Cinéma

Connaissances par les cimes – à propos de La Montagne de Thomas Salvador

Critique

Deuxième long-métrage de Thomas Salvador, La Montagne tient autant de la méditation paysagère que de la fable fantastique. Voilà un film à la fois dénudé – un personnage, alter ego du cinéaste, tourne le dos au monde, grimpe sur la montagne et décide de ne plus redescendre parmi ses contemporains – et foisonnant – il est rempli d’inventives visions fantasmagoriques, assez inédites dans le cinéma français.

Le cinéma français est-il un cinéma de grands espaces ? On n’en jurerait pas, a priori. Et pourtant, La Montagne, deuxième long-métrage de Thomas Salvador montre que le territoire hexagonal réserve toujours un surprenant potentiel de romanesque et d’évasion.

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Le point de départ du film tient volontairement en quelques lignes. En déplacement professionnel à Chamonix, Pierre (le prénom ne s’invente pas), cadre moyen dans la robotique, est happé par la vue des sommets, à travers la fenêtre de sa salle de réunion. S’accordant quelques jours de repos, il part s’oxygéner en randonnée, puis décide de ne plus redescendre.

La simplicité du récit est inversement proportionnelle aux surprises que révèle le film, surprises qui tiennent autant à l’assurance de cette fable qu’à son invention plastique, qui nous fait (re)voir d’un autre œil notre propre appréhension (au double sens du terme) de notre environnement.

Les belles surprises ressenties devant le film tiennent aussi de l’heureuse retrouvaille. La Montagne nous arrive huit ans (!) après le précédent de son auteur, Vincent n’a pas d’écailles (2015), tourné un peu plus au Sud, dans les Alpes de Haute-Provence. Précédent film qui narrait l’échappée loufoque d’un super-héros aquatique low tech (ses réflexes et son agilité se démultiplient au simple contact de l’eau) et qui se terminait par une ahurissante course-poursuite à travers lacs, rivières, canaux et lavoirs de villages. Ainsi, se révélait, sur un mode ludique, toute la structure hydrographique du paysage.

Après l’eau, la roche ! Et un réalisateur qui (depuis ses tout premiers courts-métrages) tient le rôle principal de ses films, sans être non plus un réel acteur professionnel. De fait, la filmographie de Thomas Salvador pourrait être réduite à un pitch conceptuel : « Moi expérimentant de nouvelles possibilités physiques face aux lois de la nature ».

Les films de Salvador tissent l’étrangeté d’un burlesque minimal au cœur des grands paysages. Ce sont des films à la première personne qui se mesurent à l’ampleur primitive du monde. Son personnage est un paradoxal « surhomme malgré lui », capable de battre des records d’endurance en natation ou de survie sur un glacier, mais sans chantage à l’exploit.

Ici, pas d’équipée vers le toit du monde, encore moins d’ivresse à repousser les « limites verticales ».
Ce qui est à l’œuvre est un autre dépassement, à la fois ordinaire et extraordinaire, celui du troc du quotidien contre un autre. Une vie de salariat contre une vie de bivouac. La promesse faite à soi-même de ne jamais défaillir est aussi le serment formel du film. Partir de l’observation du quotidien pour aboutir au film-trip, mais un trip minéral et suspendu. Somme toute, le film utilise à bon escient son équipement de montagnard : il a besoin de d’abord s’harnacher (aux gestes, comme à la matière de son environnement) pour pouvoir ensuite voguer de manière nettement plus libre et funambule.

Sans recourir au moindre effet, le film touche à une forme d’animisme de la nature, attaquée jusque dans sa majesté.

À la figure romantique de l’athlète, Thomas Salvador et son alter-ego Pierre opposent celle de l’amateur éclairé, au sens premier du terme. Pas besoin de plus que l’équipement Decathlon-Quechua du vacancier consciencieux. C’est son entêtement qui lui permet d’accéder à une nouvelle dimension.

Le film est construit par paliers, en s’approchant progressivement de la matière même du paysage montagnard. De la vallée jusqu’aux sommets, l’arpentage laisse voir une main de l’homme moins neutre qu’il n’y parait. Itinéraires balisés, flux routinier des randonneurs, tout cela sur un fond d’assèchement des glaciers. Ce n’est pas tant l’humain que la montagne elle-même qui apparaît démunie face au réchauffement climatique. Sans recourir au moindre effet, le film touche déjà à une forme d’animisme de la nature, attaquée jusque dans sa majesté.

Plus haut, palier intermédiaire. Des éboulements se font entendre. De sinistres fumées noires se détachent du fond neigeux. Et une révélation géologique nichée dans le dialogue : la montagne n’a rien d’un bloc. C’est un empilement bien plus fragile qu’on ne le croit, avec la glace comme « colle » pour faire tenir l’ensemble. Et si elle commence à fondre… 

Cette explication topographique réoriente le récit, et même la forme du film. La trajectoire de Pierre s’effectuera sur un chemin non seulement escarpé, mais susceptible de tanguer à tout moment.

Aux voies d’escalade se substituent alors d’autres anfractuosités, des interstices qui le guident insidieusement vers un cheminement littéralement plus intérieur, non plus « sur » mais dans l’épaisseur même de la montagne. Durant la nuit, il entrevoit d’étranges lueurs, à la surface même de la montagne. Nid de lucioles tapis dans les fissures ? Écoulement scintillant ? Sève magique et secrète ?

Il n’y a pas que le héros à rester sidéré devant les manifestations de cette pulsation secrète. Le spectateur met aussi un certain temps à identifier ce qu’il voit. La matière évoque une consistance mercurielle, celle d’un liquide dense et luminescent, aussi attirant que potentiellement nocif. Ou alors une lave en fusion, se solidifiant dès que l’on y porte son regard, et dont on se demande surtout de quel mystérieux cratère elle émanerait.

La Montagne réactive, au sens le plus noble du terme, le principe des films de série B : récit volontairement resserré, artisanat revendiqué des effets d’illusion, surgissement du fantastique dans le quotidien. L’audace tranquille du film est de jouer la carte d’un patient registre du merveilleux, accordé au rythme des propriétés et transformations de la matière. Pas d’effet, pas de surdramatisation, simplement l’observation de cet étrange assemblage entre l’humain, la pierre et ce fluide apparemment venu d’ailleurs.

La contamination entre ces trois éléments s’opère de manière aussi excitante que déroutante. La ligne narrative reste simple et ténue (prouver qu’il est possible de rester vivre là-haut, possiblement y trouver l’amour). Mais formellement, le film invente son mix totalement inédit entre vrai-faux documentaire scientifique qui se serait posé une drôle de question (jusqu’où faire corps avec la montagne ?) et cinéma expérimental qui se serait donné un drôle de défi (comment traduire plastiquement la dilution d’un corps dans le paysage ?).

La sève montagnarde irrigue le corps du héros qui lui-même devient une créature luminescente dans cet environnement a priori voué à l’opacité. L’isolement de Pierre dévoie son ascension vers un « voyage au centre de la Terre ». Morceau de bravoure aux allures de spéléologie conceptuelle (le corps du héros réduit à quelques segments luminescents) et qui trouvera un aboutissement aux allures de renaissance.

Dans une séquence hallucinante, le corps de Pierre reprend consistance en étant soudainement expulsé de la matrice de la montagne. Briser les parois rocheuses, ce n’est pas tant se libérer d’un carcan que devenir enfanté par la montagne. De tels mots ne rendent pas justice à la puissance poétique d’un tel pari de cinéma. Ils pourraient même faire craindre une interprétation new-age d’un film qui ne s’aventure guère sur le terrain d’un quelconque « message de développement personnel » (en cela, la tagline de l’affiche « tout quitter pour enfin vivre » apparait même inutilement agressive).

Ce qui se joue est nettement plus précieux et inédit : une quête plastique d’évanescence, dans le lieu même de la pesanteur, un éloge de la fragilité dans un lieu a priori ancré dans la solidité. La vertu des grands espaces montagnards étant précisément de nous faire perdre nos repères. Toutes ces étendues blanches nous font perdre le sens des distances et de l’échelle. Une nappe de nuages intercalée entre la vallée et les sommets permet de montrer une cabine de téléphérique en lévitation. De manière très simple, le film s’émerveille de ces mini-brouillages spatiaux qui, accumulés, dessinent un territoire à la fois concret et fantasmatique.

Il est bien connu que les espaces les plus ouverts sont aussi les plus labyrinthiques. Rien de plus difficile que de (re)trouver ses propres repères en plein désert ou sur les grands plateaux de montagne, face à des étendues enneigées et non balisées. La Montagne s’alimente ainsi d’un double vertige. Celui de l’altitude (les scènes dialoguées avec la famille venue tenter de raisonner Pierre, comme la romance avec la cheffe cuisinière ont lieu dans un restaurant situé à 3 000 mètres, dernier repère de civilisation avant l’appel des cimes) mais aussi celui d’un vertige existentiel plus secret, nourri de la tentation de la perdition.

Les moments les plus saisissants du film sont ceux qui travaillent sur une possible dissolution de l’empreinte corporelle, renouant avec un artisanat du cinéma (jeux d’ombres et de projections sur des écrans et des matières plus ou moins translucides), hérité du théâtre de marionnettes, et qui parvient encore à nous surprendre, jusqu’à jouer avec la pesanteur et la lévitation. La pure abstraction de certains plans peut même évoquer certaines encres d’Henri Michaux. Et la démarche du film lui-même, par son burlesque discret et sa revendication d’une expérience intérieure, peut se revendiquer d’une « connaissance par les cimes » (aussi bien intérieures qu’extérieures), écho atténué à la « connaissance par les gouffres » du poète belge.

Le vrai dépaysement de La Montagne ne tient pas tant dans un « grand bol d’air frais » visuel que dans les voies de traverse qu’il met à jour. Il ne s’agit pas simplement d’une invitation au voyage, mais d’un film qui nous traverse et nous transforme, un film qui révèle la fragilité là où on ne l’attend pas et qui, en retour, conforte la fermeté des fragiles. C’est un film à la fois léger et lesté par l’inquiétude climatique, question qui affecte aussi notre intimité. La Montagne n’est pas qu’un film de traversée, c’est aussi un film qui nous traverse.

La Montagne de Thomas Salvador, en salle le 1er février 2023.


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