Théâtre

Acclimater la mort – sur Familie et Grief and Beauty de Milo Rau

Philosophe et écrivain

Deux spectacles du metteur en scène suisse Milo Rau sont actuellement à l’affiche du théâtre de la Colline à Paris, les deux premiers volets d’une Trilogie de la vie privée dont les premières ont eu lieu au Théâtre national de Gand, qu’il dirige depuis 2018. Deux pièces dans lesquelles on retrouve les principes, à la fois réalistes et radicaux, qui façonnent son théâtre depuis la fin des années 2000, mais qui confrontent le spectateur à une situation nouvelle : celle de la mort volontaire.

Deux intérieurs. Pour Familie, une maison en brique entourée de baies vitrées occupe l’essentiel du plateau. Devant, une table et deux chaises de jardin figurent l’espace ouvert d’une terrasse. Pour Grief and Beauty, l’écorché d’un appartement de trois pièces : salle de bain, chambre, cuisine-salle à manger s’égrènent de jardin à cour.

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Au-dessus de ces deux intérieurs, un écran sur lequel sont projetées les images filmées par une caméra mobile. La famille qui habite cette maison et l’homme qui vit dans cet appartement mourront au cours du spectacle ; volontairement. Les premiers, un couple et ses deux filles, se suicideront en se pendant devant la baie vitrée de leur salle à manger. Le second, âgé et malade, aura recours à l’assistance d’une infirmière et mourra dans son lit, entouré de ses proches. Les deux pièces mettent en scène les moments qui précèdent ces morts volontaires.

On assiste dans Familie à l’ordinaire de la vie d’une famille aisée mais relativement moyenne de la Belgique flamande ; dont les filles apprennent l’anglais et dont la mère est capable de citer Gustave Flaubert au milieu d’une conversation anodine. Le père cuisine en écoutant un disque de Leonard Cohen, la mère colle des photos de famille sur la porte de la salle de bain, les filles font leurs devoirs et jouent avec leurs deux petits chiens, etc. À ce que l’on voit et devine à travers les baies vitrées s‘ajoutent les images que la caméra filme. Elle passe de l’une à l’autre, s’approche des corps, détaille les gestes, révèle des espaces invisibles depuis la salle, comme si elle cherchait dans la banalité des scènes quelque signe avant-coureur du drame à venir. Mais il n’y aura pas de drame. Les filles pleureront et se débattront un peu quand le temps sera venu de mourir, les chiens grogneront. Puis elles sècheront leurs larmes et aideront leurs parents à passer les cordes et à serrer les nœuds.

À deux reprises, au début du spectacle et quelques minutes avant la fin, l’aînée des deux filles s’assoit à la table de jardin et, face caméra, s’adresse au public. Elle raconte. Elle était mal, sa famille se délitait, elle pensait souvent à la mort. Quand on leur a proposé d’interpréter cette famille du nord de la France qui s’était suicidée en 2007 sans raison apparente, elle s’est dit que ça leur permettrait d’être à nouveau ensemble. Ils sont allés sur place, à Coulogne, une commune dans la périphérie de Calais, pour enquêter, voir les lieux, interroger les voisins, la police. Ils n’ont rien trouvé. Mais ils ont accepté de jouer cette famille. Dans leur maison, avec leurs meubles, leurs musiques et leurs chiens, leurs habitudes et leurs photos de famille. Ils sont devenus eux. Puis elle énonce – continuant une liste qu’on entend en voix off au tout début du spectacle – toutes les choses qu’ils aiment et aiment faire. Leonard Cohen, l’opéra baroque, se baigner nu, danser, cuisiner, Harry Potter, caresser les chiens, marcher sur la plage, etc.

Cette disparité des niveaux est exemplaire du travail de Milo Rau. Mettre en scène un fait divers veut dire aussi mettre en scène le processus qui a conduit de ce fait divers jusqu’au plateau de théâtre. Représenter, mais montrer aussi la représentation, que cette dernière est aussi réelle que ce qu’elle montre, que la jeune femme qui est sur scène est aussi réelle que celle qu’elle incarne. Ce double jeu offre au spectateur une distance qui lui permet de réfléchir à ce qu’il voit, mais aussi à la mise en scène elle-même, aux moyens qu’elle se donne ou dont elle dispose, à ses choix, qu’il est en droit de juger, voire de contester. Qu’est-ce que cela implique pour une famille que de rejouer un tel drame ? Pourquoi doivent-ils aller jusqu’au bout, répéter la pendaison elle-même, mourir à leur tour même si ce n’est que du théâtre ? Pourquoi devrions-nous assister à ça ?

Mais cette distanciation ne se contente pas de mettre à distance. Elle rapproche les spectateurs de celui et de celles qui jouent à être cette famille, elle les oblige à changer leur regard, à ne plus les voir seulement comme des actrices et un acteur. Celle qui raconte et qui parle en son nom propre, du moins le suppose-t-on, raconte aussi les raisons qui l’ont persuadée de participer à ce projet singulier. Face caméra, son visage projeté sur l’écran qui occupe la largeur du plateau, elle n’est pas moins émouvante que quand elle joue celle qui va mourir. Réfléchir ne veut pas dire s’abstraire, mais ressentir autrement, à un autre niveau, ce qui se passe sur scène, complexifier le regard et les émotions qui l’accompagnent.

Le réalisme de Milo Rau n’est pas un réalisme de la représentation, son théâtre n’est pas documentaire – ce qui ne l’empêche pas d’être très documenté –, c’est un réalisme « global »[1], au sens où tout doit être montré, le champ et le hors-champ, le processus de la représentation autant que ce qui est représenté, non seulement les moyens mis en œuvre mais les questions morales qui se manqueront pas de se poser.

Le dispositif de Grief and Beauty est plus complexe. L’homme alité sur scène n’est pas le seul qui mourra au cours du spectacle. Au-dessus de lui, sur l’écran de projection, on voit une femme, Johanna. Elle a décidé de mourir. Elle le dit bien qu’on ne l’entende pas. Elle est âgée et malade, elle souffre beaucoup, trop pour continuer à vivre. Bientôt, un médecin viendra et l’aidera à mourir. Tout cela, on l’apprend de la bouche d’une des actrices sur scène. Elle lui a rendu visite pendant la préparation de la pièce. On la voit avec elle sur l’écran. Elles discutent autour d’une table. Johanna a accepté d’être filmée. Une caméra l’accompagnera jusqu’à sa mort. On assistera à l’injection du sédatif par le médecin. On la verra fermer les yeux, cesser de bouger. On verra le médecin retirer le cathéter et remonter les draps jusqu’à sa poitrine. À la mort théâtrale du vieil homme répond en contrepoint celle, réelle, de Johanna. Elle meurt sous nos yeux. Quand, quelque temps après elle, il mourra à son tour, sur scène et dans son lit de théâtre, le vieil homme devra mimer la mort et donc, à nos yeux de spectateur, imiter avec ses moyens la mort réelle de Johanna.

Aux deux niveaux de Familie, Grief and Beauty ajoute un troisième, celui, inaccessible en général, de la réalité de ce qui est représenté. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas là de mise en scène. Cela ne veut pas dire non plus que ce qui se passe sous l’écran soit moins réel. Seulement qu’à la mort jouée et racontée s’ajoute la mort vécue. Et que notre regard de spectateur de théâtre doit soudain s’accommoder d’un autre regard et d’une autre sorte d’émotion. Montrer cela pose évidemment quelques questions. On peut s’en scandaliser ; trouver ces images obscènes ; quitter la salle. Mais quoi qu’on fasse et ressente, ces questions et nos réactions font partie du spectacle. Johanna a pris une décision. Elle a accepté d’être filmée. Les actrices et les acteurs présents sur scène ont accepté de participer au processus qui les a menés ici, sur ce plateau, devant nous. Notre situation n’est guère différente de la leur. Ils ont pris une décision. Nous devons faire de même. Le soir où j’ai assisté au spectacle, personne n’a quitté la salle. Tout le monde a décidé de rester. Y a-t-il eu décision ou simple inertie collective ? Peu importe à vrai dire. Un non-choix est encore un choix.

On retrouve là les deux niveaux de Familie, le personnage et la personne, l’actrice qui joue et l’actrice qui parle.

Cette double mort – vraie et fausse, jouée et vécue, passée et présente – n’est pas l’unique sujet du spectacle. À la différence de Familie où tout tourne autour de la famille dont on raconte les derniers jours, chaque voix de Grief and Beauty ouvre un nouveau champ. Celles et ceux qui, au cours de la pièce, jouent à être la femme, l’infirmière et l’aide à domicile du vieil homme racontent aussi leur histoire. Ils font face au public ou sont filmés par la caméra et leur image, un moment, prend la place de celle de Johanna sur l’écran de projection.

Le jeune homme se souvient avoir joué l’enfant du Petit Prince, puis il raconte la maladie de sa mère, sa déchéance physique et la lâcheté de son père qui refuse de vieillir. La jeune femme vient du Sierra Leone, elle est partie à cause de la guerre, au Pays-Bas, ses parents se sont séparés, son père a sombré, elle est devenue artiste. La femme raconte son histoire d’amour avec un homme beaucoup plus jeune qu’elle et leur séparation en Italie après vingt ans de vie commune, comment ça l’a brisée ; elle raconte la mort de sa chatte Mintje écrasée par une voiture, comment elle a ouvert son corps et plongée ses mains dans son ventre pour sentir la chaleur de sa vie en train de s’éteindre.

Ils parlent, nous les écoutons et entrons un peu dans leur vie, vraie ou fausse, éprouvons un peu ce qu’ils éprouvent quand ils racontent. Quelque chose passe entre eux et nous comme quelque chose passait entre nous et la jeune femme de Familie. Empathie, immersion, compassion, Milo Rau prononce ces mots et ne cesse de dire l’importance de ce qu’ils recouvrent dans l’économie de ses spectacles. Réalisme veut dire aussi donner à celles et ceux qui regardent la capacité de s’immerger dans ce qui est montré sur scène, de ressentir l’ambivalence émotionnelle de celles et ceux qui leur font face, d’être pris dans les mêmes dilemmes, les mêmes pièges moraux. Pas de réalisme sans participation par l’émotion et la pensée à ce qui est figuré sur le plateau.

C’est pourquoi les personnages de Grief and Beauty ne se contentent pas de raconter des épisodes de leur vie. La femme hurle avec les loups qu’elle se souvient avoir entendu à la radio des années plus tôt et tout le monde hurle avec elle ; la jeune femme raconte Johanna, qui elle était, quelle fut sa vie ; au moment de sa mort, le jeune homme chante l’air de la mort de Didon dans l’opéra de Purcell. Ils éprouvent la proximité de la mort et font quelque chose pour exorciser ou adoucir sa présence. Quelque chose de cathartique. C’est peut-être à ce moment-là qu’on cesse de les suivre ou, devrais-je plutôt dire, que j’ai cessé de les suivre. Je comprends qu’il fallait des vies si différentes pour dire et ressentir la mort qui vient. Mais ces vies se retrouvent prises dans les rets d’une mort en particulier, celle qui chaque soir se rejoue sur l’écran de projection. C’est la force mais aussi la faiblesse de ce spectacle. Ces vies parlent toutes d’elles-mêmes mais leurs paroles demeurent à l’ombre de cette mort qui les surplombe et à laquelle ils ne peuvent se relier que de l’extérieur. Quelque chose manque qui empêche la catharsis d’opérer pleinement. Sur ce plateau de théâtre, quelqu’un meurt réellement. Ce qui se joue autour, malgré la force indéniable de ce qui s’y fait et dit, devient soudain un peu vain.

Il arrive cependant que la catharsis opère. Je me souviens de Five easy pieces (2016), c’était aux Amandiers de Nanterre en mars 2017. Sept enfants de huit à treize ans y racontaient de la vie de Marc Dutroux, depuis la naissance de son père au Congo belge jusqu’à son arrestation par la police après vingt de séquestrations, de viols et d’assassinats. Le dispositif mis en place était à trois niveaux, un peu différents de ceux de Grief and Beauty. Les enfants racontaient mais ils étaient en même temps dirigés par un adulte qui attribuait les rôles, plaçait les acteurs, leur disait quoi dire et quoi faire ; acteurs et sujets à la fois, maîtres du récit et corps soumis aux impératifs de la mise en scène.

On retrouve là les deux niveaux de Familie, le personnage et la personne, l’actrice qui joue et l’actrice qui parle. Le troisième niveau était dévolu à l’écran de projection sur lequel, à chaque fois que les enfants interprétaient des adultes – parents auxquels on vient annoncer une mort, magistrats et policiers reconstituant une scène de crime, officiels scellant le sort d’une colonie soixante-cinq plus vaste que le pays qui l’a colonisée – des comédiens adultes jouaient simultanément la même scène.

Comme dans Grief and Beauty où la mort réelle filmée et la mort actuelle mimée mélangent leurs qualités, les enfants sur scène devenaient plus adultes que les adultes qu’ils jouaient, ceux-ci se trouvant réduits à des imitateurs en costumes. L’enfant adopte ainsi, tour à tour, trois visages : il est soumis à la loi du metteur en scène, il est acteur-récitant d’une histoire dont d’autres enfants furent les victimes et il est juge des crimes commis par des adultes dont la pièce est aussi le procès. Le réalisme de Milo Rau est bien « global ». Mais ce qui manque pour que la catharsis opère, c’est le quatrième visage de l’enfant, celui autour duquel Five easy pieces tourne longtemps sans chercher à l’incarner : celui de la victime et, plus précisément, celui des victimes de Marc Dutroux.

Aux deux-tiers du spectacle, l’adulte metteur en scène demande à la plus jeune des sept enfants de lire la dernière lettre qu’une des victimes de Dutroux a écrite à sa mère. Il s’agit d’une des cinq pièces, chacune reconstituant un morceau de l’histoire. La petite fille s’assied en tailleur sur un matelas posé à même le sol. Elle s’apprête à lire mais l’adulte lui demande d’enlever son maillot de corps. Elle hésite puis obtempère, et lit. Ce qui se passe alors est assez difficile à décrire. Je dirais que, grâce à elle et par la médiation du dispositif complexe précédemment décrit, les émotions de l’enfant qui a écrit cette lettre, et indirectement les violences qu’elle a subies, me deviennent accessibles.

J’ai soudain le droit de les éprouver et non seulement la haine, la colère ou le dégoût qui nous traverser habituellement à l’évocation de ces crimes. Je peux me relier à l’enfant-victime, qui n’est plus seulement une enfant-victime, mais aussi une enfant-actrice et une enfant-juge ; éprouver l’horreur de la situation et ressentir une compassion réelle. La catharsis n’est-elle pas exactement cela ? Une manière de se confronter à une situation insupportable. Une manière de rendre l’inhumain humain.

Milo Rau, Familie à la Colline jusqu’au 19 février et Grief and Beauty du 2 au 5 février 2023 au Grand Théâtre.


[1] Je reprends le titre du livre de Milo Rau, Vers un réalisme global, paru aux éditions de L’Arche en 2021 dans une traduction de Sophie Andrée Fusek.

Bastien Gallet

Philosophe et écrivain

Notes

[1] Je reprends le titre du livre de Milo Rau, Vers un réalisme global, paru aux éditions de L’Arche en 2021 dans une traduction de Sophie Andrée Fusek.