity, festin, carrousel, lanternes, 1893. Elles font se rencontrer qui AA Bronson, René Clair et Marcel Duchamp, qui Kevin Desbouis, Carsten Holler et Lutz Bacher. On y découvre un système complexe et aux entrées multiples, dont il est intéressant de saisir les signes distinctifs, et cela afin de comprendre le sens de ces actions individuelles ou collectives. Ces dernières ont le pouvoir de modifier la structure physique et les composantes relationnelles de l’espace de l’exposition comme il en serait d’un espace de jeu, à travers un processus qui, souvent d’une manière spontanée, déclenche des stratégies de rencontre entre les œuvres, que l’on ne parvient pas toujours à comprendre mais qui souvent interroge.

La bamboche

Une question centrale habite les deux expositions bordelaise et parisienne. Il s’agit de la portée artistique mais aussi politique de la fête foraine et des parcs d’attraction. Cela commence par son organisation, son cadastre et les symboles qu’elle véhicule et qui en échappe. Le Capc aborde la question des zoos humain à travers la section 1893. Le 104 intègre la politisation potache du Groland dans ses murs. De manière symptomatique, l’intégration de plusieurs éléments de la fête foraine et des champs de la culture de masse (le parc d’attraction) dans l’espace muséal n’annule pas la hiérarchie entre les volets d’une création « savante » et la perception des arts forains. La réalisation au 104 d’un train fantôme à partir d’un ensemble d’œuvres choisies, ou l’exposition d’un jeu d’adresse par l’artiste Mathis Collins ne confère que de nouveaux fondements à cette association. On rassemblerait ici, sous la terminologie d’une post-modernité artistique deux tendances de notre temps dont chacune, si elle se trouvait réalisée, signifierait la mort de l’autre. Heureusement aucune des deux n’est aujourd’hui hégémonique. Il y a donc, dans les expositions du Capc comme dans celle du 104 le paradoxe d’une légitimation de cette « culture de l’autre » aussi bien dans sa critique que dans l’affirmation du processus de l’usage ou sa mise en exergue.

Les années 60 ont vu, comme l’explique le théoricien Stefan Germer dans son article « Le musée, l’art noble et l’art populaire » (1990), l’institution muséale « faire son deuil de l’illusion d’être un lieu de la rencontre, un terrain neutre, susceptible d’être foulé aussi bien par les critiques que par les propagandistes de la modernisation. » De fait, trois critiques ont principalement fusé contre les institutions culturelles et les lieux d’exposition. Ces dernières ont été portées par la volonté commune de penser le musée comme un lieu d’exclusion. Entre la production picturale dite « noble » d’un côté et la production picturale dite « populaire » il ne semblait ne pouvoir y avoir aucun entre-deux. Les logiques contemporaines, depuis les expositions blockbusters jusqu’à la mise en œuvres des fabriques artistiques à l’image des Nuits blanches nous invitent avec justesse à dé-définir l’art, à le repenser en tout point pour « restituer à l’art le public qu’il avait perdu ou, mieux, le public qui s’était désagrégé en différents publics spécialisés ».

Néanmoins, cette juste analyse semble ici nous interroger sur le cadre même de la réception des œuvres et cela particulièrement dans le cas d’un dialogue avec la fête foraine. En cela on en revient à la question de la réception, car un chamboule-tout ou un orgue de barbarie, au sein d’un musée d’art contemporain, n’est plus un jeu ou un simple instrument de musique. Le débat des années 90 n’est donc pas résolu « il devient de plus en plus difficile de reconnaitre qu’un phénomène relèverait encore de manière univoque de l’art noble, il est imparti aux objets qui ont l’apparence de la culture de masse une fonction décisive dans le cadre de l’institution qu’est le musée, à savoir de fonctionner comme des succédanés l’art noble. »

À cet endroit les deux expositions parviennent avec talent à faire dialoguer high art et mass culture, l’une dans l’expérience de l’exposition et l’autre dans son approche du phénomène forain. Poursuivant le chemin d’une interactivité des œuvres et de la spatialisation, les deux projets veulent définir autrement l’offre muséale et culturelle. En cela, elles ne sont pas uniquement compréhensibles dans leur approche mais une ultime conséquence d’une relation avec les publics qui se réinvente.

La « Foire Foraine d’art contemporain » a lieu au 104 à Paris, et « Barbe à Papa » au CAPC à Bordeaux. 


Léo Guy-Denarcy

Critique d'art

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